Conclusion

Ce travail portant sur le système alimentaire bressan a montré le statut accordé par une population rurale aux productions agricoles et alimentaires locales.

Il est apparu que la société bressane traditionnelle reposait, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, sur un système relativement autarcique au sein duquel les maisonnées, très autonomes, fonctionnaient selon des logiques d’auto-production et d’auto-consommation. Ce système a favorisé le développement de l’utilisation des déchets et rebuts de l’exploitation agricole, avec une telle sophistication qu’il est possible de parler d’une « culture des restes » pour qualifier les compétences élevées des consommateurs vis-à-vis de la transformation des sous-produits en aliments, des matières de moindre qualité en productions singulières, particulièrement abouties. Cette situation était associée à une grande familiarité des consommateurs avec leurs aliments et un attachement fort aux productions domestiques telles qu’elles étaient confectionnées dans leurs propres maisonnées.

Les changements importants du système agricole, comme de la société bressane dans son ensemble, ont considérablement modifié la nature et le statut de ces productions, entraînant la transformation ou la disparition de certaines d’entre elles. Ainsi, la dynamique, inhérente à tout système alimentaire, vaut également pour les productions locales et traditionnelles. Celles-ci, ni immuables, ni intemporelles, évoluent en fonction du contexte général, et cela, même auprès d’une population plus encline au conservatisme alimentaire qu’aux innovations. Désormais, les productions issues de l’exploitation des restes n’ont plus autant de raison d’être. Certaines, surtout si leurs caractéristiques organoleptiques ne correspondent plus aux préférences contemporaines des consommateurs, sont vouées à disparaître, à moins que des démarches publiques ne s’orientent vers leur conservation et leur valorisation. D’autres se sont maintenues au sein du corpus alimentaire grâce à de nouveaux usages correspondant aux pratiques de consommation actuelles. Quant à l’utilisation des aliments autrefois consommés avec parcimonie car réservés pour les grandes occasions ou la commercialisation, elle a augmenté dès que le niveau de vie s’est accru. Devenant plus accessibles, ces aliments, très valorisés, sont entrés avec profusion dans le régime alimentaire.

Malgré ces évolutions, il ressort que le système alimentaire bressan actuel est marqué par des caractéristiques fortes : les techniques de préparation privilégient les gratins aux fritures, le beurre conserve, malgré les pressions médico-diététiques, la préférence des consommateurs en tant que matière grasse de cuisson, l’assaisonnement principal est la crème et les plats demeurent peu relevés, peu épicés.

Nous avons également constaté que, plus que les produits standardisés des groupes agro-industriels, les productions locales et traditionnelles sont inscrites dans un ensemble de règles alimentaires qui, si elles peuvent se modifier, restent clairement édictées et largement respectées. Ces normes rythment les consommations, donnent à l’acte d’incorporation alimentaire sa dimension culturelle et répondent à ce besoin de nouveauté et de diversification alimentaire que Claude Fischler appelle la néophilie538. En effet, en Bresse, cette tendance est plus largement satisfaite par les variations saisonnières, nettement respectées et entretenues pour les productions locales, que par des innovations effectives : en général, les modes de consommation récents et les aliments nouveaux font ici l’objet de résistances assez fortes. Par contre, l’engouement pour les primeurs - ces premières consommations annuelles - ainsi que le sentiment de lassitude face à la répétition de certains aliments sont les expressions de ce besoin de variation dans le régime alimentaire. Ils introduisent du changement.

Par ailleurs, l’observation des pratiques actuelles portant sur ces productions bressanes a mis en évidence un ensemble de savoirs et savoir-faire particulièrement développés et singuliers à chacune d’entre elles. Les modes d’approvisionnement de ces productions diffèrent souvent de ceux des productions standardisées de la consommation de masse. Ils supposent la connaissance de lieux spécifiques et/ou l’appartenance à des réseaux de circulation. Nous avons pu constater à quel point l’auto-production et le don, ainsi que les circuits informels, restent fortement mobilisés pour l’acquisition de la plupart des productions locales. Or ces modes d’approvisionnement sont ceux qui reposent le plus largement sur la sociabilité, sollicitent l’affect et donnent à l’aliment sa dimension sociale. Quant aux techniques de préparation des productions locales, elles mobilisent largement les consommateurs qui reproduisent avec une certaine fixité les recettes localement approuvées. Grâce à leur participation, souvent majeure, au processus de fabrication, les consommateurs locaux entretiennent une grande connivence avec leurs aliments. Ces fabrications, loin d’être perçues comme des contraintes, comme des tâches que l’industrie pourrait prendre en charge pour soulager le travail de la cuisinière, sont vécues sur le mode des loisirs : le choix est fait de les réaliser soi-même et cela procure un sentiment de plaisir. Ces préparations domestiques donnent, entre autres avantages, une prise sur la réalité matérielle en rendant possible la consommation « à chaud » de l’aliment, c’est-à-dire en cours de fabrication ou à peine terminé, en somme sous une forme bien particulière que ne connaissent pas les consommateurs acheteurs. La relation à l’aliment prend alors une dimension ludique et familière puisque les consommateurs prennent plaisir à goûter l’aliment à différents moments du processus de fabrication et à deviner ce qu’il deviendra. Il est alors parfaitement connu et identifié grâce aux contacts à tous les stades de préparation.

Par ailleurs, en raison d’une consommation régulière539, qui correspond à un apprentissage, le corps-sujet des consommateurs intériorise et mémorise les subtilités et nuances organoleptiques de chaque aliment au point que celles-ci deviennent l’objet d’une acuité perceptive et d’un attachement singulier de la part des consommateurs. Le « noyau dur », ce qui caractérise l’aliment malgré les différences que peut présenter chaque spécimen, apparaît avec évidence au consommateur, même si celui-ci exprime des difficultés à le décrire.

Enfin, il est apparu qu’en Bresse, les situations de mises en exposition, celles par lesquelles une pratique ou un aliment est rendu public, sont peu nombreuses et qu’elles ne prennent que rarement la forme de patrimonialisation. Seule la volaille fait l’objet de revendications identitaires et d’un processus patrimonial général. Cette situation montre que les productions locales et traditionnelles ne sont pas forcément des constructions à l’attention des Autres. En Bresse, les manifestations autour des aliments sont plus souvent des occasions de rappeler au groupe son identité que de l’extérioriser. Les productions locales prennent sens au sein de la communauté.

Notes
538.

Claude Fischler, 1993 (1990), p.63.

539.

Nous rappelons qu’en fonction des produits cette régularité peut varier de quelques absorptions annuelles, voire moins, à des fréquences beaucoup plus élevées, parfois pluri-quotidiennes.