Mise en exposition normative

Un concours est par excellence un acte qui expose, révèle à un grand nombre, soumet au regard d’autrui. Ici, l’exposition ne porte pas sur un processus technique mais sur son résultat : c’est un produit fini qui est exhibé, une production supposée avoir atteint l’excellence, car les Glorieuses sont un concours d’esthétique. Tout le monde s’accorde à reconnaître la beauté de l’exposition, la plastique des volailles et la splendeur du lieu : « ‘si vous voulez voir un beau concours et que vous voulez prendre le temps de voir, il faut aller à Bourg, le 3ème samedi de décembre’ » m’invite une éleveuse de Bény, tandis qu’une spectatrice, Stéphanoise, souligne que « ‘c’est très beau à voir. Ça fait de jolies volailles, parce qu’elles sont très bien préparées, c’est très joli. Très joli et très appétissant’ ». Le spectacle est en effet saisissant pour le jury, dans un premier temps, puis pour les visiteurs qui pénètrent dans la salle et perçoivent d’un coup d’oeil les centaines de volailles à la blanche collerette, alignées les unes à côté des autres sur des dizaines de tables. Puis, se déplaçant entre les rangées, chacun peut admirer la perfection et la délicatesse de chaque pièce. Car, si Sandra Frossard-Urbano, reprenant Brillat-Savarin, compare le poulet de Bresse à une peinture (« ‘Brillat-Savarin voulait que la bonne volaille (et celle de Bresse était la favorite dans la catégorie poularde !) soit pour le cuisinier ce que la toile est pour le peintre. Ici, le poulet est beaucoup plus que la toile ; il est le tableau réalisé’ »529), les Glorieuses sont incontestablement une exposition présentant les plus belles pièces, celles s’approchant au plus près de cet « objet parfait » servant de référence.

En début de concours, les organisateurs rappellent aux membres du jury les principaux points d’évaluation en leur distribuant une fiche synthétique présentant les « critères de classement des volailles nobles » (Cf. Annexe 14) . Par la remise des prix, les examinateurs récompensent les spécimens tendant vers l’idéal tel qu’il est défini et partagé par la communauté. A titre d’exemple, un petit chapon, même s’il honore avec perfection tous les autres critères, ne pourra pas être primé car comme le souligne Frossard-Urbano : « ‘il se doit d’être monumental’ »530. Le jury élimine d’ailleurs les pièces les moins conformes, excluant de manière rigoureuse ce qui ne peut pas être montré au public. Une fois les volailles évaluées, sanctionnées, récompensées, c’est au tour du public de contrôler le jugement et le choix du jury, car les visiteurs sont presque tous de fins connaisseurs et des spectateurs avertis ; beaucoup ont été éleveurs, parfois même exposants. Les membres du jury en tiennent compte, s’inquiétant de ne pas proposer un palmarès que le public ne comprendrait pas. C’est donc un double regard qui sanctionne la qualité des volailles, et ainsi se construisent et s’entretiennent des critères collectifs, partagés et reconnus par tous comme spécifiques de la volaille de Bresse. En somme, le concours, processus normatif, contrôle le savoir-faire de l’élite des producteurs : seuls ceux respectant strictement le modèle seront encouragés. Les Glorieuses ont une visée corporative : elles évincent les productions qui s’écartent trop des canons valorisés et assurent la conformité des productions au sein de la profession. Il n’est pas anodin que ce concours porte sur la production la plus normalisée de Bresse c’est-à-dire la seule bénéficiant aujourd’hui d’une appellation d’origine contrôlée.

A force d’expérience, certains membres du jury avouent reconnaître, en raison de leurs canons respectifs, la provenance des volailles, pourtant anonymes. D’après eux, chaque producteur maîtrise avec plus ou moins de succès tel ou tel point : untel modèle à la perfection le corps des volailles mais n’obtient pas une peau très blanche, tel autre ne réussit pas bien ses saignées, ou encore n’obtient que de petits sujets. Finalement, d’année en année, les récompenses honorent plus ou moins les mêmes concurrents : ceux dont les savoir-faire répondent aux exigences du jury et correspondent aux représentations que la communauté se fait de cet objet. Le concours s’enferme dans l’esthétique produite par quelques familles. Déjà en 1947, Boudol notait que : « ‘les noms des lauréats varient du reste très peu depuis 1862. Ce sont les vraies familles bressanes aux noms répandus dans la région : Perdrix, Paccard, Puvilland, Maître, Blanc, Lorichon, Poncet, etc.’ »531. Certains noms évoquent indubitablement une histoire, une dynastie, des prix, etc. Cette invariabilité dans les récompenses a eu tendance à décourager les jeunes exposants qui ne pouvaient concurrencer les familles solidement implantées. En effet, le risque de tels concours est, en tant que processus conservatoire, de finir par se scléroser à force de récompenser éternellement ceux dont les savoir-faire produisent des pièces aux aspects spécifiques qui servent alors de norme esthétique. A ce sujet, la position des examinateurs a longtemps divergé : certains considéraient qu’il valait mieux répartir les prix afin d’encourager de nouveaux producteurs de manière à dynamiser le concours, tandis que d’autres estimaient que le public ne comprendrait pas qu’une volaille soit primée au détriment d’une autre pourtant plus jolie. Pour contrecarrer ce problème, le Comité des quatre Glorieuses a créé depuis quelques années une catégorie « espoirs de Bresse », permettant de récompenser des lots aux canons légèrement différents.

Les Glorieuses apparaissent donc comme la vitrine des productions les plus identitaires de Bresse, les volailles fines. Elles font l’objet d’une certaine médiatisation : des affiches, de la publicité, des panneaux permanents à l’entrée des villes et même chaque année des reportages destinés aux journaux télévisés régionaux et nationaux. A ce titre elles se doivent d’être strictement contrôlées par la communauté.

Par ces mises en exposition, les volailles fines sont présentées comme un patrimoine résolument tourné vers l’avenir. Il s’agit moins de célébrer le passé que de légitimer une activité économique contemporaine, celle qui justement porte la Bresse en terme de représentation, c’est-à-dire la volaille.

La publicisation des productions locales est plus souvent en Bresse un processus de sociabilité interne, de rassemblement de la communauté, qu’un processus de patrimonialisation. Autrement dit, les mises en exposition s’adressent plus généralement à la population locale qu’aux personnes extérieures. Elles révèlent ce que la société dit d’elle-même pour elle-même et moins ce qu’elle met en scène à l’usage d’un Autre.

Les histoires incontournables autour des aliments restent à un niveau familier, local et ne correspondent pas à ce qui peut se passer dans d’autres régions avec certains aliments. En effet, les processus de patrimonialisation des productions locales, surtout lorsqu’il s’agit de demande de protection de dénominations locales, s’accompagnent souvent d’histoires plus fabuleuses et imposantes, et dont les repères sont saisissables par les personnes extérieures à la communauté : le hasard, l’erreur, la légende et surtout les personnages célèbres viennent légitimer les produits532. Afin d’illustrer ces constructions de légitimation historique, Laurence Bérard et Philippe Marchenay relatent, parmi d’autres, la célèbre histoire du roquefort selon laquelle celui-ci est né de l’oubli d’un morceau de pain et de fromage dans une grotte, ainsi que l’histoire du brie de Meaux telle qu’elle est racontée dans la plaquette du syndicat de défense de ce fromage : ce dernier lui accorde douze siècles d’existence et énumère les personnages qui en ont consommé parmi lesquels Charlemagne, Blanche de Navarre, Philippe Auguste, Charles d’Orléans, Rabelais, Condé, Marie Leszczynska ou encore Louis XVI533. Un autre exemple, mais ils pourraient être nombreux, est l’origine mythique du brocciu racontée en Corse : le secret de sa fabrication aurait été transmis aux bergers corses par Salomon534. En Bresse, la profondeur historique, véhiculée par les habitants, de la plupart des productions locales est moindre : tout juste remontent-ils à quelques générations. Aucune célébrité de l’Histoire nationale, voire internationale, n’est sollicitée pour prouver l’ancienneté et la valeur gustative des produits. Sont plutôt invoqués des événements de la vie paysanne et familiale ou des personnages locaux, inconnus en dehors de la région : Cyrille Poncet est un « Pape » dont la renommée s’arrête aux frontières de la Bresse, et son successeur, Sabin Mutin, est probablement encore moins connu. Seul le maïs est rattaché à l’Histoire, bien que celle-ci soit relativisée par certains consommateurs (nous avons cité un interlocuteur pour lequel l’origine américaine du maïs est difficile à accepter et qui soulignait que les variétés poussant en Bresse sont bien particulières). En somme ces histoires sont des repères à l’usage de la communauté.

Quant aux ouvrages de recettes proposés par l’association de Saint-Etienne-du-Bois, ils n’ont pas d’ambition nationale, les références étant celles du local et de la communauté. De même de nombreuses fêtes - de la fête du boudin à celle du poulet, de la fête de la paria à celle de la crêpe - répondent avant tout à un besoin interne de sociabilité. Les manifestations plus ouvertes à un public extérieur et présentant une dimension plus patrimoniale - la Saint-Cochon ou à nouveau la fête de la paria - ne font pas véritablement l’objet d’un consensus de la part de la population. Seules les Glorieuses sont véritablement un lieu de construction patrimoniale.

Le principal aliment médiateur de l’identité locale, celui qui sert de support à la communication, tant entre les membres de la communauté qu’avec l’extérieur, est la volaille, emblème écrasant de la Bresse. Mais si la volaille est mise en scène dans les documents de promotion touristique, les décorations, les cartes postales, etc., si elle est proclamée par les consommateurs comme représentante de l’alimentation locale et si elle est servie de manière incontournable dans les restaurants, les démarches de patrimonialisation restent assez limitées. On ne retrouve pas, ou à une moindre échelle par rapport aux Alpes, ces lieux « ‘où sont proposées des visites et des expositions à destination des touristes [où] les producteurs et les consommateurs échangent. [...et qui] apparaissent comme des dispositifs de confrontation et de construction de représentations d’un bien commun, le patrimoine’ »535. Les fermes ne cherchent pas à attirer les touristes par des démonstration de roulage ou les visites d’épinettes, comme celles, par exemple, du Périgord qui invitent à la démonstration de gavage d’oies et de canards. Seuls les musées, qui ont vocation patrimoniale, mettent en exhibition de manière systématique des objets qui rappellent la volaille et les autres productions agricoles et alimentaires locales.

Ainsi, s’il existe bien - mais comment pourrait-il en être autrement ? - un patrimoine culinaire au sens ethnologique tel qu’il est proposé par Isac Chiva (« ‘le patrimoine ethnologique d’un pays comprend les modes spécifiques d’existence matérielle et d’organisation sociale des groupes qui le composent, leurs savoirs, leur représentation du monde, et, de façon générale, les éléments qui fondent l’identité de chaque groupe social et le différencient des autres’ »536), il y a peu, en Bresse, de processus de patrimonialisation - de valorisation et d’exploitation du patrimoine - de la part des consommateurs537. Lorsque les aliments sont rendus publics, mis en exposition, c’est moins avec l’intention d’en faire un objet patrimonial qu’en raison d’une appropriation collective.

On peut se demander si cette situation ne reflète pas la position d’une société assez repliée sur elle-même et pour laquelle l’illusion de l’autarcie est particulièrement valorisée. Il semble en effet que la Bresse reste très frileuse vis-à-vis du tourisme et de l’ouverture sur l’Autre. A titre d’exemple, pendant longtemps, l’Office du tourisme de Saint-Etienne-du-Bois s’est contenté d’organiser des manifestations pour les villageois sans prendre en compte les personnes extérieures. A propos de la population bressane, un journaliste de Bourg-en-Bresse reconnaît qu’» ‘il y a une ambiguïté : à la fois une volonté de se faire connaître à l’extérieur et en même temps de ne pas avoir trop envie de se faire connaître pour éviter que les gens ne viennent’ ». Cette ambiguïté apparaît clairement au travers des démarches de mises en exposition qui restent à l’usage de la société.

Notes
529.

Frossard-Urbano, 1992, p.25.

530.

Frossard-Urbano, 1992, p.44.

531.

A. Boudol, 1947, p.48-49.

532.

Laurence Bérard, Philippe Marchenay, « Le sens de la durée », (sous presse).

533.

Laurence Bérard, Philippe Marchenay, 1995, p.161.

534.

Jean-Antoine Prost, Christine de Sainte Marie, Claire Delfosse, 2000, p.108.

535.

Muriel Faure, 1998, p.59.

536.

Isac Chiva, 1990, p.236.

537.

Nous rappelons que notre regard s’est centré sur les démarches des consommateurs, bien que des écarts par les aspects plus institutionnels aient été nécessaires. Une prise en compte des pratiques des élus, des agents du tourismes, etc., aurait probablement conduit à d’autres résultats. Nous rappelons par exemple l’action de valorisation des productions locales, processus de patrimonialisation, qui a été menée par l’antenne Ressources des terroirs du CNRS.