2.2. Les résidences services pour ménages d’une personne : un concept d’habitat innovant

L’existence de résidences services réservées aux ménages d’une personne révèle en elle-même l’adaptation de la construction neuve à un type de ménage en pleine expansion. Afin de mieux percevoir le caractère innovant de ces résidences, il convient tout d’abord de préciser à quel moment et de quelle façon s’est posée la question de l’adaptation du logement aux personnes vivant seules.

L’analyse de la relation entre structure domestique et logement, si elle est à présent de plus en plus souvent débattue, est apparue dans les années 60. Auparavant, la famille et le logement étaient des thèmes étroitement mêlés mais étudiés presque séparément. «‘Il a fallu que les structures familiales traditionnelles soient fortement ébranlées par le progrès de l’union libre, du divorce, etc., pour qu’on commence à s’interroger sur les conséquences de ces comportements nouveaux en matière de logement’» 53 . Ainsi, le modèle de la famille conjugale nucléaire a influencé la politique du logement jusque dans les années 60. Par la suite, il est apparu inadapté aux nouvelles formes de structures familiales. Les solutions qui ont été envisagées alors pour les personnes vivant seules, visaient (et visent encore dans une large mesure), des catégories d’individus particulières : des foyers pour les jeunes travailleurs et travailleurs immigrés, des maisons de retraite pour les personnes âgées, des cités universitaires pour les étudiants.

Ainsi, en 1974 puis en 1975 a été organisé par le Ministère de l’Equipement en accord avec le Ministère de la santé publique et le Ministère du travail, un concours dont l’objectif était de procéder à une sélection de modèles de foyers pour personnes vivant seules nommées également «populations isolées» 54 . «‘A partir d’une conception architecturale similaire et d’un même système constructif, les équipes avaient la faculté de proposer plusieurs projets distincts, correspondant chacun aux différentes catégories de personnes seules : personnes âgées, travailleurs migrants, jeunes travailleurs, étudiants’» 55 . Les résidences rassemblaient des espaces communs et des services, tels qu’une buanderie, un espace de restauration, une salle de télévision, etc. Ces types d’habitat ont depuis leur apparition été l’objet de nombreuses recherches, essentiellement dans le secteur public. Leur aspect ségrégatif d’un point de vue social ou démographique a été souvent dénoncé.

D’autres solutions ont été envisagées afin de s’adapter à la diversité des structures familiales, et parmi elles ce qui a été nommé ‘‘l’habitat évolutif’’. Ce projet «‘reposait sur un volant de pièces banalisées rattachées à un logement ou à un autre. La solution proposée était celle de l’accession à la propriété pour les logements et de la location pour les pièces banalisées. Un logement de trois pièces par exemple pouvait être étendu à quatre ou cinq ou inversement. Les pièces banalisées auraient pu être utilisées comme petits studios indépendants (20m²)’» 56 . Il s’agissait alors de répondre à des situations diverses telle que par exemple la semi-autonomie résidentielle de l’enfant (ou du parent âgé) dans un studio indépendant mais situé à proximité de la famille, ou la gestion de la garde partagée des enfants pour des parents séparés ou divorcés souhaitant habiter à proximité l’un de l’autre.

Cette conception de l’habitat illustrait la nécessité d’adapter l’habitat aux transformations de la famille et plus précisément à l’une de ses caractéristiques : la multiplication des statuts matrimoniaux et familiaux durant la trajectoire biographique des individus. Cependant, elle a été finalement peu investie et jugée insatisfaisante. On peut penser que l’une des difficultés de l’habitat évolutif était qu’il renvoyait implicitement à un modèle de cycle de vie familiale linéaire : la famille, quelle que soit son évolution, restait soudée à son enveloppe – unique et très symbolique du maintien éternel de la famille – l’espace d’habitation. Nous avons montré précédemment que les transformations de la famille étaient marquées par une plus grande privatisation de la famille, puis par la montée et la valorisation de l’individualisme et de l’autonomie individuelle. L’espace domestique a été conçu progressivement afin de mieux préserver la famille des intrusions extérieures, et plus tard afin de permettre à l’individu d’être relativement autonome par rapport aux autres membres de la famille. De ce point de vue là, nous pouvons comprendre que l’habitat évolutif n’ait pas convaincu : comment marquer son autonomie et son indépendance individuelle, en cas de séparation et de divorce par exemple, lorsque celles-ci ne se matérialisent pas par une distance physique conséquente avec l’ex-conjoint ?

La référence à l’habitat évolutif nous semble d’autant plus intéressante que les résidences services peuvent être considérées comme une nouvelle formulation de l’objectif principal de ce projet : s’adapter à la multiplication des statuts matrimoniaux et familiaux qui se succèdent de plus en plus durant la trajectoire de vie des individus.

Ces résidences renvoient d’autant plus aux transformations de la société, qu’elles prennent pour référence l’individu et non la famille nucléaire. Ainsi avec elles, et contrairement à l’habitat évolutif, l’individu est doublement mobile : il l’est d’un point de vue biographique (la vie ‘‘solitaire’’ représentant le passage d’un type de ménage à un autre) mais aussi d’un point de vue résidentiel (cette transition biographique s’accompagnant d’une rupture résidentielle).

L’apparition des résidences services pour monoménages en France est récente. Elle date des années 1985-90 57 . Leur caractère innovant a été salué par le Prix de la première œuvre qui a été attribué (dans le cadre des «prix d’architecture du Moniteur»), en 1987, à une résidence pour célibataires à Paris 58 . Cette immeuble rassemblait quarante-quatre studios pour «les fonctionnaires célibataires» du ministère des finances, situé en face. Cette année là, le jury avait mis en avant les bâtiments qui pouvaient paraître expérimentaux sur le plan social, technique ou urbain.

D’autres résidences services accueillent également quasiment exclusivement des ménages d’une personne quels que soient leur activité et leur âge, mais d’une manière beaucoup moins visible, ce qui rend difficile l’appréhension du phénomène. C’est le cas notamment de certaines résidences privées dites «résidence étudiante» qui accueillent par ailleurs une clientèle de salariés. C’est le cas aussi de certaines résidences dites «de tourisme» ou «résidences hôtelières», qui favorisent l’hébergement de longue durée des ménages d’une personne (parfois pendant plusieurs années).

S’il est encore difficile de cerner rigoureusement l’existence de résidences services pour ménages d’une personne 59 , il n’en reste pas moins qu’elles marquent, au regard de l’histoire de la famille et du logement, une opposition au modèle résidentiel dominant : être propriétaire d’une maison individuelle en milieu périurbain le plus tôt possible après la formation du couple 60 . Leur existence révèle donc la reconnaissance, par les concepteurs et les promoteurs immobiliers, d’une certaine légitimité des ménages d’une personne, ou tout au moins l’existence d’acteurs intéressés à produire cette reconnaissance 61 . On peut penser que ces changements n’auraient pu s’effectuer sans un changement plus général au niveau des représentations sociales : le fait de vivre seul serait moins connoté négativement qu’auparavant. Aussi, la plus grande visibilité des ménages d’une personne que l’existence de ces résidences implique de fait, peut tendre à asseoir un peu plus en retour cette légitimité à vivre seul.

Ainsi, le caractère innovant de ces résidences réside dans le fait qu’elles ne s’adressent pas de ‘manière distincte’, aux catégories auxquelles il est traditionnellement fait référence lorsque la question de l’adaptation du logement aux personnes vivant seules est posée. Au contraire, est privilégiée ‘a priori’ une sorte de ‘‘transversalité’’ en termes d’activité professionnelle (des étudiants mais aussi des gens qui travaillent), en termes d’âge (des jeunes et des personnes plus âgées), des hommes et des femmes. Le dénominateur commun de la population habitante est la structure du ménage. Ces résidences apparaissent d’autant plus innovantes que le type de ménage sollicité, même s’il est actuellement en pleine expansion, est plutôt historiquement considéré comme atypique.

Notes
53.

MERLIN, 1990, p. 9.

54.

Cette question avait été notamment soulevée à la fin des années 60 (PETERS, 1968).

55.

Logements foyers pour personnes seules, 1975. Souligné par nous.

56.

MERLIN, 1988, p. 357.

57.

Un responsable de résidence avec services m’avait indiqué que ce type d’habitat était né aux Etats-Unis. Cependant, malgré de nombreuses recherches je n’ai pas trouvé d’articles issus de la littérature américaine y faisant référence. Les articles consultés restaient vagues quant à l’adaptation du logement aux ménages d’une personne, insistant principalement sur le fait qu’elle était à envisager compte tenu du nombre croissant de ces ménages. La référence la plus proche de mon objet d’étude que j’ai pu consulter est un article rendant compte de l’existence de résidences services pour jeunes mamans célibataires (ALDEN BRANCH, 1992).

58.

Architectes : François Leclerc et Fabrice Dusapin. Le Moniteur, 30 avril 1987, p. 58.

59.

La présentation de la construction de l’enquête en rendra compte plus précisément.

60.

BONVALET, MERLIN, 1988, p. 367.

61.

De la même manière, au niveau des produits de consommation, les portions individuelles sont en pleine expansion.