1.4. Les actifs : une présence qui ne va pas de soi

Si la question de la légitimité à habiter les lieux est au centre des débats les plus virulents, elle apparaît d’autant plus saillante pour les actifs.

1.4.1. Les étudiants contestent la présence des actifs

Pour les étudiants, la présence des actifs dans les résidences ne va pas de soi. Elle est tout d’abord souvent perçue comme étrange et suspecte.

  • «il a dû se passer quelque chose dans leur vie»
    Sylvie, 18 ans, étudiante en 1
    ère année de médecine.
  • «ça me semble bizarre que ces gens viennent habiter ici (...) ils doivent avoir une famille»
    Madeleine, 18 ans, étudiante en 1
    ère année de D.E.U.G. de droit.
  • «ça me paraît d’ailleurs assez étrange qu’ils vivent dans ce genre de résidence à 50 ans»
    Sébastien, 19 ans, étudiant en 1
    ère année de D.E.U.G. de droit.

Le fait de vivre seul dans ce type de résidence, lorsque l’on a plus de trente ans, pose question. Cette situation apparaît mystérieuse. La remise en cause du modèle de vie traditionnel que leur situation sous-tend de fait, déstabilise, interpelle, questionne. La fracture est telle que les explications envisagées tendent à imposer l’idée d’une réalité effrayante, de secrets inavouables : «il a dû se passer quelque chose dans leur vie». Ce «quelque chose» renvoie implicitement à une vie familiale difficile. Parfois, l’idée de vivre seul à quarante ans dans une résidence de ce type, est à ce point inimaginable pour les étudiants, qu’ils tendent à nier cette réalité en faisant référence coûte que coûte à la famille : «ils ‘doiven’ t avoir une famille».

La présence des actifs au sein des résidences est également contestée par les étudiants. J’ai pu particulièrement le réaliser à la suite de contacts informels et improvisés avec des étudiants. Ainsi, alors que j’attendais dans le hall d’entrée un habitant avec qui j’avais rendez-vous, des étudiants m’ont invitée à me joindre à eux (ils discutaient à proximité des distributeurs de boisson situés près de l’entrée de l’immeuble). Je fus alors amenée à me présenter et à présenter la recherche que j’effectuais. De suite, les étudiants centrèrent leurs discussions sur les non-étudiants ou pour reprendre leurs termes sur «les vieux». Ils apparurent véritablement révoltés de leur présence, tinrent des propos méprisants, revendiquèrent leur expulsion des lieux.

Les propos tenus en situation d’interview sont moins virulents mais tendent également à contester la présence des actifs au sein des résidences. Parfois ce n’est pas dit explicitement et les discours restent assez neutres. Cependant, un mot, une intonation, une association d’idée ou une impression confuse laisse à penser que les choses ne sont pas si simples et que derrière les discours ‘‘de convenances’’ se dissimule une autre réalité. Dans certains cas, la présence des actifs est explicitement remise en question.

  • «j’ai vu un monsieur qui doit avoir 40, 45 ans et ça m’a interpellée donc ça devait pas correspondre à l’idée que je me faisais (...)»
    Alexandra, 25 ans, étudiante en 3
    ème cycle d’école de commerce.
  • «dans ma résidence il y a aussi des cadres commerciaux qui viennent et la plupart des personnes qui sont à mon étage c’est des cadres... c’est des personnes qui ont 40, 50 ans et donc c’est pas le but de la manœuvre d’avoir des personnes de cet âge dans... c’est pas pour ça que je suis venue ici, je suis venue pour être entourée de jeunes (...) normalement quand même une résidence étudiante c’est strictement étudiant donc ils devraient pas accepter normalement des personnes qui ne sont pas étudiantes»
    Madeleine, 18 ans, étudiante en 1
    ère année de D.E.U.G. de droit.
  • «je pensais que c’était une résidence étudiante et j’ai vu des gens qui avaient plus de... la quarantaine et qui étaient là normalement... de là j’ai appris que la résidence n’avait pas le statut de résidence étudiante... ça se dit une résidence étudiante mais ça peut accueillir n’importe qui, donc c’est ce qui m’avait choquée»
    Nelly, 22 ans, étudiante en 1
    ère année d’école d’ingénieur.
  • «j’ai vu des personnes plus âgées et il y a même des personnes qui ne sont pas étudiantes (...) j’ai vu des personnes, elles étaient vraiment âgées... je ne sais pas, ils avaient peut-être la cinquantaine (...) c’est vrai que moi au début je me suis dit la résidence étudiante, c’est normal, et puis c’est vrai, je ne m’attendais pas à voir des personnes seules comme ça... ça m’a un peu choquée»
    Sylvie, 18 ans, étudiante en 1
    ère année de médecine.

Apercevoir un actif dans la résidence constitue souvent un moment de surprise pour les étudiants («c’est ce qui m’avait choquée») ce qui illustre bien que leur présence est loin d’aller de soi. La prise de conscience de la présence de non-étudiants marque un moment de rupture par rapport aux représentations premières qu’ils avaient de la population de l’immeuble. Elle est vécue d’autant plus douloureusement que l’étudiant(e) pensait que la résidence était réservée aux étudiants et qu’il l’avait choisie selon ce critère. Un sentiment de trahison transparaît alors dans les discours.

Ces extraits illustrent aussi comment les oppositions entre étudiants et actifs se cristallisent autour des différences d’âge : il y a les jeunes et les gens de quarante, cinquante ans, ceux qui sont au plus haut de la structure de la pyramide des âges.

Surtout, ils laissent entrevoir l’existence de normes. Selon Madeleine, les actifs «normalement» ne devraient pas être acceptés. Nelly semble étonnée qu’ils soient là «normalement». Pour Sylvie, une résidence étudiante «c’est normal». Tout se passe donc comme si la présence des actifs représentait le non-respect d’une règle établie. Leur présence dans les lieux n’est pas ordinaire ni habituelle. Elle n’est pas conforme à l’idée qu’ils se faisaient de la population des résidences. Le sentiment d’illégitimité de leur présence apparaît d’autant plus fort qu’elle est perçue implicitement comme devant être sanctionnée : une loi semble avoir été bafouée.