1.3. Quelques éléments historiques : transformations de la famille et processus d’individualisation du social

Nous avons précisé précédemment que la vie familiale était aujourd’hui plus séquencée, ce qui participait à l’augmentation des ménages d’une personne (le passage d’un type de ménage à un autre impliquant des périodes de vie ‘‘solitaire’’ jouant éventuellement le rôle de périodes de transition). Afin de mieux percevoir les enjeux de cette augmentation nous allons la resituer dans un contexte historique plus large. Ainsi, nous montrerons que la vie ‘‘solitaire’’ peut être considérée comme une des manifestations d’un mouvement historique plus profond : l’individualisation du social dans la vie privée 33 . Nous exposerons de façon ‘schématique ’les éléments de ce processus qui nous semblent les plus significatifs, l’objectif étant modestement d’exposer les informations permettant de donner un minimum d’épaisseur historique à notre propos 34 .

Nous aborderons donc rapidement trois points : le passage de la famille traditionnelle à la famille moderne ; les enjeux de cette transformation par rapport au développement du processus d’individualisation du social ; les conséquences de ce processus sur la famille contemporaine.

La famille telle que nous la connaissons aujourd’hui n’a pas toujours existée ; elle n’a pas toujours été aussi centrée sur le bien-être de ses membres comme elle l’est aujourd’hui. La famille ancienne, celle qui caractérisait notamment le Moyen-Age était essentiellement tournée vers la protection des biens, l’entraide, le métier. La dimension affective (l’amour entre les époux par exemple) n’était pas indispensable à l’existence de la famille et à son équilibre.

Louis Roussel qualifie ainsi la famille ancienne :

‘«Famille merveilleuse au regard de certains de nos contemporains, famille inhumaine pour les autres. Famille solide, dans ses principes, pour compenser la faiblesse de l’Etat et, le plus souvent son absence. Famille tiède aussi parce qu’elle ne pouvait prendre le risque de la passion. Famille quotidiennement sage, mais immergée parfois dans l’ivresse éphémère de la fête collective. Famille orientée, comme la société, vers la répétition du passé, parce qu’elle ne pouvait concevoir que l’innovation pût être bénéfique. Famille nombreuse, mais décimée par la mort. Famille où tout avait une place, un statut, des devoirs, mais où la satisfaction des individus était constamment contrariée ou du moins limitée par l’impératif de la survie du groupe. Famille où les individus ne s’appartenaient pas, mais où ils se considéraient comme gardiens d’un patrimoine qu’ils avaient reçu et devaient transmettre, et comme gouvernés par une mémoire collective» 35 . ’

Les ménages d’une personne étaient rares, puisque les célibataires vivaient le plus souvent avec leurs parents ou avec leurs frères et sœurs.

L’espace domestique était très ouvert sur le voisinage, sur l’extérieur. La rue ne s’opposait pas au logement mais en était au contraire le prolongement à l’extérieur. Il n’y avait pas de séparation entre vie privée, vie professionnelle et vie sociale car il était important de maintenir et de préserver les relations sociales qui se jouaient avec le reste de la communauté.

Ce qui a marqué un changement important du point de vue de l’évolution de la famille se situe vers la fin du XVIIème, début XVIIIème siècle, et concerne le changement de la place de l’enfant au sein de la famille. Au Moyen-Age le sentiment de l’enfant, c’est-à-dire la reconnaissance de l’enfant comme un être humain à part entière, n’existait pas. A partir de la fin du XVIIème siècle un changement s’opère : «‘l’école s’est substituée à l’apprentissage comme moyen d’éducation. Cela veut dire que l’enfant a cessé d’être mêlé aux adultes et d’apprendre le vie directement à leur contact. [...] Cette mise à part – et à la raison – des enfants doit être interprétée comme l’une des faces de la grande moralisation des hommes par les réformateurs catholiques ou protestants, d’Eglise, de robe ou d’Etat. Mais elle n’aurait pas été possible dans les faits sans la complicité sentimentale des familles (...)’» 36 .

Peu à peu la famille s’organise autour de l’enfant, souhaite davantage le protéger, celui-ci sort de l’anonymat. Ceci a pour conséquence, d’un point de vue démographique, une baisse de la mortalité des enfants et de la fécondité. Surtout, le sens de la famille va se modifier : l’affectif, la qualité des liens entre les personnes devient indispensable à la famille. Ce qui va peu à peu entraîner un autre phénomène : le besoin d’autonomie de la famille par rapport au reste de la parenté, au voisinage et à la société en général. Ce retranchement symbolique de la famille va s’accompagner d’un retranchement physique dont témoigne l’évolution du logement. Ainsi, en même temps que le sentiment de la famille se développe, celle-ci se retranche dans un espace qui lui est propre. L’espace d’habitation se modifie : il y a alors séparation de la vie privée, de la vie professionnelle et de la vie sociale. Les espaces qui constituent un même lieu d’habitation ne sont plus indifférenciés mais hiérarchisés, notamment en fonction du degré d’intimité qui caractérise les relations sociales qui y prennent place et les activités qui s’y effectuent 37 .

Si le XVIIIème siècle se caractérise notamment par la naissance de l’importance des relations interpersonnelles entre les membres de la famille et par la privatisation de la famille, le XIXème siècle accentue les transformations en marquant un nouveau seuil d’autonomisation : celui de l’individu par rapport à la famille restreinte 38 .

Dans un premier temps, du XIXème siècle jusqu’aux années 60, «‘trois éléments forment un modèle de référence peu contesté : l’amour dans le mariage, la division stricte du travail entre l’homme et la femme, l’attention portée à l’enfant, à sa santé, à son éducation. Pendant un demi-siècle (1918-1968), le fait que l’homme travaille à l’extérieur pour gagner l’argent du ménage et que la femme reste à la maison pour s’occuper le mieux possible des enfants est une évidence dans tous les milieux’» 39 .

A partir des années 50-60 le mouvement d’individualisation porte ses fruits 40 . Nous passons d’un modèle où la famille était plutôt valorisée, à un modèle où c’est l’individu à l’intérieur de la famille qui prime et est valorisé. Il devient de plus en plus important, à partir des années 60, de maîtriser son destin individuel, d’être heureux soi-même. Cette centration sur l’individu s’accompagne d’une demande d’autonomie individuelle. Cette dernière apparaît notamment dans les relations entre les membres du couple où la revendication d’autonomie des femmes par rapport à leurs maris est mise en avant 41 . Le travail salarié des femmes augmente leur autonomie, tout comme les techniques de contraception, la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse où les différentes aides de l’Etat mises en place.

Ce mouvement de moindre dépendance des membres de la famille entre eux, s’accompagne donc d’une plus grande intervention de l’Etat, qui va contribuer également à la diminution des relations de dépendance entre les membres de la famille restreinte.

Ce mouvement historique qui conduit les individus à se centrer de plus en plus sur leur bien-être personnel, et qui s’accompagne aussi d’un désir d’autonomie individuelle, donne pour une part sens au mouvement d’autonomie résidentielle que révèle l’augmentation du nombre des ménages d’une personne.

L’autonomie individuelle, l’amour, l’épanouissement sexuel, l’authenticité de l’engagement étant de plus en plus valorisés, les unions deviennent de plus en plus fragiles et de plus en plus courtes : la probabilité de vivre seul augmente alors (au moins un temps entre deux unions). Comme le précise François de Singly «‘dans son essai ’ ‘L’Amour et l’Occident’ ‘, Denis de Rougemont a eu l’intuition, dès 1939, que le ver de l’amour était dans le fruit du mariage : ‘‘si donc l’on s’est marié à cause d’une romance, une fois celle-ci évaporée, il est normal qu’à la première constatation d’un conflit de caractères ou de goûts, l’on se demande : pourquoi suis-je marié ? Et il est non moins naturel qu’obsédé par la propagande universelle pour la romance, l’on admette la première occasion de tomber amoureux de quelqu’un d’autre. Et il est parfaitement logique que l’on décide aussitôt de divorcer pour trouver dans le nouvel ‘‘amour’’, qui entraîne un nouveau mariage, une nouvelle promesse de bonheur ; les trois mots sont synonymes’’’» 42 .

Si la décohabitation, lorsque le jeune adulte quitte le domicile familial afin de s’installer dans un logement indépendant, est de plus en plus tardive, ce n’est pas uniquement du fait du chômage et du coût des petits logements. D’autres facteurs interviennent également : à cet âge, de plus en plus souvent chaque enfant a sa chambre, et les parents acceptent davantage que leurs enfants aient une vie privée sous leurs toits 43 . C’est donc parce que l’autonomie et l’intimité des enfants est mieux préservée et respectée, que la nécessité de quitter le domicile parental se fait moins ressentir. De plus, la décohabitation donne lieu plus souvent qu’auparavant à une période de vie ‘‘solitaire’’ dans un logement indépendant.

La valorisation de l’autonomie individuelle, comme la privatisation de la famille restreinte, rend également de plus en plus inconcevable que enfants et parents âgés partagent le même logement. La décohabitation entre les générations est de mise, la proportion de personnes âgées vivant seules dans leur logement ou en maisons de retraite est de plus en plus importante. En 1996, 3% des personnes âgées de 70 à 80 ans et 10% des personnes âgées de plus de 80 ans étaient hébergées par leurs enfants. En 1984, ces proportions étaient respectivement de 8 et 19% 44 .

De même, la progression des autres structures familiales peut être lue selon ce mouvement d’individualisation. Le nombre des familles monoparentales a progressé du fait de la progression des séparations : 7,3% de familles monoparentales en 1998 (par rapport à l’ensemble des ménages) contre 6,7% en 1990 45 . Le concubinage ne cesse d’augmenter (comme le nombre de naissances hors mariage) et devient un mode de vie durable : il est perçu comme un type de relation entre homme et femme moins rigide que le mariage, laissant davantage place à la liberté de chacun (les femmes ayant davantage a gagné de la distinction entre vie conjugale et mariage). Le nombre des mariages diminue : en vingt ans leur nombre annuel a baissé de 40% 46 . Il consacre à présent surtout le passage de «couple non-marié cohabitant» à celui de couple marié.

Ainsi jusque dans les années 60, le type dominant de groupe domestique était le ménage nucléaire (couple avec enfants). Depuis, les structures familiales comme les façons d’habiter se sont diversifiées, et le nombre de ménages constitués d’un couple et d’au moins un enfant ne cesse de diminuer (42% en 1984, 40% en 1988, 37% en 1992, 36% en 1996 47 ). Les ménages d’une personne sont a contrario en pleine expansion.

Notes
33.

Nous considérons les éléments de réponse à l’existence et à l’augmentation des ménages d’une personne auxquelles nous avons fait référence plus haut (par exemple la décohabitation entre les générations pour les catégories les plus âgées, le report des engagements familiaux pour les plus jeunes, etc.) comme des formes d’expression de ce processus d’individualisation du social.

34.

Les arguments développés dans ce paragraphe s’inspirent principalement des ouvrages suivants : ARIES, 1973 ; ELIAS, 1991 ; KAUFMANN, 1999 ; ROUSSEL, 1989 ; SEGALEN, 1993 ; DE SINGLY, 1991, 1993.

35.

ROUSSEL, 1989, p. 51.

36.

ARIES, 1973, p. 7.

37.

Monique Eleb explique que l’organisation de l’espace domestique se modifie d’abord dans les couches les plus aisées car la structure des habitations fait que les domestiques sont trop présents dans la vie des habitants. C’est au XVIIIème siècle qu’apparaît par exemple le boudoir où les amis intimes sont reçus ; à la fin du XVIIIème siècle naît le salon de famille (ELEB, 1998).

38.

La valorisation progressive du ‘‘je’’ s’accompagne de l’imposition d’une conception de l’individu comme séparé de la société perçue comme extérieure et hostile. Selon Norbert Elias, cette conception du rapport individus-société est née dans un stade particulier du procès de civilisation. Entre le Moyen-Age et le XIXème siècle les manières de se comporter et de se tenir en société évoluent vers une tendance à l’auto-contrôle de ce qui relève chez l’homme des manifestations instinctives.

39.

DE SINGLY, 1993, p. 87.

40.

Selon Jean-Claude Kaufmann, l’essor de l’individualisme dans la vie privée a commencé au tout début du XIXème siècle avec la révolution industrielle qui avait poussé les individus à quitter leurs familles pour travailler en ville et donc occuper souvent seul un logement (principalement les femmes). Cet essor a été stoppé par la première guerre mondiale. En effet, l’avancée dans le monde du travail des femmes au tout début du siècle et pendant la première guerre, et « l’idée que les hommes puissent perdre leur rôle traditionnel déclencha une angoisse collective » qui conduit à la condamnation de l’autonomie des femmes. Elles reprirent donc jusqu’aux années 60 leur rôle de mère, d’épouse et de femme d’intérieur. L’entre-deux-guerres se caractérise par un repli sur la famille (KAUFMANN, 1999).

41.

Il existe cependant des différences selon les milieux sociaux en ce qui concerne l’importance accordée à l’autonomie individuelle. Celle-ci est d’autant plus valorisée et objectivement possible, à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale.

42.

DE SINGLY, 1993, p. 88.

43.

LEGER, 1990, p. 38.

44.

FLIPO, LE BLANC, LAFERRERE, 1999.

45.

PAN KE SHON, 1999.

46.

BERNARD, 1995, p. 21. Il a cependant augmenté de 10% en 1996 du fait d’une modification de la fiscalité. Cette hausse, constatée en 1996, se poursuit depuis mais faiblement. Voir notamment Catherine Beaumel, Roselyne Kerjosse, Laurent Toulemon, « Des mariages, des couples et des enfants », Insee premières, n°624, janvier 1999.

47.

FLIPO, LE BLANC, LAFERRERE, 1999.