Les résidences

1.1. Modes de sélection et d’accès aux terrains d’enquête : contraintes et enjeux

Je l’ai précisé en introduction, c’est avant tout la curiosité vis-à-vis d’un type d’habitat particulier et un concours de circonstances qui m’ont conduite à porter mon attention sur la résidence A. En revanche, les trois autres résidences (B, C, D) ont été sélectionnées selon des principes qu’il apparaît indispensable d’expliciter.

D’une manière générale, le choix des trois résidences devait répondre à une exigence principale : puisque l’un des objectifs de la recherche était de confronter les résultats obtenus, lors de l’analyse de la résidence A, à d’autres contextes, il s’agissait d’assurer la possibilité et la pertinence de la comparaison entre les quatre résidences. Il était donc indispensable de s’assurer qu’elles étaient similaires du point de vue des critères qui nous semblaient les plus pertinents : le cadre bâti (de petits logements, des espaces collectifs), deux principales catégories d’habitants (des étudiants et des non-étudiants). De ce fait, ce sont autant les caractéristiques propres aux résidences services pour ménages d’une personne, que les résultats obtenus suite à l’enquête préalablement menée au sein de la résidence A, qui ont commandé le mode de sélection des trois autres résidences.

Afin de choisir avec un minimum de rigueur ces trois résidences, je décidai d’établir la liste des résidences services pour ménages d’une personne qui existaient à Lyon 121 . Pour ce faire, j’envisageai dans un premier temps de travailler sur plusieurs types de documents : l’annuaire (‘‘les pages jaunes’’), les revues immobilières locales, les journaux où figuraient des annonces immobilières (vente et location), les guides et brochures qui renseignaient sur les logements étudiants. La limite de ce mode d’investigation était que je présupposais que ces résidences, compte tenu de leur spécificité, avaient tout intérêt à être visibles, et que l’investigation de multiples moyens de communication me permettrait d’établir la liste désirée. Je décidai alors de contacter d’autres types d’informateurs et notamment l’Agence d’urbanisme de Lyon mais sans grand succès.

Je fus donc finalement contrainte de me centrer sur l’analyse des documents préalablement cités. Je travaillai en premier lieu à partir des ‘‘pages jaunes’’ où figuraient des rubriques susceptibles de m’intéresser. Celles-ci s’intitulaient «résidences avec services» et «résidences de tourisme, résidences hôtelières». Y figuraient notamment des résidences Sonacotra et des résidences universitaires que j’écartai de mon échantillon compte tenu du mode de sélection que je m’étais fixée. J’envoyai un courrier ou je contactai par téléphone les autres résidences afin d’obtenir davantage d’informations. Suite aux diverses réponses (écrites et orales) que j’avais recueillies, je constatai qu’il existait plusieurs types de résidences classées sous les rubriques préalablement citées : des résidences pour personnes âgées, des résidences de tourisme de très haut standing (trois ou quatre étoiles) pour hommes ou femmes d’affaires souhaitant séjourner quelques jours à Lyon, des résidences étudiantes privées, et enfin des résidences qui se distinguaient des précédentes par le fait qu’elles ne s’adressaient pas, a priori, à un type de personnes particulier. J’excluai de mon échantillon les résidences pour personnes âgées et les résidences de très haut standing. Je ne pouvais en revanche écarter les résidences privées avec services qui se présentaient comme résidences étudiantes : en parcourant les annonces immobilières de journaux locaux, j’avais pu constater que certaines de ces résidences faisaient de la publicité en vue d’attirer également une clientèle de salariés et de cadres d’entreprise. Il me fallait donc recueillir davantage d’informations concernant ces résidences étudiantes et celles qui ne s’adressaient pas à une population particulière.

Prétextant être à la recherche d’un logement, je téléphonai à leurs responsables, leur demandant notamment des précisions concernant ce qui restaient imprécis : les caractéristiques de la population présente dans l’immeuble. Certains responsables ou gardiens d’immeuble me précisèrent de suite à quel type de personnes s’adressaient les résidences (exclusivement aux étudiants pour la plupart). D’autres apparaissaient moins prompts à me répondre. Ils évitaient même la question, me demandant plutôt quelle activité j’exerçais, si j’étais étudiante, etc. Je compris que leurs réponses dépendaient de la façon dont je me présentais. Il apparaissait donc indispensable que j’appréhende dans quelle mesure le discours des responsables était adapté aux modes de présentation au téléphone des gens intéressés par un logement. Pour ce faire, je décidai de modifier les caractéristiques de l’interlocuteur et pris l’habitude de téléphoner deux fois. La première fois je me présentais comme salariée. La deuxième fois, un de mes proches appelait en se présentant comme étudiant. La description de la population de l’immeuble était alors très différente. Dans le premier cas était valorisée la mixité. Etait avancé qu’il y avait autant d’étudiants que de non-étudiants. On me demandait parfois mon âge en complément d’informations. Avoir la trentaine ou moins semblait un atout, comme si la proximité d’âge permettait d’homogénéiser quelque peu la population, ou de rendre moins visible et marquée cette mixité. Dans le second cas, la résidence était présentée comme accueillant de façon majoritaire des étudiants.

Les différences de discours tenus par les responsables selon les caractéristiques de leurs interlocuteurs rendirent prégnante la nécessité de s’interroger sur la pertinence scientifique des techniques d’enquête mobilisées et me rappelèrent les dangers propres au recueil des données en sociologie.

Lorsqu’il recueille des informations par l’intermédiaire d’un tiers, le sociologue ne prélève pas une réalité qu’il a tout loisir d’interpréter et d’analyser par la suite. Il saisit des représentations dépendantes de rapports sociaux antérieurs. Toute rencontre est à considérer comme une relation sociale qui produit des effets sur les discours. Il s’agit de ne pas préjuger du caractère objectif des informations recueillies et de les considérer comme un point de vue sur une réalité. Comme le rappelle notamment Pierre Bourdieu, «‘c’est peut-être la malédiction des sciences de l’homme que d’avoir affaire à un objet qui parle’» 122 .

De plus, toutes les opérations de la pratique sociologique engage des présupposés théoriques puisque le réel ne peut répondre que si on l’interroge 123 . Ceux-ci dominent le travail expérimental et garantissent la rupture avec les présupposés et la sociologie spontanée. Or, en interrogeant les responsables des résidences et en espérant qu’ils m’informent sur la réalité objective de la population, j’oubliais l’une des hypothèses de la problématique que j’avais adoptée et qui consistait à penser que les responsables, compte tenu de leur fonction, étaient susceptibles de jouer un rôle dans la configuration des relations entre les habitants.

A la suite de ces entretiens téléphoniques avec les responsables je réalisai également plusieurs choses.

Tout d’abord, il apparaissait impossible de faire la liste, plus ou moins exhaustive, des résidences situées à Lyon et rassemblant les critères fixés. La composition de la population, critère très important compte tenu des objectifs de la recherche, ne pouvait être connue rapidement que par l’intermédiaire d’un tiers dont les informations transmises n’étaient pas fiables 124 .

Les responsables des résidences ne pouvaient être considérés comme des interlocuteurs privilégiés me permettant d’accéder à certaines informations ‘‘objectives’’. Leurs discours étaient au contraire à déconstruire.

Je compris également que la définition de la population, comme sa visibilité, constituait un enjeu important. Une partie de mon travail allait sans doute impliquer que je m’interroge sur les enjeux et intérêts qui pouvaient se dissimuler derrière cette façon de présenter la population. De ce point de vue là, il me sembla tout à fait intéressant d’effectuer une enquête dans l’une de ces résidences.

Je décidai alors de ne pas sélectionner les résidences à partir d’une liste préalablement établie, mais de retenir les premières résidences qui répondaient aux critères retenus. Compte tenu des difficultés à obtenir des informations concernant la composition objective de la population, je déterminai si telle ou telle résidence répondait aux objectifs de la recherche, en prenant en considération les différentes informations recueillies par les biais des journaux (ou de divers documents écrits), ainsi qu’en analysant les propos tenus par les responsables lors des deux entretiens téléphoniques.

Les quatre résidences sélectionnées ont en commun les points suivants.

‘Elles se situent à Lyon’ ‘, ’ ‘sont récentes’ (elles étaient construites depuis deux ou trois ans au moment où les entretiens ont été effectués). Elles rassemblent essentiellement de ‘petits logements’ (des studios principalement dont le loyer mensuel se situe entre 381 et 518 euros, soit entre 2500 et 3400 fr.). ‘Ceux-ci sont ’ ‘toujours équipés’ : réfrigérateur, matériel de cuisson. ‘La plupart sont aussi meublés ’: un lit (une place), une table ou un bureau, une chaise, un meuble de rangement, des lampes, etc. Elles comprennent également ‘des services et espaces communs’ (au minimum une laverie et une salle commune). Un responsable ou un gardien est présent sur place la journée. Elles ne s’adressent pas de manière définitive à une population particulière. ‘La population de chaque immeuble comprend au moins 20% de non-étudiants’. Enfin, les habitants sont ‘locataires’. Les propriétaires sont le plus souvent des particuliers qui ont investi dans ces logements afin de bénéficier des aides fiscales (lois Périssol et Quilès-Méhaignerie).

La résidence sélectionnée, je procédai de la façon suivante. Je contactai par courrier le responsable de la résidence. Ce courrier avait pour objectif de me présenter, de présenter les objectifs de la recherche et de solliciter un rendez-vous. Ce courrier était suivi quelques jours plus tard d’un appel téléphonique visant à fixer une entrevue. Aucun responsable de résidence n’a refusé de s’entretenir avec moi. Pendant cet entretien je demandai davantage d’informations sur la résidence et ses habitants, ainsi que sur la fonction du responsable 125 . Je demandai au responsable de me décrire la population des résidences et je pu constater que la présence des actifs était dissimulée ou dévaluée. Les discours que m’ont alors tenus les responsables se rapprochaient de ceux formulés au téléphone, lorsqu’un de mes proches les avait contactés en se présentant comme étudiant à la recherche d’un logement. Ceci s’explique sans doute par mon statut et le fait que ce travail s’inscrit dans un cadre universitaire mais pas seulement. En effet, les responsables ne s’adressaient pas uniquement à une étudiante. Je représentais également une personne extérieure dont l’objectif était de saisir, analyser et finalement rendre public ce qui se jouait au sein de ce contexte. La façon dont ils m’ont présenté la population renseigne ainsi également sur leur définition de la population légitime.

Pendant cet entretien, je m’assurais également que l’ensemble des critères souhaités étaient rassemblés et j’informais mon interlocuteur des grandes modalités de l’enquête. Je restais cependant assez évasive. Je ne précisais pas, par exemple, que la recherche visait plus spécifiquement à analyser les modes de coexistence entre étudiants et non-étudiants. Je prenais soin également d’employer le terme général d’ «habitants» lorsque je parlais de la population de l’immeuble, afin de ne pas la différencier a priori selon tel ou tel critère. Il apparaissait au contraire très intéressant de voir de quelle façon les habitants allaient être définis et différenciés par le responsable.

Mon attitude pendant l’interview visait d’une manière générale à répondre à deux nécessités. Il s’agissait tout d’abord de gagner la confiance des responsables, de les assurer du sérieux et du caractère ‘‘bienveillant’’ de mon travail afin de limiter leurs résistances. Il s’agissait aussi de maintenir le contrôle de l’enquête : il n’était pas souhaitable que le responsable se pense complice ou parti prenante de la recherche. Au contraire, les relations avec le responsable devaient rester limitées et dans une certaine mesure distantes, afin qu’un climat de confiance puisse s’instaurer entre les habitants que j’allais interroger et moi-même. Ceci s’est avéré d’autant plus délicat à gérer que les rendez-vous ou contacts avec les responsables étaient toujours susceptibles d’être connus des habitants. Les responsables me recevaient dans leur bureau (aux parois vitrées) qui était aussi le point d’accueil des habitants.

L’ensemble des entretiens avec les responsables des résidences ont fait l’objet d’une prise de notes systématique dans un carnet. Celles-ci sont riches d’enseignement et seront exposées et mobilisées au fil de l’analyse.

Notes
121.

Compte tenu des contraintes de temps et de moyens spécifiques au travail de thèse toutes les résidences sélectionnées se situent à Lyon commune où je réside et où j’effectue mes études. En même temps, la référence a un même contexte urbain est garantie et de ce point de vue là avantageuse.

122.

BOURDIEU, CHAMBOREDON, 1983, p. 56.

123.

Idem, p. 54.

124.

Les résidences étaient trop récentes pour que je puisse mobiliser le recensement général de la population.

125.

Voir grille d’entretien des responsables en annexes (annexe I, deuxième point).