2.3. Saisir la spécificité des contextes résidentiels

Ayant précisé en quoi les caractéristiques propres aux individus pouvaient avoir une influence sur les modes de coprésence entre habitants, il s’agit à présent de s’intéresser aux effets que peuvent induire les caractéristiques du contexte local. En effet, si les habitants sont à différencier selon leurs situations et trajectoires de vie, la structure de leur réseau de relations, ils n’ont pas moins en commun de se partager le même territoire.

Les effets de contexte ne s’exercent pas de façon automatique et mécanique. Les pratiques qui y prennent place, les représentations qui lui sont associées, comme les façons de se l’approprier, varient, et notamment selon les caractéristiques sociales des individus. L’incidence spécifique du contexte local est donc à nuancer selon elles. De plus l’espace local, en tant que produit social, porte la marque des activités humaines qui ont contribué à le façonner. Ce qui s’y déroule, comme la distribution sociale de la population qui le fréquente ne sont pas dus au hasard. En outre, si le contexte produit des effets sur les interactions, celles-ci contribuent également à le modifier. Il ne s’agit donc pas pour nous de penser l’influence du contexte local comme suprême ou unilatérale, mais plutôt de saisir comment elle s’articule avec les autres facteurs explicatifs.

Considérer le contexte local conduit tout d’abord à déterminer l’échelle de découpage de l’espace pertinente pour l’analyse. Les effets du contexte local seront-ils mesurés à l’échelle de la ville, du quartier, de l’îlot, de l’immeuble ? Notre recherche visant à analyser les relations de voisinage qui se jouent dans le type d’habitat particulier que sont les résidences services pour ménages d’une personne, notre cadre d’observation et d’analyse sera de façon privilégiée l’immeuble. En même temps, cette orientation ne conduira pas à autonomiser l’immeuble d’une échelle spatiale plus large. Chaque immeuble se caractérise par une inscription particulière dans un quartier, lui-même ayant sa propre inscription dans la ville. De ce fait, il est indispensable de posséder un minimum d’éléments concernant le quartier et notamment sa morphologie et les caractéristiques socio-démographiques de sa population. Aussi, le rapport que les habitants entretiennent avec leur quartier et avec la ville pourra éventuellement nous permettre de mieux comprendre le rapport qu’ils entretiennent avec leur logement et avec les autres habitants.

Quelles caractéristiques des espaces résidentiels allons-nous retenir ? Qu’est-ce qui précisément selon nous, est susceptible de produire des effets sur les modes de coprésence entre les habitants ?

Les enquêtes nationales ont montré que les relations de voisinage varient selon ‘les caractéristiques de l’habitat et du logement’. Les caractéristiques contextuelles retenues sont aussi précises qu’une enquête non localisée peut le permettre. Elles concernent principalement le type de logement, le type d’habitat environnant, la commune de résidence, les activités offertes dans le quartier et dans la ville, etc. Est montré que «‘la sociabilité de voisinage est plus développée en habitat individuel qu’en habitat collectif, en milieu rural qu’en milieu urbain’» 105 . Des caractéristiques de l’habitat dépend la façon dont les habitants définissent leur aire de voisinage : «‘dans les sites les plus denses, l’immeuble est de loin la principale unité de référence. [...] Dans l’ensemble, plus on a de voisins, au sens physique du terme, moins on se reconnaît de ‘‘voisins’’ et moins on ‘‘voisine’’’» 106 .

Mais chaque immeuble se caractérise par un cadre matériel particulier. L’approche localisée implique de considérer les caractéristiques de ce cadre. En quoi l’espace peut-il jouer sur les modes de coprésence entre habitants ?

Tout d’abord en tant que cadre ‘‘purement’’ physique. La façon dont sont agencés les espaces collectifs d’un immeuble détermine de fait les lieux possibles d’interactions (de manière variable selon les caractéristiques des habitants).

Il joue également sur les perceptions (des lieux, de la population habitante). La façon dont les habitants appréhendent un lieu ainsi que ceux qui l’habitent, se construit à partir des représentations associées au cadre matériel, elles-mêmes dépendantes de nombreux facteurs.

L’espace révèle des catégories de perceptions : le cadre matériel des résidences (agencement des logements et des espaces communs) sont notamment le produit des représentations de la personne vivant seule des architectes et des promoteurs (celles-ci n’étant pas indépendantes des représentations en vigueur dans notre société).

Le type d’habitat sur lequel nous portons notre attention a la particularité de rassembler des logements équipés de petites tailles (souvent identiques) et des espaces collectifs. Quel rapport les habitants entretiennent-ils avec ces derniers ? De quelle manière les perçoivent-ils ? En quoi ceci produit-il des effets sur les modes de coexistence entre habitants ? En quoi l’agencement et l’organisation spécifique des espaces communs et des logements favorisent-ils (ou contrarient-ils) les relations de voisinage ? En quoi les modes de coexistence entre habitants produisent-ils en retour des effets sur le rapport aux espaces collectifs de l’immeuble ?

L’ensemble de ces questions illustre bien que si l’espace est à prendre en considération dans l’analyse, on ne peut l’« ‘autonomiser comme facteur explicatif et supposer qu’il a des effets spécifiques et homogènes, quel que soit l’état des autres facteurs avec lesquels il se combine : la structure spatiale doit, à chaque fois, être envisagée dans la combinatoire complexe qui la lie à la structure culturelle et à la structure sociale’» 107 .

Chaque contexte résidentiel se caractérise par ‘une population particulière’. Les modes de coprésence entre habitants dépendent pour une part de la composition, de la structuration, mais aussi des conditions de constitution de cette population (les populations ne se distribuent pas localement de façon aléatoire). En effet, l’agrégation dans un même espace de différentes catégories d’habitants, comme la proximité qu’elle implique de fait, produisent des effets. Et c’est pour une part l’intérêt des approches localisées de permettre de repérer ces effets.

Plusieurs critères ont été mis en avant en ce qu’ils structurent souvent fortement les modes de coexistence entre les habitants.

L’opposition entre ‘‘anciens’’ et ‘‘nouveaux’’ habitants qui n’implique pas les mêmes durées objectives d’ancienneté d’un contexte résidentiel à un autre. La variabilité de la définition de l’ancienneté est notamment liée aux rythmes de peuplement et de rotations propres aux contextes. Plus généralement, la durée de résidence contribue surtout à l’approfondissement des relations et influence moins sur le volume des rencontres.

Au sein de contextes locaux limités, l’opposition locataires/propriétaires structure également fréquemment les modes de coexistence entre voisins 108 . Représentant un ancrage dans les lieux, la propriété du logement s’accompagne d’une sociabilité plus développée, notamment lorsqu’elle se conjugue avec d’autres caractéristiques de l’habitat comme le type de logement (par exemple, propriété et habitat pavillonnaire tendraient à cumuler leurs effets).

Tous les milieux sociaux ne sont pas représentés de façon égale au sein d’un espace particulier. Il est donc nécessaire de saisir la façon dont la population se structure socialement. La structure d’une population localisée affecte notamment «la perception des rapports de classe» : «‘la place dans la structure sociale ‘‘locale’’ détermine le sentiment général que l’on a de l’interaction sociale, plus que la place dans la structure sociale ‘‘nationale’’’» 109 . Il s’agit alors de s’interroger sur «‘la forme que prennent les oppositions et les divisions sociales quand elle sont surdéterminées par les conditions de constitution de cette population et par les particularités de cette composition’» 110 .

Plus largement, les différentes catégories d’habitants, présentes au sein d’un contexte résidentiel donné, forment ‘une configuration particulière’. Nous reprenons ici le concept de configuration tel que l’emploie Norbert Elias. Il renvoie aux tensions et aux enjeux que produisent les relations d’interdépendance entre groupes ou individus, au sein d’un espace ou d’une structure particulière. Ces tensions et enjeux sont dépendants du pouvoir symbolique du groupe ou de l’individu, ce dernier tenant à sa position dans la structure. Les différentes positions sont donc hiérarchisées (des plus hautes aux plus basses) et cette hiérarchie donne lieu a des rapports de forces.

Les résultats obtenus lors de la première étape de ce travail nous ont conduit à envisager l’existence d’une hiérarchie des statuts au sein des résidences. Nous émettons donc l’hypothèse que les modes de coprésence entre résidents sont notamment dépendants des positions symboliques que les habitants occupent au sein de la configuration relationnelle qu’ils forment dans chaque résidence. Notre démarche valorise résolument un mode de pensée relationnel, structural. Cette conception relationnelle du social que défend Norbert Elias 111 peut être rapprochée de celle de Pierre Bourdieu, telle qu’il l’envisage notamment avec le concept de champ 112 . En effet, on retrouve notamment chez ces deux sociologues l’idée d’un système de positions et de relations structurées et hiérarchisées, propre à un champ ou à une configuration particulière. Le concept de configuration semble cependant mieux convenir à notre recherche.

Il peut s’appliquer à un contexte local 113 et a été mobilisé auparavant afin d’analyser des monographies et d’expliquer les modes de coprésence entre habitants 114 .

De plus, la correspondance entre clivages objectifs et principes subjectifs n’est pas considérée comme allant de soi et plutôt comme un processus dont il appartient au sociologue d’en montrer les articulations et le mode de construction. A titre d’illustration, la structuration des positions symboliques est commandée, dans la théorie des champs proposée par Pierre Bourdieu, par la distribution des différentes espèces de capitaux. La position symbolique dépend du capital symbolique détenu qui est lui-même la transfiguration de l’une ou l’autre espèce de capital (économique ou culturel). Or, il nous semble important de ne pas associer strictement l’organisation de l’espace social (selon le volume et la structure des capitaux économique et culturel possédés) avec l’espace des positions symboliques, «‘de ne pas assimiler a priori l’espace social des positions (haut/bas) dans la sphère ‘‘économique’’ avec l’espace social des positions (dominant/dominé mais aussi inclus/exclus) dans la sphère ‘‘relationnelle’’ que l’on ne peut réduire à un champ secondaire au service des stratégies économiques’» 115 .

Le concept de configuration implique également un mode d’approche des discours particulier. En effet, il invite l’analyse sociologique à s’attacher aux conceptions de l’ensemble des groupes en situation d’interdépendance sans préjuger de leur importance structurante. Le but n’est pas «‘de distribuer les éloges ou les blâmes, ni d’étudier ce qu’on pourrait tenir pour un ‘‘dysfonctionnement’’ (...) mais autant que possible, d’expliquer : expliquer en termes d’interdépendance des êtres humains dans des configurations, indépendamment de leur ‘‘bonté’’ ou de leur ‘‘mauvaiseté’’ relative’» 116 . Dans le même sens, Norbert Elias dénonce les recherches qui analysent ce qui semble poser problème tandis que «‘l’état des gens ‘‘bien intégrés’’ (peu importe au fond le mot employé), est présenté comme un état relativement ‘‘peu problématique’’, ‘‘normale’’, et, par conséquent, comme un phénomène qu’il est inutile d’étudier’» 117 . Penser les rapports entre groupes comme interdépendants est essentiel afin de ne pas se laisser abuser par les stratégies de naturalisation et d’imposition de définitions des groupes, et notamment de ceux qui occupent les positions les plus favorables. Il s’agit de prendre garde de ne pas mesurer les points de vue des uns selon les normes des autres, et plutôt de voir quelles sont les différences de pouvoir symbolique qui se dissimulent derrière les différences de points de vue.

Les types d’habitat auxquels nous nous intéressons se caractérisent par ‘la présence de responsables ou/et gardiens’. Ceux-ci assurent un accueil la journée et logent souvent sur place. Ils s’occupent de la maintenance générale de l’immeuble (entretien, surveillance, gestion des entrées et sorties, visite des appartements, signature des baux, etc.) et répondent aux besoins des habitants.

Les modes d’occupation et d’usage des logements et des espaces collectifs dépendent pour une part des règles (plus ou moins formelles et formalisées) instituées par l’agence immobilière qui gère chaque résidence. Les responsables des résidences et/ou gardiens ont notamment pour fonction de les transmettre et de les faire respecter. De ce point de vue là, l’objectif de notre travail sera de prendre en compte l’influence des responsables et/ou gardiens sur les relations entre les habitants 118 .

Comment les responsables des résidences perçoivent-ils les différentes catégories habitants ? Quelles relations entretiennent-ils avec elles ? En quoi ceci produit-il des effets sur les modes de coexistence entre habitants ?

Il s’agira enfin de considérer ‘l’histoire propre à chaque contexte résidentiel’ analysé. Les résidences, même si elles sont récentes, ont une histoire et celle-ci participe à la construction des relations entre les habitants. Les modes de gestion de la résidence ont-ils été modifiés depuis la construction de l’immeuble ? En quoi ceci renseigne-t-il sur les manières d’habiter, sur les modes de coexistence entre habitants et entre habitants et responsables des résidences ? En quoi et dans quelle mesure l’histoire propre à la vie de l’immeuble et de ses habitants, explique-t-elle les manières d’habiter et les relations de voisinage qui s’y jouent au moment de la recherche ?

Notes
105.

HERAN, 1987, p. 43.

106.

Idem, p. 45.

107.

REMY, 1998a, p. 92.

108.

Voir notamment GRAFMEYER, 1991.

109.

CHAMBOREDON, LEMAIRE, 1970, p. 29.

110.

Idem, p. 5.

111.

Jacques Lautman développe également l’idée selon laquelle « les groupes localisés se définissent relationnellement les uns par rapport aux autres et le système des relations est peut-être plus important que la description concrète des groupes et de leurs actions » (LAUTMAN, 1981, p. 325.).

112.

DECHAUX, 1993.

113.

Bernard Lahire (1999, p. 32) développe l’idée selon laquelle « tout contexte pertinent d’activité n’est pas un champ ».

114.

ELIAS, 1997.

115.

DUBAR, 1991, p. 76.

116.

ELIAS, 1997, p. 249.

117.

Idem, p. 261.

118.

Ne pas prendre en compte d’une manière précise les autres acteurs qui interviennent dans la gestion des résidences et de leurs habitants (les agences immobilières et/ou les promoteurs) constitue une limite de notre recherche. Ceci est dépendant de leurs résistances à l’enquête que nous développerons ultérieurement.