1.5. Le pouvoir symbolique des étudiants est dépendant de leur statut d’étudiant et de leur intégration au milieu étudiant

Faire référence au statut d’étudiant implique de s’interroger de façon plus générale à la question de l’unité étudiante. Celle-ci est l’objet de débat depuis les années 60. Les travaux de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (Les Héritiers, 1964) avaient en leur temps développé l’idée selon laquelle il n’existait pas véritablement de condition étudiante. Les conditions de vie comme le rapport aux études dépendaient fortement de l’origine sociale. Christian Baudelot, Roger Benoliel, Hubert Cukrowicz et Roger Establet ont favorisé la thèse contraire. Selon eux, «les étudiants constituent tous une élite scolaire et sociale, fortement sélectionnée. Ils partagent un mode de vie, des conditions d’existence qui les opposent fortement aux non-étudiants du même âge» 218 . Aujourd’hui, c’est plutôt la massification, et la diversification des origines et par suite celle des filières et des cursus, qui inclinent plusieurs auteurs à contester la réalité sociale du groupe étudiant.

Nous ne rentrerons pas dans ce débat complexe qui n’est pas l’objet de notre étude. Celle-ci visant à saisir, expliquer et comprendre les modes de coexistence entre les étudiants et les non-étudiants (et donc à rendre compte de ce qui les oppose ou les différencie), nous privilégierons une approche soulignant l’unité du groupe étudiant plutôt que sa diversité.

La plus grande cohésion des étudiants habitant les résidences est dépendante de leur statut d’étudiant, et plus particulièrement de son institutionnalisation et de sa reconnaissance sociale.

Les premières associations étudiantes datent du XIXème siècle 219 . Elles furent fédérées par l’Union nationale des Associations générales d’étudiants de France (UNEF) en 1907. C’est surtout à la fin de la première guerre mondiale que de nombreux services coopératifs vont se développer, puis être transformés en services publics. Des systèmes d’aides aux étudiants étatisés se développent (bourses, construction de restaurants et de cités universitaires notamment) 220 . La question du statut étudiant est posée par les organisations étudiantes à partir de la seconde guerre mondiale : en avril 1946 le statut d’étudiant est institué (Chartes de Grenoble). L’UNEF, principal syndicat étudiant, organise les premières grèves étudiantes et revendique le droit au régime de Sécurité sociale (qui fut officialisé en 1948) et à une allocation d’études. Elle constitue également une société mutualiste d’étudiants (la MNEF).

«‘En même temps que le groupe étudiant s’institutionnalisait, qu’il imposait sa reconnaissance officielle et légale et qu’il accédait au champ des luttes politiques, il a acquis le statut de ‘‘problème sociologique’’’» 221 . A partir des années 60 un certain nombre de travaux, notamment sociologiques, contribuent à la légitimation du groupe étudiants 222 . Les manifestations de mai 1968 créditent ce processus et illustrent le rôle que le mouvement étudiant peut jouer par rapport aux classes d’âge (‘‘la jeunesse’’ se mobilise) ainsi que la dynamique qu’il est susceptible d’influer dans les luttes sociales.

Les années 70 marquent un changement d’appréhension de l’enseignement supérieur (on se questionne notamment sur son utilité, sur la valeur des diplômes) dépendant du contexte de crise économique. Depuis, les étudiants manifestent et se mobilisent ponctuellement (en 1986 contre la loi Devaquet, en 1994 contre le Contrat d’insertion professionnelle).

Ainsi, la réalité sociale du groupe étudiants «‘s’est construite au cours de l’histoire, en fonction des événements sociaux, économiques du moment, et qui a fait l’objet de nombreux discours, d’interprétations et de perceptions contribuant à la légitimation du groupe et à sa reconnaissance sociale’» 223 . Mais les étudiants ne sont pas seulement un groupe largement reconnu et bénéficiant de privilèges sociaux et économiques. C’est aussi un statut qui connaît un prestige croissant. Jean-Claude Chamboredon évoque ainsi «‘la généralisation d’un modèle estudiantin de la jeunesse’» 224 (la culture adolescente étant devenue une culture estudiantine).

Le pouvoir symbolique des étudiants tient donc pour une part de leur statut qui, compte tenu de sa reconnaissance sociale et de son prestige, favorise l’unité et l’évidence du groupe ‘‘étudiants’’, ce qui contribue à leur autorité. Cela sans doute d’autant plus que, a contrario, le statut d’actifs ou de non-étudiants ne renvoie à aucune unité particulière. Les termes employés afin de définir les deux groupes illustrent en eux-mêmes une inégalité en termes d’identité collective. Pour tous les habitants, le terme «étudiants» se suffit à lui-même comme une évidence. Au contraire, les termes «actifs», «gens qui travaillent», «non-étudiants», s’accompagnent d’autres précisions concernant la situation résidentielle, familiale, et ne renvoient à aucune identité collective particulière.

Le statut d’étudiant participe sans doute d’autant plus au pouvoir symbolique des étudiants, que ces derniers ont pour particularité d’être intégrés au milieu étudiant. C’est ce que nous allons à présent démontrer en analysant ‘leur sociabilité à Lyon.’ Celle-ci est dépendante de la spécificité de leur situation résidentielle : ils habitent dans un logement indépendant à Lyon la semaine, et rentrent chez leurs parents les week-ends et durant les congés.

Olivier Galland a souligné la spécificité du mode de vie des étudiants se trouvant en situation de double résidence. Il montre que des différences très nettes apparaissent entre les étudiants de Nanterre, dont la grande majorité habitent chez leurs parents en dehors de la ville universitaire, et ceux de deux universités de province (Rennes et Besançon) qui habitent très souvent dans un logement indépendant dans la ville universitaire qui n’est pas la ville où résident les parents. Selon lui, les modes de vie étudiante se structurent principalement selon cette double opposition : région parisienne/province et vivre chez ses parents/vivre dans un logement indépendant. Les étudiants qui vivent dans un logement indépendant dans la ville universitaire (Rennes et Besançon) sont beaucoup plus liés au milieu étudiant que ceux de Nanterre : ils entretiennent notamment surtout des liens avec d’autres étudiants.

Qu’en est-il des étudiants qui habitent les résidences ?

La plupart des étudiants reçoivent régulièrement des visites dans le logement qu’ils occupent au sein des résidences. Celles-ci peuvent être assez fréquentes (plusieurs fois par semaine) comme plus espacées (une ou deux fois par quinzaine) selon les enquêtés. Trois étudiants sur cinq ont déclaré avoir reçu au moins une fois des amis la semaine précédant l’entretien (la plupart en ont reçu plusieurs fois). Les personnes qu’ils reçoivent sont des gens effectuant les mêmes études qu’eux ou des étudiants d’autres disciplines. Lorsque les enquêtés reçoivent ce peut être pour un repas, étudier, ou simplement discuter.

Les étudiants sortent souvent. Parfois avec des amis connus au lycée (situé dans la ville d’origine) qui effectuent aussi des études sur Lyon, mais surtout avec des amis rencontrés sur le lieu d’enseignement. Ce sont donc dans tous les cas des étudiants.

Ces sorties sont diverses : visite à des amis (soirée, repas, discussions), cinéma, conférence/débat, boîte de nuit, bar, etc... Trois étudiants sur cinq ont déclaré avoir été au moins une fois au domicile d’un autre étudiant, la moitié ont déclaré avoir effectué au moins une fois une sortie nocturne (café, pub, concert, boîte de nuit, cinéma, restaurant), dans les deux cas la semaine précédant l’entretien.

Un étudiant sur quatre interrogés par entretiens fait partie d’une association et le plus souvent d’une association sportive ou culturelle. Les associations sportives sont pour la plupart liées au lieu d’enseignement.

Les étudiants fréquentent par contre très rarement des membres de leur famille lorsqu’ils sont à Lyon. Souvent ils déclarent ne les avoir reçus qu’une ou deux fois depuis leur installation. Un seul étudiant a déclaré avoir reçu un membre de sa famille la semaine précédant l’entretien. La plupart du temps ces visites sont présentées comme rapides et circonstancielles. Le logement n’apparaît pas comme un lieu d’ancrage de la sociabilité familiale.

Les étudiants ne fréquentent pas beaucoup plus souvent leur famille (restreinte ou éloignée) à l’extérieur de leur logement lorsqu’ils sont à Lyon. Seulement six étudiants sur les 28 dont nous possédons les fiches emploi du temps, ont déclaré avoir passé un moment avec un des membres de leurs famille la semaine précédant l’entretien (courses, visites à domicile, etc.).

Si l’on cumule les différentes informations recueillies par le biais des fiches emploi du temps, on aperçoit que 26 étudiants sur 28 ont déclaré soit avoir reçu de la visite, soit eux-mêmes avoir été reçus, soit avoir effectué une sortie nocturne la semaine précédant l’entretien. Ces réceptions, visites ou sorties se font avec d’autres étudiants et souvent avec ceux appartenant à la même discipline.

Les étudiants sont venus à Lyon pour étudier, ils y ont une sociabilité quasiment exclusivement étudiante et plutôt intense. Ils habitent une résidence qui comprend 80% d’étudiants. La semaine (et plus largement l’année universitaire) qu’ils passent à Lyon est donc directement liée au statut d’étudiant.

Nous retrouvons ici ce que Olivier Galland avait mis en évidence à propos des étudiants de Rennes et Besançon. «‘L’autonomie résidentielle de ces étudiants semble permettre une ‘‘vie étudiante totale’’ car s’effectuant à distance et hors du contrôle des parents’» 225 .

Ces étudiants ont d’autant plus la possibilité de développer une vie étudiante, que Lyon est une ville universitaire : les étudiants y sont nombreux, ils investissent certains lieux. Ce sont d’ailleurs plutôt ces lieux que ceux qui habitent les résidences fréquentent lorsqu’ils sortent : la rue Sainte Catherine, la place des Terreaux, les pentes de la Croix-Rousse, etc.

On peut dire d’un étudiant de la résidence ce que dit Olivier Galland de l’étudiant de Rennes ou Besançon : lorsque l’étudiant est à Lyon, «‘il est surtout et avant tout un étudiant, c’est ce qui justifie sa présence dans la ville, il ‘‘joue’’ ce rôle, défini par des attitudes, des pratiques auxquelles il se réfère, quitte bien sûr à les redéfinir en partie’» 226 . A Lyon, il affirme son «identité étudiante» et retrouve «son identité locale et familiale» le week-end lorsqu’il rentre chez ses parents.

On peut alors penser que les étudiants qui habitent les résidences sont d’autant plus soudés, imposent d’autant plus des normes valorisant leur groupe (et excluant les non-étudiants) qu’ils sont fortement liés au milieu étudiant. En effet, «‘l’opinion de tout groupe jouissant d’un fort degré de cohésion a une influence profonde sur ses membres en tant que force régulatrice de leurs sentiments et de leur conduite’» 227 .

Notes
218.

BAUDELOT, BENOLIEL, CUKROWICZ, ESTABLET, 1981.

219.

Les éléments historiques auxquels il est fait référence ici, sont tirés de l’ouvrage de ERLICH, 1998. Voir notamment le chapitre 5 : « de l’institutionnalisation du statut étudiant à la reconnaissance sociale ».

220.

Les premières résidences universitaires furent instituées par l’Etat en 1938 (ERLICH, 1998, p. 86).

221.

ERLICH, 1998, p. 90.

222.

Outre les travaux de P. Bourdieu et de J.-C. Passeron (Les héritiers, La Reproduction) auxquels il est fait référence précédemment, citons ceux de R. Boudon (L’inégalité des chances).

223.

ERLICH, 1998, p. 99.

224.

CHAMBOREDON, 1991, p. 127.

225.

GALLAND, 1995, p. 169.

226.

Idem, p. 174.

227.

ELIAS, 1997, p. 57.