Une configuration relationnelle du type établis-marginaux

Nous avons précisé la nature des relations de voisinage, l’intensité des liens, la façon dont les différentes catégories d’habitants se percevaient mutuellement et percevaient les relations de voisinage, ainsi que la manière dont les espaces communs étaient investis par les habitants. Il convient à présent d’analyser ces informations en tant qu’elles rendent compte, illustrent l’existence d’une certaine configuration relationnelle.

Chaque résidence constitue un contexte résidentiel particulier. Le cadre bâti, la façon dont la population se structure socialement, les modes de gestion, le rôle et la fonction des responsables, ne sont notamment pas identiques d’une résidence à l’autre. De ce fait, les modes de coexistence entre les différentes catégories d’habitants forment strictement, au sein de chaque résidence, une configuration relationnelle particulière. En même temps, ces résidences ont été sélectionnées afin que les caractéristiques qui leur sont communes autorisent la comparaison. Et en effet, au delà des particularités des quatre contextes, domine un certain type de configuration relationnelle. Nous allons ici démontrer que les actifs sont stigmatisés au sein des résidences et que les relations entre les étudiants et les actifs représentent une configuration du type établis-marginaux.

Notre analyse s’inspire directement du modèle d’interprétation de Norbert Elias qu’il développe dans Logiques de l’exclusion. Dans cet ouvrage, Norbert Elias et John L. Scotson analysent les relations (dans les années 60) entre les résidents d’une commune de cinq mille habitants située près de Leicester en Angleterre et rebaptisée Winston Parva. L’objectif de la recherche est d’expliquer et de comprendre pourquoi et comment deux groupes d’habitants («les établis») stigmatisent un autre groupe («les outsiders» ou «marginaux»). Trois zones sont distinguées. La zone 1 est un quartier résidentiel et prestigieux, plutôt habité par des classes moyennes. La zone 2 rassemble les usines locales et constitue le cœur du village ; elle est plutôt habitée par des familles appartenant à la classe ouvrière. La zone 3, appelée «le lotissement» rassemble elle aussi une population ouvrière. Les habitants de la zone 3 sont ceux qui sont stigmatisés : ils sont perçus comme peu recommandables, irresponsables et sont de façon générale dépréciés par les habitants des zones 1 et 2, avec qui ils n’ont d’ailleurs pas de contact. Ils semblent aussi accepter l’infériorité de leur statut et reprendre à leur compte l’image dépréciatrice que les habitants des zones 1 et 2 leur renvoient. Il s’agit pour Norbert Elias et John L. Scotson de comprendre pourquoi les habitants de la zone 2 stigmatisent (comme le font les habitants de la zone 1) les habitants de la zone 3, alors mêmes qu’ils ne différent pas du point de vue des variables traditionnelles (classe sociale, genre, nationalité, religion, etc.). En fait, l’analyse rend compte que ce qui oppose et différencie les habitants renvoie à une opposition du type anciens-nouveaux habitants : les habitants de la zone 2 vivent depuis longtemps à Winston Parva alors que les habitants de la zone 3 y sont installés depuis peu. Derrière cette différence d’ancienneté dans la commune se dissimule une différence de pouvoir entre les habitants. Les plus anciens sont aussi les plus soudés, les plus solidaires, ceux qui se caractérisent par un fort degré de cohésion sociale. Cette dernière leur permet de réserver à leurs membres les positions sociales les plus prestigieuses de la communauté, de monopoliser les associations locales (politiques, culturelles, religieuses, etc.) ce qui contribue à asseoir encore un peu plus leur pouvoir.

La lecture de cet ouvrage a marqué un tournant au niveau de la recherche : d’emblée, j’ai eu le sentiment de nombreuses similitudes entre la configuration relationnelle que j’avais à analyser et celle qui était l’objet de l’étude de Norbert Elias. Il m’est apparu alors pertinent de mettre à l’épreuve le modèle théorique qu’il proposait afin d’analyser les modes de coexistence entre étudiants et actifs. Les analyses d’Erving Goffman et d’Howard S. Becker ont été aussi particulièrement utiles afin d’approfondir la question de la stigmatisation.

En quoi et dans quelle mesure, les relations entre actifs et étudiants au sein des résidences, renvoient-elles à une configuration du type établis-marginaux ?