CHAPITRE II : cadre de recueil et d’interprétation des données

Nous venons de préciser l’intérêt de l’étude de ce type d’habitat particulier. Mais notre recherche ne vise pas à l’analyse générale de ces résidences.

Quel est l’objet de notre étude ? Quel modèle de recueil et d’analyse des données avons-nous retenu ?

Objet d’étude : les modes de coexistence entre étudiants et actifs

L’objectif de notre recherche est de rendre compte et d’analyser les modes de coprésence entre les habitants. Il s’agit de saisir les effets que peuvent produire sur la sociabilité de voisinage, la coexistence, la proximité d’habitants différenciés mais dont la structure domestique est identique.

Nous entendons par sociabilité «‘l’ensemble des relations sociales effectives, vécues, qui relient l’individu à d’autres individus par des liens interpersonnels et/ou de groupes’» 62 .

La sociabilité peut être appréhendée à travers plusieurs dimensions.

La première concerne l’opposition formelle/informelle (ou organisée/spontanée). La sociabilité formelle, organisée, renvoie aux liens tissés du fait de l’appartenance à une institution particulière (au sens large du terme). La sociabilité informelle/spontanée rassemble les échanges interpersonnels (plus ou moins forts) mais stables, réguliers et de durée conséquente. Claire Bidart évoque également une sociabilité semi-contrainte qui se distingue de la sociabilité organisée comme de la sociabilité collective spontanée. Le milieu du travail en constitue un exemple puisqu’il «‘impose une contrainte de sociabilité collective avec obligation de faire un choix d’appariement’» 63 .

La seconde renvoie à l’opposition collectif/individuel. Il s’agit alors notamment de déterminer si les échanges sont des relations de groupe ou des relations interindividuels, ainsi que les éventuels articulations entre ces deux pôles.

La troisième vise à considérer l’intensité des liens (forts/faibles ; intenses/légers).

Enfin, on peut distinguer les interactions, les contacts, qui sont plutôt éphémères et superficiels.

Ces différentes formes de sociabilité ne sont pas figées ni forcément stables dans le temps. Au contraire, «‘lorsqu’on envisage les relations dans leur dynamique, tous les passages sont possibles de l’interaction initiale à l’instauration progressive de liens forts et pérennes, du réseau informel de voisins ou d’amis à sa consolidation sous forme associative, des rapports fonctionnels institués par une organisation au développement de liens amicaux entre collègues de travail ou entre militants d’une association’» 64 . Dans le même sens, il apparaît pertinent de se questionner sur la façon dont elles s’articulent les unes les autres dans un contexte ou pour un groupe d’individus particulier.

Michel Forsé invite de plus à distinguer la sociabilité interne de la sociabilité externe. La première représente l’intimité et peut se comprendre en deux sens : un sens spatial (relations au sein du foyer et avec les voisins) et un sens affectif (relations avec la famille). La seconde comprend également deux aspects : l’aspect festif (sorties, spectacle) et l’aspect engagé (participation à des associations par exemple). Les relations apparaissent dans ce dernier cas à la fois moins liées à l’ordre de l’intime et s’actualisant à distance du foyer. «‘Des relations amicales développées ne sont pas par elles-mêmes le signe d’une orientation bien définie dont on admettra qu’elle dépend de la façon dont les individus se représentent ce type de relations et des lieux de rencontre’» 65 .

La diversité des formes de relations se combine avec celle des types mêmes de relations entretenues : famille, amis, voisins, collègues de travail, etc. Ces principales différenciations ne sont pas sans poser de difficultés de définitions et nécessitent parfois d’être affinées. L’enquête «Contacts» (INED-INSEE) a mobilisé la technique du carnet de bord (les enquêtés notent les personnes rencontrées durant une semaine) afin de permettre aux individus de définir eux-mêmes les liens entretenus, et d’effectuer le codage a posteriori des réponses. La catégorie des ‘‘amis’’ est ainsi complexifiée : sont distingués les ‘‘amis-collègues’’, les ‘‘amis-voisins’’, les ‘‘copains’’, etc. Dans le même sens, Claire Bidart regrette, en ce qui concerne les relations d’amitié, que les grandes enquêtes qualitatives, si elles fournissent un matériau considérable, ne prennent pas en considération (ou déduisent de critères dont la pertinence n’est pas démontrée), «‘la qualité des relations, leur signification pour l’individu, les degrés et les formes d’implication qu’elles mettent en œuvre’» 66 .

Les dimensions des relations de voisinage reprennent pour une part celles de la sociabilité en générale. Les liens entretenus peuvent en effet être distingués selon leur intensité, selon leur aspect collectif ou individuel. Liées à l’espace domestique, les relations de voisinage renvoient à une sociabilité interne au sens de Michel Forsé.

L’un des objectifs de notre recherche est de saisir et d’analyser la nature, l’intensité et la fréquence des relations de voisinage. François Héran, s’intéressant de façon privilégiée à la façon dont elles varient socialement, s’est attaché à déterminer ce qu’entendaient spontanément les individus par ‘‘voisins’’, ainsi que la nature des relations de voisinage 67 . Il distingue pour ce faire différents types de relations (les échanges de salutations, les discussions, les échanges de services, les invitations mutuelles, les sorties en commun, les conflits entre voisins) qui renseignent aussi bien sur la nature de la relation que sur l’intensité des liens entretenus. Trois niveaux d’intensité des liens sont en effet conjointement distingués : les «relations limitées» (qui comprennent les échanges de salutation, les discussions, les invitations mutuelles), les «petits services» (qui désignent les services rendus à au moins un voisin sans que s’établisse une relation d’entraide ou d’amitié), les «liens étroits» (qui renvoient aux relations d’amitié et d’entraide entre voisins ainsi qu’aux sorties en commun). Si les principaux types de relation définit par François Héran apparaissent pertinents afin de saisir la nature des relations de voisinage, il nous semble que la façon dont il les associe à différents niveaux d’intensité des liens peut être modifiée et adaptée à la spécificité de la population habitante et des modes de coexistence qui s’actualisent dans les contextes résidentiels analysés.

Nous tâcherons également de définir dans quels lieux les relations de voisinage s’actualisent. Existent en effet des espaces collectifs susceptibles de provoquer des contacts et de favoriser les rencontres entre les habitants.

Notre recherche vise également à saisir les représentations qui sont associées aux relations ainsi qu’aux autres habitants.

Il s’agira ainsi d’étudier la façon dont les individus appréhendent, perçoivent, vivent les relations qu’ils entretiennent avec les autres habitants et plus largement les relations de sociabilité qui s’actualisent au sein des résidences (et notamment au sein des espaces collectifs).

Nous serons également particulièrement attentifs à la façon dont les individus définissent les autres habitants et se définissent par rapport à eux. Notre recherche visant à analyser les modes de coexistence entre étudiants et actifs, nous analyserons plus spécifiquement les traits que chacune de ces catégories d’habitants attribuent à l’autre catégorie. Ceci nous semble particulièrement intéressant à appréhender compte tenu des analyses effectuées lors de la première étape de ce travail de recherche et des différents travaux scientifiques qui ont investi cette dimension. Nous pensons ici plus particulièrement à ceux de Jean-Claude Chamboredon et Madeleine Lemaire qui se sont intéressés notamment aux formes de catégorisation et aux principes de classement des habitants 68 .

Ces auteurs invitent de plus à étudier les plaintes par rapport aux bruits. En effet, «‘les jugements sur les bruits sont souvent associés à des jugements sur la qualité des voisins’» 69 . Ils varient autant selon la qualité de l’isolation phonique que selon la composition sociale de la population.

D’autres recherches illustrent également que telle ou telle dimension de la vie résidentielle peut être plus spécifiquement investie comme indicateur des formes de coexistence entre habitants. C’est le cas de la recherche effectuée par Muriel Tapie-Grime 70 qui visait à saisir les liens entre la présentation de soi et les représentations associées à l’habitat et au quartier, des nouvelles couches moyennes. Ces dernières étant différenciées selon leur rapport à l’idéologie étudiante (entendue comme articulation entre les perceptions de la vie étudiante antérieure et le rapport au temps présent). Pour ce faire, Muriel Tapie-Grime analyse notamment les espaces de passage entre le dehors et le dedans de l’habitation. L’étude vise plus précisément à analyser les objets déposés pour un temps plus ou moins long dans certains endroits (cours, hall, escaliers, etc.) ainsi que la formulation du nom du ménage sur la porte d’entrée (est notamment construit une typologie des formulations du nom permettant de préciser quelle présentation de soi le résident a choisi ainsi que sa conception de l’espace du pas de la porte). En définitive, est démontré que la personnalisation des seuils, le marquage des espaces entre le privé et le public ne représentent pas un simple signal de propriétés d’un territoire, mais constitue une stratégie de présentation de soi variable selon les différentes catégories de classes moyennes nouvelles. Elle permet également d’énoncer le genre de sociabilité que l’on veut entretenir avec autrui. La façon dont les individus investissent et ‘‘marquent’’ ces espaces nous apparaît de ce point de vue là pertinente à étudier afin d’appréhender les formes de coexistence entre les habitants. Nous y porterons donc attention. Néanmoins, investir de manière privilégiée cette dimension n’est pas envisageable en ce qui concerne notre recherche. Les logements se distribuent de part et d’autre de longs couloirs plutôt étroits, contrariant de fait la possibilité d’entreposer des objets. Ils sont parfois différenciés par des numéros. Le fait que les gens vivent seuls limite dans tous les cas les possibilités de formulation du nom. Ces contraintes matérielles ne sont pas sans intérêt à analyser. Elles illustrent que le cadre matériel contrarie bien dans certains cas l’appropriation de l’espace et qu’il présente une certaine image de la population habitante. La différenciation des logements par numéros insiste sur l’aspect transitoire de la présence dans les lieux. L’existence d’un nom unique sur les portes ou les boîtes aux lettres souligne l’homogénéité de la population du point de vue de la structure domestique.

Enfin, il s’agira de saisir les articulations entre relations de voisinage effectives et représentations associées à ces relations et aux autres habitants.

En définitive, les questions suivantes structureront notre travail de recherche. Quelles relations les habitants entretiennent-ils entre eux ? Dans quels lieux et à quelles occasions s’actualisent-elles ? Sont-elles porteuses de satisfactions ou de déceptions ? Les habitants souhaitent-ils entretenir des liens plus étroits ou au contraire plus distants avec les autres résidents ? Quel sens les habitants donnent-ils à ces relations ? Comment perçoivent-ils les relations de sociabilité qui s’actualisent au sein des résidences ? Quelles représentations les membres des différents groupes d’habitants (étudiants et non-étudiants) ont-ils des membres de l’autre groupe ? Quels sont les effets de ces représentations sur les relations entre habitants, sur les usages des services et espaces communs ?

Notes
62.

BIDART, 1998, p. 623.

63.

Idem, p. 624.

64.

GRAFMEYER, 1995, p. 190.

65.

FORSE, 1993, p. 204.

66.

BIDART, 1991, pp. 24-25.

67.

HERAN, 1987.

68.

CHAMBOREDON, LEMAIRE, 1970.

69.

Idem, p. 19.

70.

TAPIE-GRIME, 1987.