chapitre II : fondements de la hiérarchie des statuts et intérêt des étudiants à stigmatiser les actifs

Si les caractéristiques qui servent à discréditer les actifs sont principalement leur statut de non-étudiant, leur âge, il ne s’agit pas bien sûr de penser qu’elles expliquent (ou pire rendent raison et justifient... ) le processus de stigmatisation. Notre analyse souffrirait d’épouser le point de vue du sens commun et d’aller dans le sens de ceux qui imposent les normes. Cette forme de caractérisation est au contraire à considérer comme une tentative de naturalisation du social qui dissimule un rapport de forces inégal entre groupes. En effet, des différences de pouvoir se dissimulent souvent derrière des arguments présentés comme objectifs (référence au physique, à l’âge, à la couleur de la peau par exemple).

De ce point de vue là, définir des types de stigmate comme le fait Erving Goffman pose question. Sont en effet retenus les stigmates relatifs aux «monstruosités du corps» (les difformités physiques), aux «tares du caractère» (individu mentalement dérangé, drogué, alcoolique, homosexuel, etc.), ainsi que les «stigmates tribaux» (race, nationalité, religion) 203 . En retenant les caractéristiques les plus objectives (les exemples et les témoignages qu’il développe dans son ouvrage concernent aussi surtout des individus atteint d’infirmité : unijambistes, aveugles, etc.), il tend à promouvoir l’idée que les stigmates existent en soi et qu’ils ‘s’imposent’ aux autres 204 . Or, nous partageons la thèse de Norbert Elias qui développe l’idée selon laquelle «‘lorsque existent bel et bien des différences touchant l’apparence physique et d’autres aspects biologiques qu’on dit ‘‘raciaux’’, la sociodynamique de la relation des groupes entretenant un lien d’installés à marginaux est déterminée par la nature même de ce lien plutôt que par l’une ou l’autre des caractéristiques des groupes considérés indépendamment’» 205 . Et cela notamment parce qu’il est toujours possible pour un groupe ou un individu qui a le pouvoir, ou qui essaye de le prendre, de créer un stigmate. La nécessité d’opter pour une approche relationnelle est cependant présente par ailleurs dans les propos d’Erving Goffman puisqu’il précise que, si le stigmate désigne un attribut qui jette un discrédit profond, «il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. L’attribut qui stigmatise tel possesseur peut confirmer la banalité de tel autre et par conséquent, ne porte par lui-même ni crédit ni discrédit» 206 .

L’analyse de la configuration des relations a montré que les étudiants sont en position favorable dans le rapport de forces : ce sont les établis.

Nous allons ici nous intéresser aux fondements du pouvoir symbolique des étudiants. De quelles ressources disposent-ils afin d’imposer la légitimité de leurs normes ? L’analyse des fondements de la hiérarchie des statuts se doit d’être complétée par celle de l’intérêt, pour les étudiants, à imposer cette hiérarchie. En effet, «le fondement du principe de pertinence qui est mis en œuvre par la perception du monde social et qui définit l’ensemble des caractéristiques des choses ou des personnes susceptibles d’être perçues, et perçues comme intéressantes, positivement ou négativement, par l’ensemble de ceux qui mettent en œuvre ces schèmes (autre définition du sens commun), n’est autre chose que l’intérêt que les individus ou les groupes considérés ont à reconnaître ce trait et l’appartenance de l’individu considéré à l’ensemble défini par ce trait : ‘l’intérêt pour’ l’aspect aperçu n’est jamais complètement indépendant de ‘l’intérêt à’ l’apercevoir» 207 .

Notes
203.

GOFFMAN, 1975, p. 14.

204.

Un autre exemple permet d’apercevoir que Erving Goffman a tendance à appréhender le stigmate comme un attribut objectif. Il écrit afin de définir l’individu stigmatisé : « il possède un stigmate, une différence fâcheuse d’avec ce à quoi nous nous attendions. ‘Quant à nous’ (souligné par moi), ceux qui ne divergent pas négativement de ces attentes particulières, je nous appellerai les normaux. Les attitudes que nous, les normaux (souligné par moi), prenons vis-à-vis d’une personne affligée d’un stigmate (...) » (1975, p. 15). En s’agrégeant au groupe des ‘‘normaux’’ il laisse à penser qu’un individu est conscient de sa place dans le rapport normaux-stigmatisés et que cette place est statique, comme décidée par avance. En matière d’attentes normatives, on ne peut préjuger du regard que les autres portent sur soi, et les relations normaux-stigmatisés ne constituent pas un état (appartenance définitive et statique à un groupe) mais un processus qui peut donc changer au cours du temps ou selon les situations.

205.

ELIAS, 1997, p. 47.

206.

GOFFMAN, 1975, p. 13.

207.

BOURDIEU, 1979, p. 554.