2.1. Considérer les positions et trajectoires de vie des habitants

Une part de notre travail vise à montrer en quoi la coexistence (au sein de contextes résidentiels particuliers) d’individus se caractérisant par des positions et des trajectoires de vie différenciées, produit des effets sur les relations de voisinage.

Le terme ‘‘position’’ renvoie à l’ensemble des éléments (propres à chaque domaine de la vie sociale) qui caractérisent et identifient les individus au moment de l’enquête : caractéristiques socio-démographiques et situation (résidentielle, professionnelle, de vie privée). Mais les individus peuvent occuper une position semblable, tout en ayant un parcours antérieur différent ou en tendant vers une direction différente, ce qui n’est pas sans effet sur les enjeux liés à cette position comme sur la manière de la vivre. Les situations identifiées au moment de l’enquête sont donc à resituer dans l’ensemble de la trajectoire de vie. Ceci apparaît d’autant plus nécessaire pour notre recherche que la monorésidentialité s’inscrit par séquences dans la trajectoire biographique des individus.

L’analyse des trajectoires «‘peut être considérée dans ses diverses composantes (familiale, professionnelle, sociale, résidentielle...). Mais elle doit aussi s’entendre de façon plus générale comme la capacité des êtres sociaux à redéfinir au cours de leur existence le sens des situations auxquelles ils se trouvent confrontés, et les enjeux qui leur importent. (...) Parler de trajectoires ne préjuge donc pas du degré de maîtrise que les personnes exercent sur leur propre mobilité. C’est plus largement, faire l’hypothèse que les mobilités ont néanmoins un sens. Autrement dit, qu’on peut non seulement les décrire, mais en rendre raison, à condition toutefois de situer l’explication au carrefour de logiques d’acteurs et de déterminants structurels’» 77 .

En quoi les caractéristiques socio-démographiques des habitants, comme l’analyse de leurs positions et trajectoires de vie, peuvent-elles jouer sur les modes de coexistence entre habitants ?

‘La position et la trajectoire professionnelle, les espérances de carrières à venir’, comme la façon dont s’articulent le professionnel et le résidentiel, sont susceptibles de donner sens aux sociabilités de voisinage.

Les enquêtes statistiques nationales ont permis de repérer l’influence de la catégorie socioprofessionnelle et du niveau d’études sur l’intensité et la fréquence des relations de voisinage 78 . Les agriculteurs sont, toutes catégories confondues, ceux qui voisinent le plus. Parmi les salariés, ce sont les cadres qui entretiennent le plus de liens avec leurs voisins (et ceci quel que soit le mode de logement), suivis des professions intermédiaires et des employés. Les ouvriers ont une sociabilité de voisinage qui se situe plutôt dans la moyenne. Les cadres invitent plus souvent leurs voisins (ou sont plus souvent invités) que les autres catégories ; ils nouent aussi plus souvent des liens d’amitié. Ceci indique que «‘les relations de voisinage, loin d’aller de soi, font partie des biens rares dont l’accès est d’autant plus aisé qu’on dispose de plus de ressources (au sens large du terme)’» 79 . Les différentes catégories sociales se différencient également selon leur façon d’appréhender les relations de voisinage : les ouvriers qualifiés, les techniciens et les artisans ont une sociabilité de voisinage ‘‘pragmatique’’ (centrée davantage sur les échanges de services et les liens de solidarité) ; la sociabilité de voisinage des salariés moyens ou supérieurs peut être a contrario qualifiée de ‘‘mondaine’’ (l’aspect conversationnel de l’échange est ici valorisé) 80 .

La position professionnelle est à articuler avec la trajectoire résidentielle. Des études montrent notamment que l’installation dans un espace résidentiel est perçue plus ou moins positivement (ou négativement) selon la façon dont elle s’articule à la position et trajectoire professionnelle 81 . Il s’agit de savoir si l’arrivée au sein des résidences, lorsqu’elle est commandée par la dimension professionnelle, est perçue comme liée à des «stratégies professionnelles-promotionnelles» ou plutôt comme «une nécessité vitale d’emploi». En effet, on peut penser alors que «‘dans le premier cas, leur présence contrainte s’accompagne d’une caractérisation négative de l’immeuble et d’une conduite de repli défensif (simultanément projeté sur les voisins) – qui redouble l’isolement professionnel. Dans le second, leur choix de s’installer dans ce bâtiment [peut se traduire] par une plus forte tolérance à l’égard des voisins et par des signes de sociabilité satisfaisante (réconfortante)’» 82 .

Les enquêtes nationales ont également révélé que les relations de voisinage (et plus largement la sociabilité) variaient selon ‘le sexe, l’âge et la composition du ménage. ’

Les femmes voisinent plus que leurs maris (lorsque celui-ci travaille) et cela d’autant plus lorsqu’elles sont inactives. La division traditionnelle entre hommes et femmes se retrouve donc ici : davantage tournées vers le foyer, elles ont plutôt une sociabilité interne (ce qu’illustre aussi le fait qu’elles soient plus impliquées dans les relations familiales). Une catégorie sociale fait cependant exception : les agriculteurs. Les sociabilités de voisinage étant dans leur cas aussi des relations professionnelles, ils entretiennent davantage de relations avec leurs voisins que leurs épouses. Les écarts entre les sexes tendent à diminuer à mesure que l’on monte dans la hiérarchie sociale et culturelle (seuls les couples de cadres font exception).

Les relations de voisinage apparaissent aussi plus fréquentes aux âges mûrs (quel que soit le type de ménages). Les ménages les plus jeunes sont ceux qui ont les contacts les plus réduits.

Mais l’influence de l’âge est à lier à celle de la structure domestique comme indicateur de la position dans la trajectoire biographique 83 . En effet, la composition du ménage a une incidence directe sur l’intensité des relations de voisinage. Globalement, les couples ont davantage de relations que les personnes vivant seules, et la présence d’enfants (jusqu'à un certain nombre) favorise plutôt les relations 84 . Néanmoins, les ménages d’une personne entretiendraient «une assez grande familiarité» avec leurs voisins 85 (les hommes davantage que les femmes).

Les différences en termes de structure domestique ne pourront donner sens aux modes de coexistence entre les habitants compte tenu de l’homogénéité de la population de ce point de vue là. Cependant, si les ménages d’une personne constituent une catégorie unique dans les statistiques, ils renvoient dans la réalité à des situations de vie privée très différenciées. Vivre seul ne signifie pas toujours, nous l’avons précisé plus haut, ne pas entretenir de relation amoureuse ou conjugale. Il s’agira donc de saisir en quoi les différences entre les habitants, en matière de vie privée, influencent les modes de relations et de perceptions entre voisins.

Que peut représenter, compte tenu des caractéristiques particulières des situations et des trajectoires résidentielles, le fait d’habiter dans ces résidences et quelles peuvent en être les conséquences sur les modes de coprésence ?

Nous ne préciserons pas ici l’influence de la durée de résidence et du statut d’occupation, deux critères qui pourraient être considérés comme des caractéristiques de la situation résidentielle des habitants s’ils n’étaient pas fortement dépendants des contextes locaux.

Prendre en compte la situation résidentielle des habitants implique de s’interroger sur le sens que revêt la présence dans la résidence. Qu’est-ce qui a commandé l’arrivée dans les lieux ? Cette présence est-elle perçue comme provisoire ou durable ? Quel rapport les habitants entretiennent-ils avec leur logement et avec la résidence ? Quelles en sont les conséquences au niveau des relations ?

Il s’agira aussi d’investir davantage ce qui a été pressenti par l’analyse de la résidence A, en ce qui concerne la question de la double localisation : en quoi le fait que certains habitants habitent ou fréquentent un deuxième logement (qu’ils considèrent comme leur véritable lieu d’habitation) produit-il des effets sur les modes de coexistence entre voisins ?

Quant à l’analyse de la trajectoire résidentielle, elle sous-tend plusieurs postulats.

Le rapport à l’habitat et aux voisins est pour une part dépendant des «‘contextes résidentiels et sociaux antérieurement expérimentés, qui servent de références actives pour interpréter et gérer les situations nouvelles’» 86 .

Les possibilités de mobilités résidentielles à venir influencent le rapport à l’habitat et aux autres habitants 87 . Le rapport au logement et aux voisins est-il notamment lié à la possibilité différentielle entre les groupes de le quitter ?

Parler en termes de trajectoire résidentielle implique également de mesurer les écarts entre les situations résidentielles passées et celle occupée actuellement. L’analyse de ces écarts permet de définir la pente de la trajectoire résidentielle (ascendante ou descendante) dont on pense qu’elle produit des effets sur le rapport à l’habitat et aux voisins 88 . Le domicile, sa localisation, le statut d’occupation sont alors considérés comme des éléments du statut social.

Notes
77.

GRAFMEYER, 1994a, pp. 22 et 67.

78.

Enquête « Contacts » réalisée par l’INED et l’INSEE en 1982 et 1983 (voir HERAN, 1987).

79.

HERAN, 1987, p. 47.

80.

Idem.

81.

Voir notamment : DAUBIGNY, PERIANEZ, 1990.

82.

AUTHIER, GRAFMEYER, 1997, p. 34.

83.

Les effets propres de l’âge seraient plus importants à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des âges (et notamment à partir de 40 ans).

84.

HERAN, 1987.

85.

« Sur les 160 enquêtés, 95 (57,4%) disent parler habituellement à leurs voisins et 78 (48,8% ) les reçoivent et sont reçus chez eux. (...) Il n’y a que 18 enquêtés qui n’ont aucune relation avec leurs voisins (soit 11,25%) » (LAVIGNE, ARBET, 1992, p. 120).

86.

AUTHIER, GRAFMEYER, 1997, p. 96.

87.

CHAMBOREDON, LEMAIRE, 1970.

88.

LEVY, 1998.