Entre « dire » et « faire »

Les productions locales et les préparations culinaires particulières ont été étudiées dans leur contexte dynamique, en prenant en compte, d’une part, les divers discours et ce qui est montré voire exhibé (par le biais des médias et des organismes de valorisation régionale mais aussi par les particuliers), et, d’autre part, la réalité concrète des comportements alimentaires. Le travail d’enquête apporte un éclairage sur l’extrême complexité des rapports entre ce qui est « dit » et ce qui est « fait », entre ce qui est mis en avant et présenté comme significatif de la nourriture locale et les pratiques alimentaires effectives. L’analyse des données de terrain révèle un décalage, et même une véritable distorsion, entre les images véhiculées et la réalité ordinaire, privée, celle qui engage la sphère intime de chacun.

Cette distorsion se développe selon deux modes opposés : soit l’aliment est l’objet d’un discours valorisant, soit au contraire il est laissé pour compte comme s’il n’avait aucune signification dans les pratiques des consommateurs.

Le premier mode est le plus manifeste : l’aliment et/ou la préparation font parler d’eux, sollicitent l’attention ou les stratégies patrimoniales et commerciales, si bien que les discours et les représentations collectives leur accordent une place supérieure à celle qu’ils occupent réellement dans les pratiques du groupe. En Bresse, l’exemple le plus éloquent porte sur les gaudes : aliment insignifiant dans le régime alimentaire actuel, elles conservent cependant l’image de nourriture locale par excellence. Néanmoins, bien que présentes dans les discours, elles ne sont pourtant jamais proposées ni par les particuliers ou les restaurateurs, ni à l’occasion de manifestations festives ouvertes à tous : les personnes extérieures à la région n’ont donc pas la possibilité de les goûter, tout au moins sous leur forme traditionnelle de bouillie. Ainsi, la distorsion est double puisque non seulement un aliment qui n’est plus consommé sert de médiateur de l’identité locale mais de plus, bien qu’évoqué pour sa capacité à marquer l’altérité alimentaire, cet aliment n’est pas rendu public pour autant. De manière générale, il semble plus aisé de faire état des pratiques dites du passé que d’évoquer des habitudes alimentaires contemporaines, relevant de la vie de tous les jours et de l’intimité domestique.

De même, les volailles fines font l’objet d’un tel décalage. En effet, ces aliments réputés pour leur haute valeur gastronomique et appréciés bien au-delà du territoire géographique, ne participent, en réalité, qu’exceptionnellement à l’ordinaire bressan. Ils sont plutôt destinés à la restauration, aux tables des milieux sociaux fortunés et sont donc réservés pour marquer un temps festif important. Ce sont donc des plats qui sortent de l’ordinaire - des mets extra-ordinaires -, qui servent ici de médiateur à l’identité alimentaire.

Le second mode de distorsion entre « dire » et « faire » opère dans un tout autre sens. Il peut passer inaperçu dans la mesure où il s’agit des pratiques exclues du discours ostentatoire. Les propos et les mises en exposition des consommateurs minimisent, voire omettent, certains aliments et modes de préparation et consommation qui sont pourtant des réalités fortes du système alimentaire. Certains de ces produits ont une nette connotation péjorative. Ainsi les acteurs locaux ne s’attardent guère sur le fromage fort ou le pourri, aliments de « recyclage » pourrait-on dire, qui rendent difficiles les revendications identitaires. Car, si le fromage fort est servi au cours des fêtes publiques, c’est plus en raison de sa facilité à être consommé dans ces conditions apéritives que dans le but de faire découvrir et de promouvoir une production locale à des personnes extérieures.

D’autres préparations spécifiquement régionales sont parfaitement intégrées à l’ordinaire mais de manière inconsciente. Tel est le cas des flans de fromage, des gratins de courge et de certaines charcuteries. De même, la pauvreté des épices et la faible sapidité des plats - probablement parce qu’il s’agit d’une caractéristique en négatif - ne sont pas évoquées alors que ce sont des éléments spécifiques de la cuisine bressane. Quant au comté et aux fromages blancs, alors qu’ils bénéficient d’une excellente réputation culinaire et que leur consommation est importante à Saint-Etienne-du-Bois, ils ne sont guère mis en avant dans la construction de l’identité culinaire stéphanoise.

Enfin, soulignons le cas particulier de la crème fraîche. En adéquation avec l’image locale d’une cuisine à la crème, les restaurateurs utilisent abondamment cet ingrédient pour accommoder les mets, l’employant au-delà des utilisations classiques de la cuisine domestique. Ces nouveaux usages se sont diffusés auprès de la population locale qui se les est appropriés d’autant plus facilement que cet ingrédient est valorisé par la communauté. Ainsi les particuliers ont adopté de nouveaux comportements en s’inspirant de la restauration censée proposer une cuisine locale. Cet exemple est un bon indicateur du décalage entre « dire » et « faire » et de sa dynamique. Il révèle le rapport dialectique entre l’image et la pratique, entre l’idéal et la réalité.

En somme, il ressort qu’au sein du corpus alimentaire, certains produits ou pratiques sont facilement mis sur le devant de la scène, cités ou proposés à autrui, mais ne correspondent pas toujours à la réalité alimentaire, tandis que d’autres sont confinés à la sphère domestique. Les premiers, que nous appelons des « produits-images », sont utilisés dans des situations ostentatoires. Nous pouvons dire, en détournant la célèbre expression de Claude Lévi-Strauss, qu’ils sont « bons à montrer » tandis que les seconds, que nous qualifions de « produits-aliments », relèvent essentiellement de pratiques intimes. Ce sont des aliments qui ont une place culinaire et alimentaire forte mais dont les consommateurs parlent peu.

Si les aliments représentatifs de l’alimentation locale ne sont pas forcément ceux qui sont les plus consommés, les raisons pour lesquelles un aliment appartient à l’une ou l’autre des catégories, celle de « produit-image » ou celle de « produit-aliment », sont difficiles à élucider. Un aliment luxueux, qui flatte le groupe qui l’arbore, peut devenir un « produit-image ». Tel est le cas, en Bresse, du poulet et des volailles fines. Mais parfois ce sont des productions peu valorisantes qui sont acceptées comme emblème local (par exemple les gaudes). De même, si certains aliments dits de pauvres, certains mets peu nobles, traditionnellement issus de rebuts et qui rappellent aux personnes âgées les périodes de disette, sont maintenus dans l’intimité familiale (le gratin de courge), d’autres sont toutefois exhibés pour représenter la typicité alimentaire (la paria).

Ce qui est plus évident, c’est que l’existence de ces deux catégories, ainsi que le décalage entre « dire » et « faire », est un puissant moteur de la dynamique du système alimentaire. L’existence d’un écart ou au contraire la recherche de concordance entre les deux registres stimule les évolutions, les retranscriptions, les adaptations alimentaires. Les représentations que les consommateurs donnent de leur alimentation peuvent servir de modèle aux pratiques réelles qui tendent à s’en rapprocher ou, au contraire, rendent possible un éloignement, l’image suffisant à prouver la typicité alimentaire. Dans cette dynamique, les restaurateurs, et dans une moindre mesure les artisans, ainsi que les documents publicitaires destinés aux touristes, jouent un rôle important. Ils construisent des images culinaires régionales, souvent stéréotypées, qui influencent les consommateurs locaux. Mais ces derniers participent également à la construction de ces images, arborant ou non certaines de leurs pratiques et de leurs aliments.