2.2. Situer les relations de voisinage dans l’économie générale des relations de sociabilité

Il apparaît pertinent de recueillir des informations sur les autres formes de sociabilités et de déterminer leurs liens avec les modes de coexistence entre les habitants.

Les enquêtes statistiques insistent sur les facteurs qui jouent sur la sociabilité.

Elles montrent que la sociabilité se distribue dans l’espace social comme une pratique culturelle, et donc qu’elle est corrélée avec le statut social et le niveau d’études 89 . Les effets propres à ce dernier sont cependant à nuancer selon les différents types de sociabilité. A mesure que l’on monte dans la hiérarchie culturelle les relations amicales sont plus fréquentes mais celles familiales plus épisodiques 90 . Les différences entre les ouvriers et les cadres et professions intellectuelles supérieures ne sont pas à surestimer en ce qui concerne les relations de parenté, car elles dépendent de l’échelle temporelle utilisée et des critères retenus (rythmes de fréquentation de la parenté ou nombre de parents considérés comme proches) 91 .

Le niveau de pratique baisse globalement avec l’âge et cela d’autant plus à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale. A chaque âge correspond plutôt un certain type de sociabilité : «‘la jeunesse est le temps privilégié des amitiés, la maturité celui des relations de travail, la vieillesse celui des relations de parenté’» 92 . Globalement, le réseau de relations devient de plus en plus fermé et les relations familiales tendent peu à peu à constituer l’essentiel du réseau 93 . La sociabilité devient donc davantage interne, sans pour autant conduire à une prédominance des invitations au domicile (l’ensemble de la vie relationnelle tendant à décroître).

L’influence de l’âge se combine avec celle de la position dans la trajectoire biographique appréhendée à travers la composition du ménage. Les couples avec enfants entretiennent notamment davantage de relations avec la parenté et avec les voisins 94 .

La division traditionnelle des rôles entre hommes et femmes n’est pas sans influence sur la sociabilité, les femmes ayant une sociabilité plutôt interne et les hommes plutôt externe. Cependant, les écarts s’amenuisent, voire disparaissent en considérant les milieux sociaux les plus favorisés socialement et culturellement. Ils sont aussi moindre pour les générations les plus jeunes (en ce qui concerne les relations amicales et professionnelles principalement).

Si les relations de voisinage sont particulièrement dépendantes des caractéristiques de l’habitat (degré d’urbanisation, taille de l’agglomération, opposition Paris/province, taille du logement, durée d’ancienneté dans les lieux, etc.), ces dernières influencent l’ensemble de la vie relationnelle. De la taille de l’agglomération dépend par exemple l’offre de spectacles et des lieux de rencontre qui contribue à structurer les arbitrages entre sortir ou recevoir.

Olivier Choquet s’est plus spécifiquement intéressé aux sorties en compagnie de personnes extérieures au ménage 95 . Il montre tout d’abord que certaines d’entre elles sont associées de façon privilégiée à tel ou tel type de relations. Par exemple, les sorties au cinéma, au théâtre et au bal sont effectuées entre amis, la pêche, les promenades, les pique-nique plutôt entre parents. Si les promenades ont la faveur de l’ensemble des milieux sociaux, ce n’est pas le cas des autres types de sorties. Le cinéma par exemple est une pratique plutôt valorisée par les milieux aisés (et plus spécifiquement les catégories les plus jeunes). Les ouvriers sont surreprésentés en ce qui concerne les spectacles sportifs. Si le niveau de sorties est globalement le plus fort chez les cadres et professions intellectuelles supérieures, s’il tend à décroître à mesure que l’on descend dans la hiérarchie sociale, il apparaît que les sorties constituent le mode de sociabilité privilégié des ouvriers. Les sorties varient également selon l’âge et la position dans la trajectoire biographique. Les occasions de nouer des relations lors de sorties diminuent à mesure que l’âge augmente. Vivre en couple réduit toutes les formes de sorties en groupe.

Si l’influence des grands déterminants sociaux reste pertinente à saisir afin d’appréhender les différences en matière de sociabilité, elle tend néanmoins à diminuer et à devenir plus complexe. De ce fait, «‘il y a d’autant moins de raisons de tenir ces variables mêmes pour ‘‘des facteurs explicatifs’’ au sens déterministe du terme. Elles doivent plutôt être utilisées comme des éléments de repérage des ressources, contraintes et préférences qui circonscrivent le champ des possibles en matière de sociabilité’» 96 . Moins dépendantes des variables classiques, permettant de mieux définir l’individu ainsi que le contexte social dans lequel il évolue et constituant «‘un indicateur synthétique de son intégration dans le monde social’» 97 , les relations de sociabilité peuvent être mobilisées dans les analyses afin d’éclairer pratiques et représentations. Ce sont les relations que les individus entretiennent avec d’autres individus, et non plus uniquement leurs positions, qui jouent d’une certaine façon le rôle de variable explicative.

Plus précisément, plusieurs éléments nous incitent à ne pas autonomiser la saisie et l’analyse des relations de voisinage, des autres formes de sociabilité et à mobiliser éventuellement ces dernières afin d’éclairer les modes de coexistence entre les habitants.

Premièrement, il existe une logique du cumul. François Héran note que «les relations vont aux relations» c’est-à-dire qu’il y a souvent convergence des principaux types de sociabilité comme il peut y avoir «cumul des solitudes» 98 (l’absence de contacts avec les voisins ou avec les parents se combine avec l’absence des autres formes de sociabilité). Cette logique varie selon les milieux sociaux, les plus favorisés tendant à cumuler les différents types de relations et à avoir un réseau plus diversifié. Claire Bidart, qui s’est intéressée à la sociabilité au travail et à celle liée au quartier, de travailleurs de deux usines des quartiers Nord de Marseille, a constaté également une cumulativité de la sociabilité : «‘on remarque que ce sont les personnes les plus sociables au travail qui sont aussi sociables au quartier et inversement’» 99 .

Deuxièmement, la façon dont la vie relationnelle s’articule à l’espace d’habitation peut produire des effets sur les relations de voisinage. «‘La possibilité de voir les autres devenir les partenaires d’un même territoire dépend du désir et du besoin d’avoir une vie relationnelle ayant valeur d’ancrage affective et sociale’» 100 . Ce désir pouvant être lié notamment au degré d’inscription dans la ville (professionnelle et relationnelle), et donc aux relations de sociabilité existant aux alentours du logement. Ce que représente la situation résidentielle de l’habitant par rapport à sa trajectoire de vie, le rapport qu’il entretient avec son logement (présence/absence dans l’immeuble notamment) peuvent également jouer un rôle (et être d’ailleurs plus ou moins dépendants du degré d’inscription dans la ville).

Dans le même sens a été constaté, plus spécifiquement pour les ménages d’une personne, une corrélation entre le fait de parler à ses voisins et celui de sortir ou de rester chez soi le soir : «‘les solitaires qui sortent peu ont tendance à parler à leurs voisins (…) les solitaires qui sortent le soir, qui vont en week-end à l’extérieur en été parlent peu souvent à leurs voisins, leur intérêt est ailleurs que dans les relations de proximité’» 101 .

Troisièmement, la sociabilité apparaît particulièrement intéressante à prendre en compte afin de mieux définir et qualifier les individus vivant seuls. Saisir leurs relations de sociabilité peut permettre de différencier les habitants, et par cela éventuellement mieux expliquer et comprendre les différences en matière de relations de voisinage.

Contrairement aux représentations communes qui ont tendance à associer le fait de vivre seul dans son logement à l’isolement social, les ménages d’une personne entretiennent globalement plus de liens, en dehors de leur logement, que les autres types de ménages. Le portrait du monohabitant typique que nous propose Jean-Claude Kaufmann confirme cette idée. «‘Sur l’ensemble des douze pays européens, le monohabitant typique apparaît comme un urbain, habitant le centre ville, locataire d’un appartement relativement spacieux mais faiblement équipé, cet équipement faible étant cohérent avec une vie sociale importante tournée vers l’extérieur : consommation de services, sorties, voyages, relations et contacts, communication téléphonique. Un fort consommateur également de produits culturels individualisés, livres et disques, mais pas de télévision, trop domestique, un être relationnel (ou cherchant à le devenir) soucieux de son apparence physique, dynamique, et vraisemblablement stressé’» 102 . Olivier Galland souligne également que la monorésidentialité des catégories les plus jeunes n’apparaît pas associée à des formes d’isolement social. Au contraire, les relations amicales sont intenses 103 . Mais la non-association entre isolement social et ménages d’une personne concerne souvent de façon privilégiée les catégories les plus jeunes et les plus favorisées culturellement et socialement : les personnes âgées et les individus en situation économique et sociale précaire sont au contraire plutôt isolés.

Si l’on s’intéresse plus spécifiquement aux réceptions, l’âge apparaît particulièrement structurant. «‘Jusqu’à 40 ans, les personnes seules reçoivent beaucoup : la proportion de celles qui reçoivent au moins une fois par semaine atteint même le score exceptionnel de 28,2%, ce qui les place loin devant les douze autres types de ménages distingués par l’enquête (le pourcentage moyen est de 9,2% pour l’ensemble des ménages). Inversement, les solitaires de 40 ans et plus reçoivent très peu : deux sur trois n’invitent même jamais d’amis chez eux pour un repas, soit beaucoup plus que dans n’importe quelle autre catégorie de ménage’» 104 .

Enfin, la monorésidentialité s’inscrit, on l’a dit, par séquences dans la trajectoire biographique des individus. La décohabitation d’avec le domicile parental, une séparation ou un divorce, un veuvage notamment, peuvent provoquer une période de vie ‘‘solitaire’’ plus ou moins longue et durable selon les caractéristiques socio-démographiques des personnes (les individus les plus âgés étant ceux dont la propension à vivre seul de manière durable, voire définitive est la plus forte). Lorsque la monorésidentialité représente un moment de transition biographique, elle va souvent de pair avec une reconfiguration des relations de sociabilité. La façon dont ces dernières se modifient à cette occasion, constitue à la fois un indicateur et une conséquence du changement de position (résidentielle, familiale) comme un élément explicatif pouvant permettre de mieux expliquer et comprendre les enjeux liés à ce changement. Claude Martin précise notamment que la séparation ou le divorce produisent des modifications importantes du tissu relationnel. Mais monoparentalité ne signifie pas nécessairement isolement social. S’intéressant aux rôles de protection que joue le réseau familial et social, il conclut à des différences très nettes entre les milieux sociaux (mieux on est situé socialement, plus on a de chance d’être soutenu et aidé).

Si notre objectif est de situer les relations de voisinage par rapport à l’ensemble des relations de sociabilité, nous ne prétendons pas décrire précisément le réseau personnel des individus, ni saisir rigoureusement l’ensemble des relations de sociabilité entretenues. Nous investirons de façon privilégiée les réceptions, les sorties et les loisirs (lorsqu’ils se pratiquent avec d’autres personnes) et tâcherons de déterminer à la fois le niveau de pratiques (la fréquence principalement) comme les types de personnes avec qui l’enquêté effectue ces activités.

Quel rapport l’enquêté entretient-il avec son réseau de relation amicale, familiale et professionnelle ? Où ces relations de sociabilité prennent-elles place ? S’actualisent-elles au sein du logement (réceptions et hébergement) ou plutôt à l’extérieur ? Quels sont les enjeux, au niveau des relations de voisinage, lorsque les relations sociales s’inscrivent dans ‘‘un ailleurs’’ (commune d’origine, autre lieu d’habitation par exemple) ? En quoi la présence d’un autre logement, et la façon dont y sont associées certaines relations (familiales et amicales notamment), produisent-elles des effets sur les manières d’habiter et sur le rapport que les habitants entretiennent avec leurs voisins ? De manière générale, en quoi et dans quelle mesure la sociabilité des individus permet-elle d’éclairer les modes de coexistence entre les habitants ?

Notes
89.

HERAN, 1988.

90.

FORSE, 1993.

91.

GRAFMEYER, 1995, p. 194.

92.

HERAN, 1988.

93.

DARD, KAUFMANN, 1995, p. 46.

94.

FORSE, 1993.

95.

CHOQUET, 1988.

96.

GRAFMEYER, 1995, p. 199.

97.

HERAN, 1988, p. 18.

98.

Idem, p. 15.

99.

BIDART, 1988, p. 638.

100.

PERIANEZ, DAUBIGNY, 1990.

101.

LAVIGNE, ARBET, 1992, p. 121.

102.

KAUFMANN, 1994a, p. 954.

103.

GALLAND, 1993.

104.

AUTHIER, GRAFMEYER, 1997, p. 54. Les auteurs font référence à l’enquête sur les biens durables réalisés par l’INSEE en 1987.