2. Intérêt des étudiants à discréditer les actifs : assurer leur intégration au milieu étudiant

Pourquoi les étudiants ont-ils intérêt à discréditer les actifs ? En quoi les actifs constituent-ils une menace pour eux ?

Nous l’avons précisé dans la première partie, pour la plupart des étudiants l’entrée dans les résidences correspond à l’arrivée à Lyon afin d’y commencer des études supérieures 230 . C’est la distance entre le lieu d’enseignement et le domicile des parents qui a impliqué la nécessité de louer un logement indépendant la semaine à Lyon. Cette décohabitation partielle d’avec le domicile des parents comme le début des études, constitue une transition difficile pour les étudiants, qui n’est pas sans effet sur la configuration des relations au sein des résidences. Elle éclaire même selon nous l’intérêt des étudiants à discréditer les actifs.

Cette transition est difficile pour plusieurs raisons.

Ils ont pour la première fois à gérer leur quotidien comme à assumer une vie ‘‘solitaire’’. En effet, sur les trente et un étudiants interrogés, vingt-huit n’avaient jamais jusqu’alors vécu seuls dans un logement indépendant 231 .

Quitter le domicile familial signifie quitter un lieu où ils vivent depuis de nombreuses années et qui rassemblent leur famille et leurs amis les plus proches.

La plupart des étudiants habitent depuis au moins dix ans, avec leurs parents et frères et sœurs, dans le même espace d’habitation.

C’est très souvent une maison (dont les parents sont propriétaires) située dans une commune rurale 232 . Les étudiants y semblent très attachés 233 . Ils considèrent le domicile de leurs parents comme leur véritable lieu de vie. Ils emploient quasiment systématiquement le terme «chez moi» afin de le définir.

Les caractéristiques les plus souvent précisées concernent la stabilité matérielle. Les objets, les meubles sont présentés comme existant depuis de longues années.

Ainsi le cadre est perçu positivement comme stable, voire immobile, comme si le temps n’avait pas eu de prise sur les objets. Le cadre matériel semble constituer une sorte de capital historique, de l’histoire accumulée et stabilisée qui marque et révèle la trajectoire individuelle et familiale. A l’inverse, leur situation professionnelle et résidentielle est souvent aléatoire car articulée à différentes mobilités : l’entrée dans les études post-bac les a conduit à fréquenter des lieux inconnus, à décohabiter partiellement en intégrant un logement qu’ils perçoivent comme provisoire. La suite de leurs études, et la perspective de l’entrée dans la vie active, les laissent souvent présager de nouvelles mobilités géographique et résidentielle. Au regard de ces diverses incertitudes, le domicile parental apparaît comme un espace stable et par cela sécurisant.

Ils déclarent d’ailleurs le rejoindre le week-end avec grand plaisir. Les fiches emploi du temps révèlent que la moitié y ont passé au moins une nuit la semaine précédant l’entretien.

Ils y font leur lessive, ce qui constitue à la fois un indicateur de dépendance à l’égard des parents mais crédite aussi l’idée que le domicile familial représente le lieu de l’intimité. Ils y retrouvent leur famille avec qui ils passent beaucoup de temps (courses, repas, télévision, jeux de cartes, etc.) et dont ils se disent proches, ainsi que leurs amis les plus chers, ceux avec qui ils ont grandi et effectué leur scolarité.

Ainsi, les amis que les étudiants considèrent comme les plus proches sont des relations anciennes liées à la commune où résident les parents. Ce sont plus rarement ceux connus à Lyon dans le cadre des études. Les relations avec ceux-ci ne s’actualisent d’ailleurs pas au domicile des parents. Pendant les vacances universitaires les contacts se réduisent ou sont inexistants. Lorsqu’ils comparent les deux réseaux qui ne s’entrecroisent pas, les étudiants ont tendance à dévaloriser la force des liens tissés à Lyon. Ils sont perçus comme trop contextualisés et trop récents pour être vraiment associés à une amitié durable et à valeur de soutien.

La plupart des étudiants déclarent qu’ils ne connaissaient personne lorsqu’ils sont arrivés à Lyon afin d’y commencer des études 234 . Cette absence de liens, le fait que leurs familles et leurs amis les plus proches soient loin et donc difficilement mobilisables en cas de difficulté, a contribué à rendre cette période de transition difficile.

Le type d’étude qu’ils effectuent est également à prendre en considération afin de percevoir les enjeux propres à cette période de transition. La plupart des auteurs s’entendent en effet pour souligner que la filière est importante à considérer afin de saisir le rapport que l’étudiant entretient avec ses études et avec le milieu étudiant. Ainsi, les différences sont nettes entre les grandes écoles (et les classes préparatoires), les formations techniques (IUT, STS), et l’université (à l’intérieur de celle-ci les facultés de lettres, langues, sciences humaines sont les plus dévalorisées socialement et les moins intégrantes). Or, lorsque les étudiants arrivent à Lyon, c’est pour les deux tiers afin de commencer des études à l’université. Ceci comporte plusieurs implications. Ils rentrent dans un univers où «‘le changement des méthodes de travail et des attentes des professeurs est sans doute le changement le plus brutal par rapport à l’univers du lycée où les demandes sont précises et formalisées’» 235 . L’arrivée à l’université constitue en ce sens «‘une phase de mutation dans les processus de transmission des connaissances, dans le rapport au savoir et à la production scolaire’» 236 . Cette phase est d’autant plus importante à réaliser qu’elle n’est pas sans effet sur le taux de réussite et d’abandon en premier cycle. De plus, étudier à l’université ne favorise pas a priori l’intégration au milieu étudiant (nombre important d’étudiants, nombre d’heures de cours plus limité, manque d’encadrement, etc. )

Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, l’arrivée dans la résidence renvoie à une phase de transition difficile car en grande rupture avec le mode de vie antérieur des étudiants. Rupture en termes de vie quotidienne, de cadre de vie, de réseau de relations, de rapport aux études. Ce qui domine de façon transversale est ‘«le risque de solitude, la difficulté d’avoir un véritable soutien comme celui que l’on retire de l’insertion dans un milieu étroit aux valeurs unifiées’» 237 .

Au demeurant, les étudiants appréhendaient cette vie ‘‘solitaire’’. La façon dont ils justifient le choix de la résidence en rend bien compte 238 . Les principaux critères de sélection mis en avant sont souvent la localisation (la proximité au lieu d’enseignement était favorisée), le montant du loyer (il devait correspondre au budget que s’était fixé la famille), le type de logement (studios), le fait qu’ils soient meublés, équipés et agencés de façon chaleureuse, l’aspect général de la résidence («propre», «neuve»). Les étudiants souhaitaient aussi, comme nous l’avons vu en première partie, se retrouver entre étudiants et ainsi pouvoir créer des liens. L’aspect sécurisant des immeubles (interphone ou digicode, présence de gardiens sur place) est également souvent valorisé. Mais au delà, transparaît l’idée que le cadre matériel comme la population habitante, ont été perçus comme allant permettre de lutter contre l’isolement et la solitude.

Les propos d’Alain insistent sur l’aspect chaleureux du cadre matériel. En effet, les meubles, les couleurs, les lampes (plafond, de chevet, de bureau), les couleurs (pastel et harmonisées), les tableaux, habillent les murs. Les logements sont aménagés d’une telle façon que tout se passe comme si les futurs habitants allaient emménager dans un logement aussi bien «prêt à vivre» que «pré-habité».

Les discours tenus par Mathilde illustrent que la résidence était perçue comme une «résidence étudiante» et que ce seul statut lui a permis de penser qu’elle serait elle-même moins isolée, davantage entourée.

Nestor est quant à lui très explicite. L’absence de liens à Lyon l’a décidé à opter pour une résidence qu’il pensait «étudiante». Les espaces communs sont de suite appréhendés comme permettant de favoriser les relations avec les autres habitants. Ces dernières sont a priori perçues comme un soutien, une façon de lutter contre la solitude.

En quoi le risque de solitude et d’isolement impliqué dans la phase de transition que vivent les étudiants, joue-t-il sur les modes de coexistence entre étudiants et actifs ?

Les étudiants n’avaient pas de réseau de relation amical et familial lorsqu’ils sont arrivés à Lyon. Habiter les résidences constituait pour eux un moyen de rencontrer d’autres étudiants et de lutter contre le risque de solitude qu’ils pressentaient. La coexistence avec d’autres étudiants était perçue a priori comme un soutien, une façon de gérer au mieux cette première période de vie ‘‘solitaire’’, loin du domicile des parents et du réseau de relations fortes et solidaires qui lui sont liés. Or, les résidences sont aussi habitées par des non-étudiants. Pour la plupart leur présence est une surprise et marque une rupture par rapport à la vision anticipée qu’ils avaient de la vie au sein des résidences. Ils avaient associé ‘‘population étudiante’’ à ‘‘relations de voisinage intenses’’ et ‘‘soutien’’. Ils associent ‘‘présence de non-étudiants’’ à ‘‘relations de voisinage contraintes’’ et ‘‘risques de solitude’’. Les relations sont moins conviviales et fréquentes qu’ils ne le pensaient, créer des liens au sein des résidences n’est pas si aisé. La présence d’actifs en est pour eux la cause. Ainsi, si les étudiants ont intérêt à exclure symboliquement les actifs c’est parce qu’ils contrarient la possibilité qu’ils avaient selon eux de tisser des relations conviviales et fréquentes avec d’autres étudiants au sein des résidences, et qu’ils menacent par cela leur intégration à Lyon. Intégration à Lyon d’autant plus nécessaire qu’ils vivent une période de transition difficile.

Néanmoins, nous avons vu que depuis leur arrivée, les étudiants avaient tissé des liens avec d’autres étudiants effectuant souvent les mêmes études qu’eux. Ils ont à présent une sociabilité étudiante assez intense à Lyon. Ils entretiennent quelques relations avec des habitants de l’immeuble. La peur de la solitude et de l’isolement semble dissipée. Comment expliquer alors que le processus de stigmatisation perdure ?

L’enjeu pour eux est à présent d’assurer, de maintenir leur bonne intégration au milieu étudiant. En stigmatisant les non-étudiants, ils maintiennent une distance avec eux (alors que tout contact menacerait leur statut) et trouvent par là un moyen d’extérioriser leur identité étudiante. Ils expriment ainsi leur sentiment d’appartenance au groupe, ce qui contribue à l’entretenir.

Les étudiants ont intérêt à continuer à se soumettre aux normes et valeurs de leur groupe et à les valoriser, car cela leur permet de maintenir la position favorable qu’ils occupent au sein des résidences. «‘Serrer les rangs chez les installés à une fonction sociale : celle de préserver la supériorité de leur groupe en termes de pouvoir’» 239 .

Aussi, il n’en reste pas moins que les étudiants sont plutôt déçus des relations qu’ils entretiennent avec les autres étudiants, et que la présence des actifs est perçue comme contraignant fortement les relations. Même les étudiants qui ont des amis au sein des résidences regrettent de ne pas connaître davantage de personnes. Ainsi, si le processus de stigmatisation perdure c’est aussi parce qu’il existe un décalage, une rupture, entre la vision a priori de la sociabilité au sein de la résidence, et la réalité de cette sociabilité.

Notes
230.

Nous retrouvons ici ce qui a été mis en perspective dans des recherches concernant spécifiquement les étudiants lyonnais. Voir notamment BENSOUSSAN, 1994.

231.

La moitié des étudiants n’avait jamais habité en dehors du domicile familial. L’autre moitié avait vécu pendant les années de lycée ou durant la première année d’études supérieures en internat, chez l’habitant ou en co-location.

232.

Plus de trois étudiants sur cinq ont déclaré avoir toujours habité dans la même commune (ou des communes voisinent de quelques kilomètres) où résident actuellement leurs parents. Ceux qui ne sont pas dans ce cas de figure ont de toute façon déménagé peu fréquemment, pas récemment et les changements de domicile s’accompagnaient rarement d’un changement de région ou même de département.

233.

Les liens qui unissent les étudiants au domicile familial ne sont bien sûr pas indépendants des relations qu’ils entretiennent avec leurs parents et des effets propres à la double résidence. Olivier Galland (1995) note que les étudiants qui vivent sur le lieu d’enseignement dans un logement indépendant payé par les parents entretiennent un rapport privilégié avec leurs parents.

234.

Seulement cinq étudiants ont déclaré que des membres de leur famille habitaient à Lyon.

235.

GALLAND, 1995, p. 33.

236.

Idem.

237.

DEGENNE, FORSE, 1994, p. 64.

238.

L’aide des parents a été quasi systématique en ce qui concerne la période de recherche du logement. Ils étaient présents lors de la visite des appartements. Précédemment c’est souvent eux qui se sont chargés des contacts téléphoniques et des prises de rendez-vous. Ainsi, ils ont participé avec l’étudiant à la définition du champ des possibles en matière résidentielle que ce soit d’un point de vue financier et/ou du type de logement souhaitable.

239.

ELIAS, 1997, p. 39.