Comment les habitants perçoivent-ils les relations qu’ils entretiennent avec les autres habitants ? En sont-ils satisfaits ? Correspondent-elles à leurs éventuelles attentes en matière de voisinage ?
D’une manière générale les habitants ne sont pas indifférents quant à la nature des relations qu’ils entretiennent avec les autres habitants. Rares sont ceux qui n’apparaissent pas concernés ou impliqués. Un certain nombre de questions très ouvertes («qu’est-ce que vous auriez envie de me dire en premier lieu sur votre vie au sein de la résidence», «qu’est-ce que vous appréciez le plus, le moins en ce qui concerne votre vie au sein de la résidence») posées plutôt en début d’entretien, visaient notamment à mesurer l’importance et le sens que revêtait pour les habitants, les relations entretenues avec les autres résidents. Souvent, c’est à cette occasion qu’ils abordaient spontanément le sujet. Les discours exprimaient alors plutôt un regret quant à l’absence de relations et/ou le désir d’entretenir davantage de relations avec ses voisins. D’autres ont également exprimé ce désir lorsque je leur ai posé explicitement la question mais ils apparaissaient moins impliqués que les premiers. Ainsi, plus de la moitié des habitants interrogés ont exprimé de façon explicite le désir d’entretenir davantage de relations avec les autres habitants : ce sont autant des étudiants que des actifs. Deux groupes d’habitants sont à distinguer.
Il y a tout d’abord ceux qui expriment explicitement, mais d’une façon relativement neutre et nuancée, le désir d’entretenir davantage de relations et le regret que celles-ci ne soient pas plus conséquentes. Ce sont plus souvent des étudiants (habitant les résidences A, B et D).
Le souhait d’entretenir davantage de relations est plutôt exprimé ici lorsque la question est explicitement posée. En même temps, il ne s’agit pas de répondre de façon anodine afin de contenter l’enquêteur ou ce qu’ils perçoivent des attentes de la recherche. Les discours rendent compte d’un réel désir de relations. Pour Judith, il se construit autour d’une voisine clairement identifiée, aperçue de temps en temps, de laquelle elle aimerait bien se rapprocher. Léopold l’exprime de façon moins impliquante individuellement : il parle au nom d’un groupe. Il dissimule et assoit en même temps son point de vue en l’intégrant dans une réalité plus générale : «les étudiants», «on». Les propos de Thierry révèlent qu’exprimer les difficultés à rencontrer les autres habitants n’est pas aisé. Il cherche ses mots, hésite, se reprend lorsqu’il explique que ces tentatives de rapprochements avec les autres habitants n’ont pas porté leurs fruits. Au contraire, il évoque précédemment très clairement l’importance qu’il accorde à pouvoir identifier ses voisins. Mais déclarer ceci est moins discréditant puisque c’est une façon de dire que l’on s’intéresse aux autres, et donc que l’on n’est pas asocial.
Les habitants du deuxième groupe distingué émettent des critiques plus virulentes. Ce sont plus souvent des actifs de la résidence A et des étudiants de la résidence C.
Ici les habitants sont beaucoup moins nuancés. Ils emploient plus fréquemment le «je» et des termes exprimant clairement leurs regrets que les relations entre les habitants ne soient pas plus intenses : «je suis vraiment très déçue», «je le vis mal», «c’est tout ce que j’ai à déplorer», «mon expérience est très mauvaise», etc. Il s’agit bien ici de dénoncer ce qui fait souffrir.
Souvent, comme Michel, ils abordent spontanément le sujet en tout début d’entretien. L’enquêteur devient l’interlocuteur privilégié. Sa venue est attendue car elle donne enfin l’occasion de dénoncer, de se plaindre, et donc de se soulager. Se taire créditerait une situation que l’on juge inacceptable. Dire c’est ici témoigner, et aussi demander implicitement à l’enquêteur (en lui permettant de recueillir les discours) d’être témoin (et donc de témoigner à son tour) de ce manque de relations. Ces habitants sont particulièrement sensibles aux relations qu’ils peuvent entretenir avec leurs voisins (particulièrement les actifs de la résidence A). Souvent comme Christian, ils racontent spontanément des anecdotes très précises concernant les contacts qu’ils ont pu avoir avec d’autres habitants, alors que les autres résidents le font moins spontanément, et surtout de façon moins détaillée. Ce mode d’énonciation est, tout comme les déclarations explicites, un indicateur d’un fort intérêt accordé aux relations de voisinage.
Il est également à lier à un profond sentiment de déception : les relations de voisinage ne sont pas celles qu’ils avaient imaginées. Les extraits d’entretiens suivant illustrent la façon dont ces habitants envisageaient la vie au sein de la résidence à leur arrivée dans les lieux.
On aperçoit bien avec ces différents extraits, un décalage entre la vision anticipée de la vie relationnelle au sein des résidences et la réalité de celle-ci. Les habitants ont associé le cadre matériel des résidences (services, espaces communs, décoration) ainsi que la présence sur place du responsable des résidences à convivialité, chaleur humaine, rencontres. Il est moins fait ici allusion à l’aspect fonctionnel ou pratique de ces espaces qu’à leur dimension relationnelle présumée. Le sentiment de déception est d’autant plus fort que la multitude d’espaces collectifs proposés laissait à penser que les contacts seraient nombreux et aisés. La façon dont Christian liste les services en répétant inlassablement «quand on vous annonce que vous avez... vous avez... vous avez...» l’illustre bien. Tout se passe comme si les habitants n’avaient pas préalablement imaginé une seule seconde la possibilité qu’il n’y ait aucun contact entre les résidents. Ces habitants sont d’autant plus désenchantés qu’ils avaient été enchantés, comme ensorcelés par tout ce que leur avait laissé présager l’organisation et l’agencement des résidences. Attentes et espérances se sont transformées en illusions : tout n’était qu’apparences.
Au delà des déclarations plus ou moins explicites, un autre élément rend compte du désir de relations des habitants : ils expriment parfois le vœu que des activités soient proposées aux résidents et cela afin de favoriser les rencontres.
La nécessité d’organiser des rencontres entre les habitants naît de l’idée que les espaces communs ne les favorisent pas. Il faut provoquer les rencontres plutôt que «laisser le cadre agir». Il s’agit de gérer les échanges, de les formaliser 182 .
Cependant, cette volonté que des rencontres entre les habitants soient organisées ne va pas complètement de soi : elle est parfois nuancée ou dévaluée. On le voit bien avec Stéphane qui déclare : «c’est peut-être aussi à nous à se prendre en charge». «Organiser» a en effet un double sens. Il sous-tend l’aménagement, la préparation mais aussi l’idée d’arrangement, d’absence de spontanéité qui est très dévalorisée socialement concernant les relations.
Parallèlement, il paraît impropre et déplacé d’afficher (aux yeux des autres habitants) sa volonté de nouer des relations.
Il est relativement fréquent que les habitants renvoient à cette situation particulière : sonner chez un voisin et se présenter. Cela exprime tout d’abord bien le désir de rencontrer l’autre, de l’identifier et de s’identifier à ses yeux. Mais aussi la nécessité que ces relations aient un sens et qu’elles se construisent à partir de ce sens premier. La référence à un «prétexte» exprime bien l’idée selon laquelle le désir de relation ne suffit pas à l’instauration de liens. Au contraire, il est plutôt dévalorisé lorsqu’il apparaît de façon brutale, c’est-à-dire lorsqu’il ne se dissimule pas derrière une raison apparente pouvant être perçue des deux côtés comme légitime.
Notons que la résidence C organise au mois d’octobre de chaque année « un pot d’accueil ». Si les habitants font référence parfois à telle ou telle conversation qu’ils ont pu avoir à cette occasion avec d’autres habitants, ils regrettent comme les habitants des autres résidences que des rencontres entre les habitants ne soient pas organisées.