1.6. Isolement des actifs à Lyon : une condition favorable à l’intériorisation du processus de stigmatisation

L’intériorisation du processus de stigmatisation par les actifs n’est pas indépendante de la structure de leur réseau de sociabilité à Lyon. C’est ce que nous allons démontrer ici en distinguant les actifs à double résidence de ceux à résidence unique.

Pratiquement l’ensemble des actifs à double résidence déclarent ne connaître personne à Lyon ou seulement une ou deux personnes. Ils sortent très peu et les rares sorties auxquelles ils font référence au cours de l’entretien, sont plutôt des sorties au restaurant avec des collègues de travail. A Lyon, ils passent leurs soirées dans leur logement à lire, regarder la télévision, ou travailler. Nombreux sont ceux qui précisent téléphoner beaucoup et notamment à leur famille. Les seules activités extérieures auxquelles ils font référence sont les courses alimentaires qu’ils effectuent à la sortie de leur travail. Les fiches emploi du temps confirment leurs déclarations. Aucun d’entre eux n’a déclaré avoir reçu des visites. Un seul est allé dîner chez des amis. Seuls trois actifs sur les seize en situation de double résidence, ont évoqué avoir effectué une sortie la semaine précédant l’entretien : ils sont allés au restaurant un soir avec des collègues. Les rares personnes à avoir pénétré dans leur logement (très ponctuellement) sont les conjoints et les enfants.

En ce qui concerne les actifs à résidence unique, trois catégories d’habitants sont à distinguer selon les caractéristiques de leur sociabilité à Lyon.

La première rassemble les quatre «célibataires locaux» les plus jeunes (moins de 27 ans). Ils se distinguent des autres actifs à résidence unique par le fait qu’ils ont un réseau de relation amicale et/ou familiale relativement important à Lyon. Ils font souvent référence à leurs amis et aux activités qu’ils effectuent ensemble. Les fiches emploi du temps confirment ces déclarations. Les quatre ont effectué plusieurs sorties avec leurs amis la semaine précédant l’entretien (restaurant, invitations à domicile principalement).

La deuxième rassemble les actifs à résidence unique «délocalisés pour raisons professionnelles» qui sont, rappelons le, plutôt jeunes. Amis, famille et éventuellement compagne ou compagnon sont souvent dispersés dans toute la France ou se concentrent dans la région d’origine. Lorsqu’ils reçoivent des invités ou effectuent des sorties, c’est principalement avec de la famille ou des amis de passage à Lyon qui restent alors le week-end (trois sur sept ont reçu la visite d’amis ou de membres de la famille le week-end précédant l’entretien). Ces visites restent ponctuelles. Elles donnent l’occasion de sorties au restaurant, au cinéma, de promenades visant à découvrir les principaux sites touristiques de la région lyonnaise. Le milieu professionnel permet, pour certains d’entre eux, la construction de relations amicales plus ou moins fortes qui s’actualisent parfois en dehors du travail (trois sur sept sont sortis avec des collègues le soir au restaurant, ou ont été reçus par eux, la semaine précédant l’entretien).

La troisième comprend les «célibataires locaux» les plus âgés, et ‘‘les divorcés’’. Leur pratiques de sociabilité sont variables d’un individu à l’autre mais ils déclarent plus souvent que les autres catégories d’actifs ne pas avoir d’amis et se sentir seuls. Ils expriment aussi souvent spontanément le désir de ‘‘rencontrer l’âme sœur’’ et de former un couple. Ce sont également souvent des gens qui vivent ou ont vécu des situations personnelles douloureuses qui ne sont pas sans lien avec la pauvreté de leur réseau de relations.

Malgré les différences de situations objectives entre actifs une dominante les rassemble : la plupart ont un réseau de relations amicales et familiales à Lyon limité.

Ils expriment aussi parfois (plus ou moins explicitement) le sentiment de solitude qu’ils ressentent dans leur logement 228 .

Si Victor et Olivier expriment sans détour le fait qu’ils sont isolés à Lyon, Fabien fait référence à la solitude de façon indirecte lorsqu’il décrit l’intérieur de son logement. Le cadre matériel est alors perçu comme permettant de lutter contre elle. Quant à Sylvain, il exprime ce que beaucoup ressentent mais ne déclarent pas toujours de façon aussi explicite : la difficulté et la souffrance qu’implique la séparation d’avec sa famille.

Le fait que les actifs soient plutôt isolés à Lyon, qu’ils se sentent parfois seuls favorisent selon nous l’intériorisation du processus de stigmatisation. Nous avons vu précédemment que les étudiants discréditent les actifs en imposant leur présence dans les lieux comme illégitime. La vie ‘‘solitaire’’ des actifs est associée à l’isolement et à la solitude, et par suite présentée comme suspecte et étrange. Les actifs intériorisent donc d’autant mieux le processus de stigmatisation que celui-ci fait écho à la réalité de leur situation relationnelle : «l’efficacité symbolique dépend du degré auquel la vision proposée est fondée dans la réalité» 229 .

Les propos tenus par Patrick crédite cette hypothèse :

La manière dont Patrick déclare que je suis la première personne qu’il reçoit (plusieurs actifs l’ont d’ailleurs déclaré) révèle que cet aveu n’est pas sans enjeu. Tout se passe comme si cette information était honteuse : l’exprimer hors enregistrement, me demander «d’annuler la question» constitue alors une façon de la dissimuler. Le fait qu’il l’associe au caractère atypique de sa situation rend compte qu’il existe un lien entre sociabilité et stigmatisation. Avouer son isolement, c’est prendre le risque de se faire percevoir comme seul et de laisser prise au discrédit. La menace est telle, qu’elle l’incite à penser qu’il aurait peut-être dû refuser l’entretien.

Notes
228.

Le sentiment de solitude renvoie ici « à la perception négative de la solitude, l’absence douloureuse de liens » (KAUFMANN, 1995, p. 125). Il se distingue nettement de l’isolement social qui renvoie au contraire au nombre et à l’intensité des liens. J’ai préféré ne pas demander explicitement aux habitants s’ils ressentaient un sentiment de solitude dans leur logement. Cela n’aurait pas constituer un indicateur fiable du sentiment de solitude, et aurait plutôt contribué à créditer les représentations communes qui associent ménages d’une personne et solitude, ce qui aurait pu être préjudiciable à la relation d’enquête. Il m’est apparu plus pertinent d’analyser a posteriori les discours de ceux qui l’ont exprimé spontanément.

229.

BOURDIEU, 1987, p. 164.