2.3.1. Les actifs s’auto-excluent des espaces de sociabilité

Les espaces communs sont de façon générale peu fréquentés : les habitants évitent donc plutôt les lieux susceptibles de les mettre en situations de coprésence.

Néanmoins, si l’ensemble des habitants fréquentent peu les espaces communs, ceux qui favorisent le plus les rencontres sont surtout fréquentés par les étudiants. Les actifs ne fréquentent pas la salle de télévision ni le billard qu’ils perçoivent comme adaptés aux étudiants. Les distributeurs de boisson et de nourriture constituent un lieu de sociabilité uniquement dans la partie «chambres» de la résidence A. C’est un lieu de rencontre surtout pour les étudiants qui consomment sur place (alors que les actifs remontent dans leur chambre). Les actifs qui restent sur place sont d’ailleurs mal perçus. Rappelons ainsi, que les propos virulents d’Alain à propos des «vieux», des «dragueurs dangereux», des «homosexuels dangereux» concernent les actifs qui fréquentent la zone des distributeurs.

La laverie et la salle de gymnastique sont davantage fréquentées par les actifs. La laverie est plutôt perçue comme adaptée aux gens ne rentrant pas chez eux tous les week-end (donc plutôt les actifs puisqu’il est acquis pour la plupart des habitants que les étudiants rentrent chez leurs parents). Ainsi, les représentations associées à ce service sont favorables aux actifs. En même temps ce n’est pas un lieu qui favorise ou permet les rencontres : les gens s’arrangent plutôt pour ne pas se rencontrer. Les rares anecdotes qui traitent de rencontres particulières avec d’autres habitants, montrent que les contacts sont risqués et tendus et cela d’autant plus lorsque hommes et femmes (actifs et étudiantes) sont en situation de coprésence. De la même façon, la gestion des relations entre habitants est difficile au sein de la salle de musculation.

Ainsi, les étudiants ‘‘monopolisent’’ les espaces communs susceptibles de provoquer des relations entre les habitants. Est imposée et intériorisée l’idée selon laquelle ces espaces constituent leurs lieux réservés. Les règles d’usage leur sont favorables et tendent à exclure les habitants qu’ils jugent indésirables (les actifs). Ces derniers se trouvent plutôt relégués dans des espaces où les contacts sont rares et problématiques. De ce fait, ils sont de toute façon exclus des situations qui leur permettraient de nouer des contacts satisfaisants et éventuellement plus forts avec d’autres habitants. Les normes constituent donc une forme de barrière, de séparation invisible mais efficace.

Néanmoins, si les normes favorables aux étudiants produisent des effets, c’est parce qu’elles sont intériorisées par les actifs qui s’y conforment. Ils ont intériorisé l’illégitimité de leur présence dans les lieux et de ce fait n’envisagent pas de fréquenter les espaces communs. Ces extraits en rendent bien compte.

  • «je pense qu’il y a au moins deux catégories : il y a les gens qui bossent et les gens qui sont étudiants... c’est pas tout à fait... c’est pas du tout les mêmes zones, ni même le même comportement... il ne me viendrait pas à l’idée de descendre en bas et de faire un baby-foot avec eux, ou d’aller faire un billard ou d’aller dans la salle de gym... en fait dans la position... moi je me mets un petit peu en retrait et en dehors de la vie sociale...»
    Patrick, 42 ans, contrôleur de gestion dans une grande entreprise privée.
  • «il y a eu quelques réunions d’animation je n’y suis pas allé : c’est que des jeunes de 22 ans... J’aurais pu trouver que mes filles donc... j’aurais été un peu en décalage»
    Victor, 52 ans, directeur de région dans une administration publique.
  • «la résidence, c’est sûr qu’il peut y avoir des aspects sympathiques puisqu’ils ont fait la dernière fois une petite réunion. Je n’ai pas participé pour deux raisons. Par timidité et d’une... pour m’avancer les voir je suis un peu timide même beaucoup... et puis bon je me sentais un petit peu déplacé dans une certaine mesure. J’ai 46 ans, ce sont des gamins entre guillemets... malgré que je ne me sente pas vieux dans ma tête...»
    Sylvain, 46 ans, concepteur en informatique.

Les propos de Patrick, Victor et Sylvain sont intéressants à souligner car ils mettent directement en lien le fait d’éviter les situations de coprésence avec les étudiants et le sentiment d’être en décalage. La stigmatisation a donc bien pour conséquence une volonté de soustraction au regard inquisiteur et plus ou moins suspicieux des étudiants, qui se manifeste notamment par une sorte de repli sur soi et plus particulièrement ici sur le logement.

En même temps, l’auto-exclusion des espaces communs est à percevoir comme une stratégie de neutralisation du stigmate. En effet, en ne fréquentant pas les espaces communs les plus favorables aux interactions entre habitants, les actifs évitent les contacts avec les étudiants. Ils se protègent ainsi de leur regard, et préservent par ce biais l’image qu’ils ont d’eux-mêmes. Ils rendent la vie sociale au sein des résidences plus «fluide et ordonnée» dans la mesure où ils «se tiennent volontairement éloignés des lieux, des sujets et des moments où ils seraient importuns ou bien rabaissés. Ils coopèrent à sauver la face, estimant qu’il y a beaucoup à gagner à ne rien risquer» 195 .

Notes
195.

GOFFMAN, 1974, p. 40.