Manifestation mobilisatrice des acteurs locaux

L’un des objectifs clairement indiqués de cette manifestation est la création d’une animation au sein de la commune. « ‘Ça arrive à un moment, fin de l’automne où il n’y a pas de fête, ça rentre dans les festivités locales’ » déclare le Président de l’association.

Cette fête est, bien entendu, tournée vers un public, vers des touristes, dans la mesure où elle est à la fois annoncée dans les journaux locaux, à l’Office du tourisme et aux entrées principales de la commune par le biais de panneaux publicitaires. Elle repose sur une mise en scène destinée à des personnes qui découvrent alors cette préparation. De même, le temps consacré à l’explication de cette production témoigne de la volonté d’échanger avec autrui et de se donner à voir au travers de cet aliment. Il s’agit de marquer une identité, de se révéler face à un public extérieur.

Mais si le public est le bienvenu (les Stéphanois sont fiers de montrer ce qui se fait chez eux), les démarches d’information sont plus réalisées dans le but de légitimer par un regard extérieur cette action patrimoniale que pour attirer les touristes. D’ailleurs, si les visiteurs étrangers à la région sont présents, ils ne représentent qu’une très faible proportion par rapport aux touristes de proximité et surtout aux membres de la communauté stéphanoise. A titre d’exemple, cette fête qui a lieu à l’automne, période peu touristique en Bresse, n’a pas été programmée pour atteindre le maximum de visiteurs étrangers522, comme cela est le cas avec les fêtes du four dans le Bugey qui ont lieu tout l’été, chaque week-end dans un village différent à la fois pour ne pas se faire concurrence et pour qu’il y ait une manifestation chaque semaine. En réalité, cette fête est avant tout un moyen de renouer la solidarité villageoise. Par leur présence lors de la fête de la paria, et plus encore lors de son organisation, les personnes manifestent leur appartenance à la communauté.

Mais si cette fête attire la population locale, ce n’est en fait qu’une partie de cette population qui se sent concernée : les adolescents mais aussi les jeunes adultes manifestent du désintérêt pour la paria. Le dimanche, quelques uns passent sur le lieu de la manifestation, plutôt pour saluer des parents ou grands-parents que par curiosité pour le produit. La plupart sont incapables d’expliquer le processus technique de cette fabrication : les explications n’ont pas été retenues, souvent même pas suivies. Mais la manifestation reste pour certains un prétexte à la visite, un lieu de rencontre et d’échange entre générations.

Finalement cette distraction, en tant que lieu de construction de la mémoire collective, s’adresse avant tout à ceux qui ont connu la paria telle qu’elle était faite dans les fermes bressanes pendant la Seconde Guerre mondiale et un peu après. Ainsi, les habitants du Revermont, qui se rendent à la Saint-Cochon, ne se sentent pas concernés par cette fête stéphanoise qui met en scène une pratique qui n’avait pas cours dans leur région, tout au moins aussi loin que remontent les souvenirs. Face à l’intérêt sélectif, tant en terme d’âge que d’origine géographique, que suscite cette manifestation, se pose la question de la transmission de ce patrimoine qui n’a de signification que pour un nombre limité d’individus.

L’organisation de cet événement, à laquelle se joint un grand nombre de personnes, est l’occasion de fortifier la cohésion entre une partie des membres de la communauté. En réalité, la fête du dimanche est l’aboutissement d’une période plus longue de solidarité. Pendant plus d’une semaine, chacun va consacrer une partie de son temps, de son énergie et parfois des moyens matériels (un chaudron, un pressoir, les pommes de son verger, une camionnette, etc.) au bon déroulement de cette manifestation, mobilisatrice des ressources et potentiel de la communauté : chacun participe en fonction de ses savoir-faire et capacités. Les préparatifs s’organisent autour de plusieurs équipes, à peu près identiques chaque année, constituées en fonction des affinités et des intérêts personnels. Les liens se resserrent entre les membres de chaque équipe qui déjeunent ensemble, ouvrent une bouteille, goûtent les productions à chaque étape intermédiaire, occupent les journées en discutant, etc.

De toute évidence, la fête, au sens où l’entend Villadary523, n’a pas lieu uniquement le dimanche, mais se déroule toute la semaine. En effet, durant toute cette période, pour les bénévoles participant à l’organisation, le quotidien est marqué par une rupture tant en terme de temps (les horaires du lever, des repas, etc., sont perturbés), que d’espace ou de normes. Cette semaine se distingue dans le déroulement annuel des membres de l’association : elle sert, pour nombre d’entre eux, de repère dans le cours normal des semaines.

Actuellement la paria n’a plus de valeur en tant que moyen de conservation. Si elle est fabriquée par l’association de Saint-Etienne-du-Bois, ce n’est ni pour des raisons techniques, ni pour des raisons économiques puisque les confitures présentent plus d’avantages. Si elle est revitalisée, ce n’est pas non plus pour des raisons gustatives : aucun Stéphanois n’a exprimé de préférence marquée pour cet aliment. Au contraire même, certaines personnes ont ouvertement reconnu ne pas l’apprécier et pour beaucoup la confiture est largement préférée. D’ailleurs, nous avons remarqué à plusieurs reprises que les pots de paria obtenus à l’occasion de cette fête sont souvent délaissés, cela même par les organisateurs. Il est arrivé que les informateurs aient évoqué la présence ou aient même sorti un pot de paria de leur réfrigérateur ou d’un garde-manger en précisant qu’il y était depuis de nombreux mois, quand ce n’est pas plusieurs années. Divers arguments sont apportés pour justifier cette négligence : problèmes de dentition, difficultés de digestion, régime, etc. Le fait qu’une organisatrice cherche à évaluer la durée de conservation de cet aliment (Cf. Chap.3.3.2.) laisse supposer que, bien qu’étant acheté en petite quantité - puisque les pots commercialisés sont de 250g - celui-ci n’a pas vocation à être consommé rapidement. Nous avons vu que la conservation peut être, à l’extrême, un moyen de se débarrasser d’un aliment. De toute évidence la paria fait l’objet d’un tel comportement : elle est longuement conservée, si longuement conservée qu’elle finit par être oubliée, puis, un jour, jetée. En somme, elle n’est guère élaborée pour être consommée !

Si la paria est relancée, cette fabrication revitalisée, c’est avant tout pour sa capacité à mobiliser les acteurs de la communauté et produire de la sociabilité interne. Elle sert de catalyseur pour l’organisation d’une manifestation célébrant l’entre-soi. Ainsi, le processus patrimonial modifie le sens de l’activité mise en avant et effectue un déplacement d’usage : la fonction occupée par l’objet patrimonial n’est pas celle pour lequel il avait été fait. Michel Rautenberg souligne, à propos du patrimoine par appropriation que « ‘ce “patrimoine” est d’abord une ressource pour construire du quotidien, et à ce titre sa légitimité tient effectivement à ses capacités à mobiliser les acteurs sociaux’ »524. Tel est le cas ici.

En somme, la fête de la paria, au cours de laquelle démonstrations, explications, expositions de fruits, etc. servent de dispositifs de construction de la mémoire collective et de cohésion sociale, correspond à ce que Michel Rautenberg appelle du patrimoine social :

‘« dans cette conception qui peut sembler à tort contemporaine, le patrimoine est un paradigme qui permet de penser le lien entre les temps (passé, présent et futur), entre les hommes (entre les vivants qui vont partager des représentations, des légendes, des souvenirs communs, entre les générations), entre les espaces (entre l’ici et l’ailleurs, en de ça et au-delà, entre l’identique et le différent...). Il naît des représentations collectives des communautés qui élèvent au rang patrimonial les objets, les produits, les savoirs ou les paysages qui soulignent leurs identités. C’est une conception vernaculaire selon laquelle la construction de l’objet patrimonial et de ses limites est une production sociale et culturelle propre à chaque groupe social, même si les sociétés locales sont fortement influencées par la société globale et, dans le cas de la France, par les pratiques de l’Etat »525. ’
Notes
522.

La fête de l’attelage, organisée par la même association, mobilise plus largement les touristes en raison de son thème et de sa date (en été).

523.

Pour Agnès Villadary, les fêtes traditionnelles sont caractérisées par une rupture du temps, une rupture de l’espace, une rupture du cours normal de l’économie et une rupture des normes du groupe (1968, p.26-30).

524.

Michel Rautenberg, 1998b, p.288-289.

525.

Michel Rautenberg, 1998, p.82-83.