2.1. Des traits négatifs sont attribués aux actifs

La présence des étudiants dans les résidences va de soi. Lorsque les habitants ou les responsables décrivent la population, le terme «étudiants» se suffit souvent à lui même comme une évidence. Il est souvent associé au terme «jeunes» qui sous tend des attributs positifs (dynamisme, réseau de sociabilité amicale important, décontraction dans les rapports humains notamment). En revanche, la présence des actifs dans les résidences questionne pour le moins les étudiants et les responsables. Elle ne va pas de soi, est plutôt perçue comme étrange, suspecte, et «anormale». Elle est parfois explicitement dénoncée par les étudiants qui pensent que les résidences leurs sont réservées.

Le fait de ne pas être étudiant justifie donc en premier lieu l’illégitimité à habiter les résidences. Une seconde caractéristique est souvent associée aux non-étudiants : l’âge. Les actifs sont présentés comme plus âgés et cette différence d’âge justifie aussi pour les étudiants leur exclusion des résidences. Les symboles qui transmettent l’information sociale 191 sont propres au vieillissement du corps (cheveux grisonnants, rides) et à la façon de s’habiller des actifs (le port du costume, l’attaché-case sont parfois évoqués de façon amusée, voire moqueuse par les étudiants). Ces symboles sont d’autant plus stigmatisants, que compte tenu de la structure de la population, ils sont très visibles. Il apparaît également impossible aux actifs de modifier leur image dans un sens plus positif en usant par exemple de symboles désidentificateurs 192 .

Si le statut de non-étudiant et l’âge sont des caractéristiques centrales dans le processus de stigmatisation, d’autres traits discriminants se construisent à partir de celles-ci. Ainsi, ce qui rend la présence dans les lieux suspecte, ce qui fait que les étudiants vont s’interroger sur la vie personnelle des actifs, est ce qu’ils projettent à partir de ces attributs. On retrouve ici un phénomène analysé par les chercheurs qui se sont intéressés à la déviance. Tout se passe comme si la possession d’une caractéristique déterminée avait «‘une valeur symbolique générale, si bien que les gens présument automatiquement que le sujet possède d’autres caractéristiques prétendument associées à la première’» 193 .

Le plus souvent est associé aux non-étudiants, aux «vieux», le fait d’exercer une activité professionnelle et de posséder un autre lieu d’habitation. Est imposée l’idée selon laquelle la mobilité professionnelle des actifs, a entraîné une mobilité résidentielle partielle qui justifie leur présence provisoire dans les lieux. Cette définition des actifs va d’autant plus de soi qu’elle correspond pour une part à la réalité objective : un peu moins de la moitié des actifs de notre échantillon sont dans cette situation (ce sont ceux que nous avons appelé les «double résidence»). Cependant, ceci ne doit pas conduire à éluder le rôle que joue ce mode de définition des actifs dans le processus de stigmatisation. On peut penser tout d’abord que cette façon de définir les actifs s’articule bien avec les normes en vigueur au sein des résidences, qui de façon plus générale, tendent à contester la présence des actifs. En effet, insister sur le fait que les actifs habitent un autre logement et vivent part ailleurs en famille, contribue à nuancer leur inscription réelle dans les lieux : il s’agit de dire en filigrane qu’ils n’habitent pas véritablement les résidences. Imposer ces attributs permet également, et peut-être surtout, de cadrer la présence dans les lieux des actifs et d’imposer comme illégitime la présence de ceux ne rassemblant pas ces critères. Les conditions d’admission (ou plutôt d’indulgence...) des actifs au sein des résidences sont ainsi précisées. Pour les étudiants, les actifs ne sont pas les bienvenus mais sous certaines conditions leur présence est tolérée. Pour les responsables des résidences, seuls les actifs rassemblant ces caractéristiques sont souhaités.

Si les actifs à double résidence sont ceux qui sont les mieux tolérés, ceux qui a contrario ne correspondent pas à cette situation (les «résidence unique») sont les plus stigmatisés. Ainsi, Caroline qualifie sa voisine d’» hystérique» et de «folle» en même temps qu’elle précise qu’elle est âgée et qu’elle ne travaille plus (le fait que le logement qu’elle occupe au sein des résidences soit son unique logement est une évidence qu’elle ne précise pas). Alain associe «les dragueurs dangereux», «les homosexuels dangereux», aux «vieux» qui sont là «parce qu’ils sont seuls» (sous-entendu sans autre lieu d’habitation et sans famille). Si ces actifs sont stigmatisés au sein des résidences, c’est parce qu’ils ne rassemblent pas les traits qui sont spontanément et traditionnellement associés aux adultes (pour reprendre un des termes aussi employés par les étudiants) et qui posent comme évidente l’existence d’une famille. Vivant seuls ils sont perçus comme seuls. Cette solitude apparaît suspecte, liée à des mœurs douteuses, des histoires individuelles étranges, etc. Ces traits négatifs renvoient au «doigt accusateur» de la société, dont parle Jean-Claude Kaufmann lors de son «enquête sur la vie en solo», qui classe hors normes ceux ne correspondant pas au modèle de vie privée dominant qui reste le couple et la famille 194 . En ce sens, valoriser dans une certaine mesure la présence des actifs à double résidence, constitue aussi un moyen pour les étudiants de se rassurer : vivant en famille, ces actifs sont moins perçus comme des gens suspects et dangereux.

Notes
191.

Erving Goffman définit l’information sociale comme les propriétés qui caractérisent de façon plus ou moins durable un individu : « elle est réflexive et incarnée, c’est-à-dire émise par la personne même qu’elle concerne et diffusée au moyen d’une expression corporelle que perçoivent directement les personnes présentes » (1975, p. 58). L’information sociale est transmise par des symboles. Ceux qui sont dépréciateurs pour les individus sont des symboles de stigmate.

192.

Erving Goffman donne notamment l’exemple (tiré d’un ouvrage de Freeman et Kasenbaum) de l’illettré qui « pour se faire passer pour ce qu’il n’est pas » et « s’élever vers le stéréotype de jeune intellectuel-professeur-homme d’affaires » porte « des lunettes à larges verres et à grosses montures d’écaille » (1975, p. 60).

193.

BECKER, 1985, p. 56.

194.

KAUFMANN, 1999.