Introduction

Les résidences sur lesquelles notre attention s’est portée ont plusieurs particularités. Elles rassemblent essentiellement de petits logements (des studios), toujours équipés (réfrigérateur, matériel de cuisson, etc.) et pour la plupart meublés. Elles comprennent également des services et espaces collectifs (une laverie, une salle commune, une salle de gymnastique, des distributeurs de boissons, etc. ). Surtout, elles accueillent un type de ménage particulier : des ménages d’une personne.

La première résidence de ce type dont j’ai eu connaissance et où j’ai réalisé la première enquête (que j’ai renommée la résidence A) faisait référence explicitement au statut de célibataire afin de se définir. Les termes employés appelaient de suite à se questionner sur la population habitante (l’idée de résidences pour célibataires s’imposant rapidement). Mes impressions lorsque je me rendis sur les lieux furent spontanément mêlées d’interrogations et de curiosité. Qui pouvait bien habiter une résidence telle que celle-ci ? Les réponses que j’imaginais renvoyaient alors au thème de la solitude, à la souffrance qu’elle devait impliquer, au désir de rencontrer ‘‘l’âme sœur’’, à l’idée que les espaces collectifs favorisaient les rencontres, etc.

Il parut indispensable de prendre distance avec ce rapport spontané au terrain d’enquête sans écarter pour autant ces premières représentations. «‘Le principe durkheimien de la connaissance sociologique selon lequel ‘‘ il faut traiter les faits sociaux comme des choses’’ reflète l’expérience propre de tout chercheur qui, aux impressions particulières, s’efforce de substituer un corps de connaissances aussi indépendant que possible de son rapport primitivement établi au monde social. [...] Obstacle à la connaissance, l’expérience peut aussi être traitée à la manière d’une information. Elle fait partie du monde social et doit donc à ce titre être prise pour objet d’analyse : l’adhésion, la répulsion, l’embarras... qui en constituent la coloration singulière sont des propriétés analysables par l’entendement scientifique’» 1 .

Ainsi, ces premières réactions – comme souvent celles de ceux que j’informais plus tard de mon travail – sont éloquentes, car elles illustrent bien les principales confusions concernant les ménages d’une personne.

La première renvoie à amalgamer ménage d’une personne et célibat 2 . La seconde concerne l’association entre célibat, isolement et solitude 3 . Pourtant ces catégories sont très distinctes : «‘le célibat renvoie à l’état civil, le fait de vivre seul dans son logement à la composition du ménage, l’isolement proprement dit à une faiblesse (qui reste bien sûr à définir) de l’inscription relationnelle, la solitude à un sentiment éprouvé et pouvant se traduire en pathologie’» 4 .

L’ensemble de ce questionnement spontané était en même temps chargé d’une certaine forme de suspicion. Il illustrait finalement les préjugés qui sont parfois associés au statut de célibataire, au «doigt accusateur» 5 de la société qui porte un regard méfiant sur ceux qui s’éloignent du modèle de vie privée dominant (celui qui valorise la famille et le couple notamment).

Ses premiers sentiments n’étaient sans doute pas non plus indépendants de la spécificité de ces résidences et de leur caractère innovant, qui en rendent l’étude particulièrement intéressante. Elles rassemblent nous l’avons dit des ménages d’une personne. Plutôt historiquement considérés comme ‘‘atypiques’’, ces ménages sont à présent en pleine expansion en France et dans bon nombre de pays développés. L’existence de telles résidences illustre une forme d’adaptation du logement aux transformations de la famille. Elle marque également une rupture avec la façon dont est traditionnellement envisagé le logement des personnes vivant seules, et qui consiste à rassembler des individus homogènes du point de l’âge (les maisons de retraite) ou de la condition (les résidences étudiantes, les foyers pour jeunes travailleurs). Ici, la structure domestique apparaît comme le principal critère discriminant, et est au contraire revendiquée une sorte de ‘‘transversalité’’ des situations, comme l’illustre les propos tenus dans la brochure de présentation de l’une de ces résidences : «‘ces petits appartements permettent à des personnes seules, ménages sans enfant, personnes âgées ou étudiants, célibataires, veufs ou divorcés, de se loger » confortablement tout en bénéficiant sur place de nombreux équipements et services’ ».

Logement et structures familiales sont donc ici intimement liés. Et c’est l’un des intérêts de cette recherche de se situer à la jonction, au carrefour de thématiques ou de champs de recherche traditionnellement distingués : la sociologie de la famille et celle de l’habitat.

Cependant, les différentes catégories d’habitants précédemment cités, se distribuent de manière très inégale au sein des résidences. Il apparaît ainsi que la population se polarise autour de deux catégories d’habitants : des étudiants présents de façon massive, et des actifs 6 (des hommes entre 25 et 50 ans salariés moyens et supérieurs d’entreprises, le plus souvent privées).

Les premiers représentent un groupe relativement homogène du point de vue de l’âge et du niveau d’études (moins de 23 ans, premier cycle d’études) du type d’établissement fréquenté (l’université) et de la situation résidentielle (décohabitation partielle d’avec le domicile familial).

Les seconds constituent un groupe plus hétérogène. Ceux que nous avons nommés les actifs à double résidence sont présents dans les lieux pour des raisons professionnelles. Leur habitation principale se situe ailleurs. Ils la rejoignent tous les week-ends afin d’y retrouver leur épouse et leurs enfants. Ils se différencient des actifs à résidence unique dont la résidence principale est le logement occupé au sein des résidences, et dont les positions et trajectoires de vie sont plus diversifiées.

Si ces habitants ont pour point commun de vivre seul dans leur logement, c’est finalement à des formes très différentes de la vie ‘‘solitaire’’ que cette recherche nous permet de nous intéresser. Derrière l’homogénéité en termes de structure domestique, se dissimule des situations de vie privée diversifiées qui nous incitent, si l’on en doutait encore, à refuser l’amalgame entre ménages d’une personne et célibat comme à valoriser les liens possibles entre monorésidentialité et vie conjugale.

Quel est l’objet de notre étude ? Cette recherche vise de manière plus spécifique à analyser les modes de coexistence entre les deux principales catégories d’habitants : les étudiants et les non-étudiants. Comment se perçoivent-ils ? Quelles relations entretiennent-ils ? Quel rôle les espaces collectifs jouent-ils au niveau des relations de voisinage  ? Quels enjeux sous-tend le mode de structuration des relations ?

Il s’agit finalement de nous interroger sur les effets que peuvent produire, dans ces contextes particuliers et en matière de sociabilités de voisinage, l’agrégation d’habitants unis du point de vue de la situation domestique mais différenciés sous d’autres critères (caractéristiques socio-démographiques, positions et trajectoires de vie, etc.).

La population des résidences, à travers ses traits les plus saillants, implique également de nous pencher sur des processus sociaux très actuels (la multiterritorialité, les arbitrages entre travail et famille, la mobilité professionnelle et résidentielle, la décohabitation, le célibat, etc.) et sur le rôle qu’ils sont susceptibles de jouer sur les formes de coexistence entre les habitants.

Le cadre de recueil et d’analyse des données vise à prendre en compte aussi bien les caractéristiques propres aux habitants (positions et trajectoires de vie, structure du réseau de sociabilité), celles propres aux contextes résidentiels où s’actualisent les relations entre les habitants (cadre bâti, configuration relationnelle de la population, gestion des résidences, histoire des immeubles) comme leur mode d’articulation. En ce sens, il mobilise une conception du processus de socialisation qui tend à considérer aussi bien les expériences socialisatrices antérieures (processus de transmissions) que «‘les éléments ou la configuration de la situation présente’ » 7 .

Une première enquête exploratoire a été réalisée au sein d’une résidence avec services pour ménages d’une personne (la résidence A) dans le cadre du D.E.A. de sociologie et sciences sociales de l’Université Lyon II 8 . Elle avait pour objectif de recueillir des informations concernant les habitants (positions et trajectoires de vie) et d’analyser les manières d’habiter ainsi que les relations de voisinage 9 . L’étude de ces dernières s’est révélée particulièrement intéressante. Elle a notamment permis de repérer un mode de structuration des perceptions et relations entre habitants ne se fondant pas sur les oppositions traditionnellement mises en évidence (anciens/nouveaux habitants ; propriétaires/locataires).

Afin de prolonger ce premier travail, et de saisir dans quelle mesure ce qui avait été observé et analysé au sein de la résidence A, se retrouvait au sein de contextes résidentiels comparables, trois résidences ont fait l’objet d’une enquête (les résidences B, C, D).

L’exposé qui va suivre se fonde sur l’étude de ces quatre contextes résidentiels situés à Lyon. Au total, soixante-cinq ménages ont été interrogés par entretiens semi-directifs 10 . Les résidences sélectionnées ont suffisamment de caractéristiques communes pour qu’une comparaison entre elles soit pertinente, et qu’une analyse transversale des résultats soit favorisée.

Après avoir précisé davantage l’intérêt scientifique que représente l’objet de cette recherche, le cadre de recueil et d’interprétation des données, la façon dont ont été conçues les différentes enquêtes, ainsi que les principales caractéristiques de la population de ces immeubles (première partie) nous nous centrerons sur l’étude des formes de coexistence entre les résidents ainsi que sur les enjeux qu’elles sous-tendent (deuxième partie).

Notes
1.

CHAMPAGNE, LENOIR, MERLLIE, PINTO, 1996, p. 8.

2.

Le nom de la résidence A qui fait référence explicitement au statut de célibataire favorise cette confusion.

3.

L’amalgame entre ménages d’une personne et isolement est très présent dans les médias. Il est aussi parfois réalisé dans les travaux de recherche lorsque le terme ‘‘isolé’’ est utilisé afin de nommer les personnes vivant seules. Notons à cette occasion que le terme ‘‘seul’’ représente en lui même cette confusion puisqu’il peut définir le fait d’être objectivement seul (donc sans compagnie) comme le fait de se sentir seul (au sens d’esseulé).

4.

KAUFMANN, 1994b, p. 594.

5.

KAUFMANN, 1999.

6.

Le terme ‘‘actifs’’ renvoie tout au long de l’exposé de cette recherche à l’ensemble des habitants non-étudiants (voir infra,, première partie, chapitre IV, 2.1.). Ces deux termes seront indifféremment employés (et notamment afin d’éviter les redondances), les non-étudiants inactifs étant rares au sein des résidences.

7.

LAHIRE, 1998, p. 60.

8.

BAUMANN Patricia, Analyse des formes d’ajustement entre la résidence services ‘‘Célibataires 12’’ et ses habitants, mémoire de D.E.A. soutenu en septembre 1996.

9.

Vingt entretiens semi-directifs ont été réalisés. Des données statistiques ont également permis de connaître avec précision la façon dont se structurait socialement la population de l’immeuble.

10.

A la fin de chaque entretien une ‘‘fiche emploi du temps’’ était rédigée visant à appréhender les activités et relations de sociabilité des habitants durant les sept jours précédant l’entretien. Les responsables des quatre résidences ont également été interviewés. L’enquête par entretiens a été complétée d’une enquête par questionnaires (visant à saisir la structure sociale de la population), et d’observations (cependant relativement limitées).