Relation étroite entre consommateurs connaisseurs et productions locales

Les productions locales étant une réalité domestique, ce sont donc plus largement des critères affectifs ou encore hédoniques qui expliquent l’attachement des consommateurs connaisseurs. L’attrait pour ces produits est lié, entre autres, à la capacité des consommateurs à percevoir les nuances autour de ce qui fait l’identité de l’aliment et au plaisir de consommer un exemplaire répondant avec excellence aux critères qualitatifs attendus. Ceux-ci apprécient et recherchent dans ces aliments des caractéristiques organoleptiques précises. C’est pourquoi, plus que les signes d’identification et de certification de la qualité, ce sont les lieux d’approvisionnement, les techniques de préparation et les modes de consommation, qui confirment l’authenticité de l’aliment et suscitent la confiance. D’ailleurs, dès que le produit est inséré dans un réseau de distribution plus anonyme, l’affection et l’intérêt pour le produit diminuent.

Ainsi, le rapport des consommateurs envers les produits locaux et traditionnels se différencie de celui qui existe envers les produits standards du marché de consommation de masse. Le malaise de la modernité alimentaire décrit par Claude Fischler542 n’a pas d’écho dans ce contexte. En raison, d’une part, de la familiarité avec l’aliment et, d’autre part, de la place accordée au hasard, au ludique, à la créativité - autant de dimensions évincées des productions standardisées des groupes agroalimentaires -, l’absorption des productions locales et traditionnelles par les consommateurs connaisseurs ne provoque ni suspicion, ni méfiance, ni appréhension. La proximité avec les productions locales s’associe d’une certaine vigilance et d’une curiosité de la part des consommateurs : ceux-ci attendent la venue de tel ou tel aliment en fonction des saisons, espèrent y trouver telle spécificité et jouent avec les différents aspects du produits. La relation à l’aliment est donc de nature bien différente de celle qui transparaît dans les discours généraux et à travers les médias : en effet les questions de traçabilité ou de normes sanitaires, tant sollicitées par les institutions aujourd’hui, n’ont guère de place dans les rapports que les consommateurs entretiennent avec ces aliments. Seul le discours diététique actuel, celui qui diabolise les graisses, est entendu par les consommateurs et répercuté, par certains d’entre eux, dans leurs comportements. Les productions locales sont donc sujettes, comme les autres aliments, à l’appréhension concernant leur contenu nutritionnel. Mais les autres peurs concernant la nature de l’aliment et en particulier la peur de l’intoxication, à court ou long terme, résultant, entre autres, de la méconnaissance du processus de fabrication, n’ont pas prise sur les consommateurs familiers du produit.

C’est grâce à une connaissance fine de l’aliment, connaissance tant du processus de fabrication que de son histoire ou encore de ses caractéristiques organoleptiques, que cette familiarité est possible et que l’aliment est apprécié. En effet, nous rejoignons Jean-Vincent Pfirsch lorsqu’il conclut, après avoir comparé les préférences alimentaires en France et en Allemagne, que « ‘la promotion du goût est intimement liée à une forte verbalisation. [...] Avoir du goût, c’est certes être en mesure d’appréhender sensoriellement des aliments, mais c’est également être en mesure de verbaliser et de faire ainsi partager les sensations que l’on éprouve, que l’on a éprouvées dans le passé, ou que l’on compte éprouver dans l’avenir’ »543. La consommation des productions locales s’accompagne d’un ensemble de connaissances et de savoir-faire qui donnent du sens à l’aliment et sans lesquels celui-ci perd une partie de son identité.

L’étude détaillée de la consommation des productions locales en Bresse, réalisée à partir d’un long travail de terrain à Saint-Etienne-du-Bois, est constructive en tant qu’exemple particulier de relation que les consommateurs peuvent entretenir avec cette catégorie spécifique d’aliments. Elle apporte de la connaissance sur les pratiques alimentaire d’une société dont l’image gastronomique, largement diffusée, est relativement confuse et stéréotypée. Une telle approche - prenant en compte les informations issues d’entretiens enregistrés et décryptés littéralement, de l’observation et de l’observation participante - permet de rapporter de manière précise des données sur le rapport qu’entretient un groupe social avec sa nourriture et d’éviter ainsi les discours globalisants, vagues ou encore préconçus sur le domaine alimentaire. Elle a permis de révéler la connivence effective entre des consommateurs et certains de leurs aliments, ceux qui sont issus d’un système relativement autarcique.

Il se peut que cette familiarité soit forte, en Bresse, en raison de l’héritage, encore très présent, d’une activité agricole prédominante. Il est, dès lors, possible de se demander si cette relation aux productions locales, caractérisée par une proximité physique et affective, n’est pas le propre des zones rurales ou plus précisément des sociétés où existait cette « culture des restes ». Cela est peut être moins vrai dans les lieux où l’autarcie était moins grande et où l’héritage agricole est moins présent. Il serait alors intéressant d’élargir cette étude à d’autres régions, moins rurales et moins conservatrices, pour voir si cette relation persiste avec la même intensité.

Notes
542.

Claude Fischler, 1993 (1990), p. 219.

543.

Jean-Vincent Pfirsch, 1997, p.177.