Cadre théorique

La façon dont a été élaboré le cadre théorique renvoie à deux volontés dépendantes pour une part des contraintes et exigences qu’impliquent les approches localisées. La première concerne la nécessité de prévoir un modèle d’analyse suffisamment rigoureux pour permettre un rapport contrôlé au savoir spontané. La seconde, à celle de ne pas définir a priori un modèle trop rigide afin de laisser place à la richesse informative du terrain, et de préserver la possibilité de saisir sa spécificité. Il n’était donc pas question de partir à l’aveuglette avec l’illusion que le contexte se révélerait par lui-même, ni de construire a priori un cadre d’interprétation trop bien ficelé. Il nous fallait éviter, aussi bien dans la construction du modèle d’observation que dans l’analyse des données elles-mêmes, deux simplifications : «‘tant celle qui majore à l’excès l’autonomie et la fermeture locale que celle qui dissipe toute spécificité du local dans la détermination par des instances de niveau plus englobant’» 71 .

Le modèle d’analyse que nous allons présenter ici est celui qui a guidé le travail expérimental et d’interprétation des données. Il reste, à ce stade de l’exposé, volontairement assez large et souple afin de répondre aux deux exigences préalablement citées (l’ensemble sera précisé et complété au fil de l’analyse).

Il s’inscrit dans une conception particulière du processus de socialisation qu’il convient ici de préciser rapidement.

Le processus de socialisation contribue à la structuration des habitus des individus comme dispositions les inclinant à agir et penser de telle ou telle manière. Il implique la prise en compte de deux aspects : la dimension ‘‘transmission’’ et la dimension ‘‘relation’’.

Il y a ‘‘transmission’’ car les dispositions des individus à penser, à agir, etc. de telle ou telle façon sont pour une part dépendantes de ce qu’ils ont préalablement intériorisé. Pierre Bourdieu s’est plus spécifiquement attaché à montrer dans quelle mesure la trajectoire sociale tendait à structurer l’habitus des individus et donc à jouer sur leurs pratiques et représentations. Elle se rapporte aux écarts entre la position originelle et la position actuelle qui définissent la pente de la trajectoire. Il s’agit selon lui de prendre en compte «la culture du groupe social d’origine» mais également «l’orientation de la lignée» 72 . Si l’origine sociale renseigne sur les dispositions acquises compte tenu des conditions d’existence propres au milieu familial, la trajectoire sociale concerne «‘l’effet qu’exerce sur les dispositions et les opinions l’expérience de l’ascension sociale ou du déclin, la position d’origine n’étant autre chose dans cette logique que le point d’origine d’une trajectoire, le repère par rapport auquel se définit la pente de la carrière sociale’» 73 . L’effet exercé par les conditions d’existence d’origine se combine ainsi à celui produit par la trajectoire sociale, interdisant de définir les individus de façon substantialiste, par des caractéristiques qu’ils posséderaient à un moment donné 74 .

Le processus de socialisation ne renvoie cependant pas uniquement à la prise en compte de l’influence de la trajectoire sociale. Potentiellement, c’est l’ensemble des relations sociales qui sont susceptibles de contribuer à la structuration des dispositions. Si les expériences socialisatrices précoces, primaires (et plus particulièrement celles liées au milieu familial) apparaissent particulièrement ‘‘déterminantes’’, le processus de socialisation vaut tout au long de la trajectoire biographique.

La dimension ‘‘relation’’ est donc également à prendre en considération car les différentes interactions entre les individus jouent sur leurs pratiques et représentations. «‘A la faveur de ces interactions se construisent, se confortent, se défont et se reconfigurent des manières d’être ensemble, des modes de coexistence, mais aussi des systèmes d’attitude qui peuvent évoluer au fil des expériences individuelles’» 75 .

Favorisant cette approche du processus de socialisation, il s’agit de considérer aussi bien les dispositions incorporées que celles qui se construisent dans des situations particulières. Il appartient donc à l’analyse de prendre en compte aussi bien les caractéristiques propres aux habitants (positions et trajectoires individuelles, structure du réseau de relations amicales et familiales) que celles propres aux contextes résidentiels ou prennent place les interactions entre les habitants. Il s’agira de déterminer les rapports entre les expériences socialisatrices antérieures et la situation présente. «‘Si la situation présente n’explique bien sûr rien en elle-même, elle est ce qui ouvre ou laisse fermées, réveille ou laisse à l’état de veille, mobilise ou maintien à l’état de lettre morte les habitudes incorporées par les acteurs. Négativement (par ce qu’ils laissent ‘‘inexprimé’’ ou ‘‘inactualisé’’) autant que positivement (par ce qu’ils permettent d’‘‘exprimer’’ ou d’‘‘actualiser’’), les éléments et la configuration de la situation présente ont un poids tout à fait fondamental dans l’engendrement des pratiques’» 76 .

Notes
71.

LAUTMAN, 1981, p. 326.

72.

DUBAR, 1991, pp. 67-68.

73.

BOURDIEU, 1979, p. 124.

74.

BRONCKART, SCHURMANS, 1999, p. 158.

75.

GRAFMEYER, 1994a, p. 89.

76.

LAHIRE, 1999, p. 62.