1.5. Relations de voisinage insuffisantes : chacun des deux groupes accuse la présence de l’autre

Comment les habitants perçoivent-ils les relations qu’ils entretiennent avec les autres habitants ? En sont-ils satisfaits ? Correspondent-elles à leurs éventuelles attentes en matière de voisinage ?

1.5.1. Pour davantage de relations...

D’une manière générale les habitants ne sont pas indifférents quant à la nature des relations qu’ils entretiennent avec les autres habitants. Rares sont ceux qui n’apparaissent pas concernés ou impliqués. Un certain nombre de questions très ouvertes («qu’est-ce que vous auriez envie de me dire en premier lieu sur votre vie au sein de la résidence», «qu’est-ce que vous appréciez le plus, le moins en ce qui concerne votre vie au sein de la résidence») posées plutôt en début d’entretien, visaient notamment à mesurer l’importance et le sens que revêtait pour les habitants, les relations entretenues avec les autres résidents. Souvent, c’est à cette occasion qu’ils abordaient spontanément le sujet. Les discours exprimaient alors plutôt un regret quant à l’absence de relations et/ou le désir d’entretenir davantage de relations avec ses voisins. D’autres ont également exprimé ce désir lorsque je leur ai posé explicitement la question mais ils apparaissaient moins impliqués que les premiers. Ainsi, plus de la moitié des habitants interrogés ont exprimé de façon explicite le désir d’entretenir davantage de relations avec les autres habitants : ce sont autant des étudiants que des actifs. Deux groupes d’habitants sont à distinguer.

Il y a tout d’abord ceux qui expriment explicitement, mais d’une façon relativement neutre et nuancée, le désir d’entretenir davantage de relations et le regret que celles-ci ne soient pas plus conséquentes. Ce sont plus souvent des étudiants (habitant les résidences A, B et D).

  • «- par rapport aux autres habitants... est-ce que vous aimeriez avoir des relations plus suivies...
    - ce serait agréable je pense quand même... ma voisine â côté, elle a l’air sympathique...»
    Judith, 21 ans, étudiante en licence de lettres modernes.
  • «le problème à la limite, tous les étudiants n’ont pas les mêmes horaires, donc on ne se croise pas toujours en fait (...) si on veut créer des relations dans la résidence c’est pas évident»
    Léopold, 26 ans, étudiant en D.E.S.S. de commerce extérieur.
  • «je trouve ça important [avoir des relations avec ses voisins] j’aime bien... j’aime bien connaître... savoir qui sont mes voisins (...) maintenant j’ai l’impression depuis le début j’ai été... en début d’année j’ai pas mal été spontanément chez mes voisins mais je trouve ça étonnant que l’inverse ne soit pas vraiment... ne soit pas vrai…»
    Thierry, 20 ans, étudiant en 1
    ère année de D.E.U.G. de philosophie.

Le souhait d’entretenir davantage de relations est plutôt exprimé ici lorsque la question est explicitement posée. En même temps, il ne s’agit pas de répondre de façon anodine afin de contenter l’enquêteur ou ce qu’ils perçoivent des attentes de la recherche. Les discours rendent compte d’un réel désir de relations. Pour Judith, il se construit autour d’une voisine clairement identifiée, aperçue de temps en temps, de laquelle elle aimerait bien se rapprocher. Léopold l’exprime de façon moins impliquante individuellement : il parle au nom d’un groupe. Il dissimule et assoit en même temps son point de vue en l’intégrant dans une réalité plus générale : «les étudiants», «on». Les propos de Thierry révèlent qu’exprimer les difficultés à rencontrer les autres habitants n’est pas aisé. Il cherche ses mots, hésite, se reprend lorsqu’il explique que ces tentatives de rapprochements avec les autres habitants n’ont pas porté leurs fruits. Au contraire, il évoque précédemment très clairement l’importance qu’il accorde à pouvoir identifier ses voisins. Mais déclarer ceci est moins discréditant puisque c’est une façon de dire que l’on s’intéresse aux autres, et donc que l’on n’est pas asocial.

Les habitants du deuxième groupe distingué émettent des critiques plus virulentes. Ce sont plus souvent des actifs de la résidence A et des étudiants de la résidence C.

  • «je n’ai aucun contact avec les gens de la résidence, j’ai une amie qui habite juste en dessous et puis bon c’est tout... je suis vraiment très déçue... je trouve qu’on paye très très cher et puis bon finalement pas grand chose... pas grand chose»
    Mathilde, 20 ans, étudiante en 1
    ère année de D.E.U.G. de philosophie.
  • «- qu’est-ce que vous auriez envie de me dire en premier lieu sur votre vie ici ?
    - ici ?
    - oui
    - manque de convivialité... les gens... peut-être que ça vient de moi aussi mais les autres aussi ils ne font pas l’effort de venir... et ça je le vis mal (...) c’est tout ce que j’ai à déplorer»
    Michel, 19 ans, étudiant en 1
    ère année de D.E.U.G. de droit.
  • «je connais quelques personnes dans la résidence mais encore très peu et c’est une chose que je reproche dans la résidence (...) il n’y a pas tant de communication entre les personnes (...) c’est vrai que c’est dommage»
    Nestor, 21 ans, étudiant en 2
    ème année d’école hôtelière.
  • «ce qui manque je crois... le contact avec ses voisins»
    Geneviève, 41 ans, secrétaire commerciale.
  • «je suis arrivé le premier octobre 1993 et la première personne que j’ai rencontrée dans le couloir… seulement dans le couloir c’est important… c’était un an après... c’était une jeune fille qui était étudiante en face de chez moi, que je ne connaissais pas et qui m’a demandé un fer à repasser (...) alors vous voyez le genre de relations sociales qui existent à l’intérieur de cet immeuble (...) si vous voulez mon expérience ici est très mauvaise (...) à ma connaissance il n’y a aucun lien avec les habitants de cet immeuble»
    Christian, 47 ans, rédacteur dans une administration publique.

Ici les habitants sont beaucoup moins nuancés. Ils emploient plus fréquemment le «je» et des termes exprimant clairement leurs regrets que les relations entre les habitants ne soient pas plus intenses : «je suis vraiment très déçue», «je le vis mal», «c’est tout ce que j’ai à déplorer», «mon expérience est très mauvaise», etc. Il s’agit bien ici de dénoncer ce qui fait souffrir.

Souvent, comme Michel, ils abordent spontanément le sujet en tout début d’entretien. L’enquêteur devient l’interlocuteur privilégié. Sa venue est attendue car elle donne enfin l’occasion de dénoncer, de se plaindre, et donc de se soulager. Se taire créditerait une situation que l’on juge inacceptable. Dire c’est ici témoigner, et aussi demander implicitement à l’enquêteur (en lui permettant de recueillir les discours) d’être témoin (et donc de témoigner à son tour) de ce manque de relations. Ces habitants sont particulièrement sensibles aux relations qu’ils peuvent entretenir avec leurs voisins (particulièrement les actifs de la résidence A). Souvent comme Christian, ils racontent spontanément des anecdotes très précises concernant les contacts qu’ils ont pu avoir avec d’autres habitants, alors que les autres résidents le font moins spontanément, et surtout de façon moins détaillée. Ce mode d’énonciation est, tout comme les déclarations explicites, un indicateur d’un fort intérêt accordé aux relations de voisinage.

Il est également à lier à un profond sentiment de déception : les relations de voisinage ne sont pas celles qu’ils avaient imaginées. Les extraits d’entretiens suivant illustrent la façon dont ces habitants envisageaient la vie au sein de la résidence à leur arrivée dans les lieux.

  • «j’ai fait une demande, il m’a envoyé des prospectus déjà... il proposait pas mal de choses : une salle de muscul, une salle de télévision je me suis dis c’est intéressant... ce n’est pas exactement ce que j’attendais... je m’attendais à quelque chose de plus convivial... c’est pas vraiment ça (...) je pensais me faire plein d’amis dans la résidence mais c’est pas du tout ça»
    Michel, 19 ans, étudiant en 1
    ère année de D.E.U.G. de droit.
  • «je pensais que ça allait me permettre de rencontrer du monde et en fait je croise quasiment personne dans les couloirs (...) au début j’étais enchantée parce que je trouvais la résidence chaleureuse je trouvais ça sympa toutes ces salles en bas où on pouvait se rencontrer... celui qui nous a accueillis paraissait assez communicatif bon sympa donc (...) les locaux sont beaux, neufs... c’est en apparence chaleureux (rires) mais bon sinon j’ai été déçue parce que je pensais avoir un peu plus de contacts»
    Mathilde, 20 ans, étudiante en 1
    ère année de D.E.U.G. de philosophie.
  • «moi, quand je suis venue avec tout ce que j’avais lu sur cette résidence je pensais que les contacts allaient être très, très faciles et que ça allait être un grand plus par rapport aux résidences sans service et il s’avère que non pour moi personnellement il n’y a pas de contact, je ne rencontre personne»
    Geneviève, 41 ans, secrétaire commerciale.
  • «ayant vu le prix alléchant de studios à 28 m² pour 1800 fr. par mois toutes charges comprises, c’est ce qu’annonçait la publicité, je me suis rué dessus et quand vous visitez et qu’on vous annonce que vous avez un distributeur de plats chauds, vous avez un distributeur de petits déjeuners, que vous avez une salle de télévision, que vous avez une salle de gymnastique, que vous avez une buanderie à vous tout seul... que vous avez euh... que vous avez la salle de gymnastique aussi, les garages... pour le prix du studio... que vous avez le service de messagerie interne avec le gérant, le régisseur, tout ça... moi ça m’a... la possibilité le matin de déjeuner ensemble avec d’autres personnes, d’autres résidents, c’est ce qui m’avait alléché le plus, je me suis dit je vais faire des connaissances mais non... (...) j’avais fantasmé un peu sur tout ça et finalement j’ai déchanté parce que ce n’était pas du tout ça (...) j’ai été extrêmement déçu... extrêmement déçu…»
    Christian, 47 ans, rédacteur dans une administration publique.

On aperçoit bien avec ces différents extraits, un décalage entre la vision anticipée de la vie relationnelle au sein des résidences et la réalité de celle-ci. Les habitants ont associé le cadre matériel des résidences (services, espaces communs, décoration) ainsi que la présence sur place du responsable des résidences à convivialité, chaleur humaine, rencontres. Il est moins fait ici allusion à l’aspect fonctionnel ou pratique de ces espaces qu’à leur dimension relationnelle présumée. Le sentiment de déception est d’autant plus fort que la multitude d’espaces collectifs proposés laissait à penser que les contacts seraient nombreux et aisés. La façon dont Christian liste les services en répétant inlassablement «quand on vous annonce que vous avez... vous avez... vous avez...» l’illustre bien. Tout se passe comme si les habitants n’avaient pas préalablement imaginé une seule seconde la possibilité qu’il n’y ait aucun contact entre les résidents. Ces habitants sont d’autant plus désenchantés qu’ils avaient été enchantés, comme ensorcelés par tout ce que leur avait laissé présager l’organisation et l’agencement des résidences. Attentes et espérances se sont transformées en illusions : tout n’était qu’apparences.

Au delà des déclarations plus ou moins explicites, un autre élément rend compte du désir de relations des habitants : ils expriment parfois le vœu que des activités soient proposées aux résidents et cela afin de favoriser les rencontres.

  • «ce qui pourrait exister... c’est pas dans le cadre de l’aménagement... mais ça se veut l’esprit d’une résidence je pense, donc qu’il y ait des choses qui soient faites pour que les gens soient en commun... mais peut-être il faudrait créer des occasions pour que les gens se rencontrent...
    - par exemple... des occasions...
    - je ne sais pas une soirée ou un truc dans le genre»
    Alexandra, 25 ans, étudiante en 3
    ème cycle d’école de commerce.
  • «ce que je trouve dommage c’est qu’il y a une salle de télévision par exemple... qui peut servir à autre chose, et à un moment donné je me suis dis, par rapport aux gens qui sont locataires, qu’il aurait peut-être été souhaitable de prendre l’initiative de réunir toutes ces personnes»
    Gérard, 44 ans, travailleur social.
  • «Il faudrait quelqu’un qui s’en donne la peine, qui organise quelque chose. Il n’y a rien du tout, strictement rien…»
    Paul, 58 ans, directeur de travaux publics.
  • «- qu’est-ce qui manque selon toi dans la résidence ?
    - on va dire les animations... c’est peut-être à nous à se prendre en charge»
    Stéphane, 24 ans, étudiant en 2
    ème année de D.E.U.G. de psychologie.

La nécessité d’organiser des rencontres entre les habitants naît de l’idée que les espaces communs ne les favorisent pas. Il faut provoquer les rencontres plutôt que «laisser le cadre agir». Il s’agit de gérer les échanges, de les formaliser 182 .

Cependant, cette volonté que des rencontres entre les habitants soient organisées ne va pas complètement de soi : elle est parfois nuancée ou dévaluée. On le voit bien avec Stéphane qui déclare : «c’est peut-être aussi à nous à se prendre en charge». «Organiser» a en effet un double sens. Il sous-tend l’aménagement, la préparation mais aussi l’idée d’arrangement, d’absence de spontanéité qui est très dévalorisée socialement concernant les relations.

Parallèlement, il paraît impropre et déplacé d’afficher (aux yeux des autres habitants) sa volonté de nouer des relations.

  • «ma voisine à côté elle a l’air sympathique mais je ne vais pas aller frapper : ‘‘bonjour c’est moi, je suis votre voisine, vous m’offrez un coup à boire, vous avez la télé ?’’... c’est vrai que bon s’il y a une occasion je la renverrai pas mais je vois mal ce que je peux prendre comme prétexte pour aller la voir»
    Judith, 21 ans, étudiante en licence de lettres modernes.
  • «on va pas aller sonner chez le copain ‘‘coucou c’est moi je suis ta voisine, on est copain’’... donc c’est comme si on était dans un immeuble normal»
    Nelly, 22 ans, étudiante en 1
    ère année d’école d’ingénieur.
  • «je me vois mal aller faire toutes les portes pour dire ‘‘bonjour’’... enfin je ne sais pas pour faire connaissance il faut une occasion»
    Sylvie, 18 ans, étudiante en 1
    ère année de médecine.

Il est relativement fréquent que les habitants renvoient à cette situation particulière : sonner chez un voisin et se présenter. Cela exprime tout d’abord bien le désir de rencontrer l’autre, de l’identifier et de s’identifier à ses yeux. Mais aussi la nécessité que ces relations aient un sens et qu’elles se construisent à partir de ce sens premier. La référence à un «prétexte» exprime bien l’idée selon laquelle le désir de relation ne suffit pas à l’instauration de liens. Au contraire, il est plutôt dévalorisé lorsqu’il apparaît de façon brutale, c’est-à-dire lorsqu’il ne se dissimule pas derrière une raison apparente pouvant être perçue des deux côtés comme légitime.

Notes
182.

Notons que la résidence C organise au mois d’octobre de chaque année « un pot d’accueil ». Si les habitants font référence parfois à telle ou telle conversation qu’ils ont pu avoir à cette occasion avec d’autres habitants, ils regrettent comme les habitants des autres résidences que des rencontres entre les habitants ne soient pas organisées.