De l’intérêt de mobiliser le concept de carrière

Les premières analyses (lors de la première étape de cette recherche) nous ont incité à distinguer les différentes phases qui caractérisent la période de vie au sein des résidences (du projet d’y habiter, en passant par l’installation dans les lieux, le fait d’y vivre depuis un certain temps, jusqu’au projet éventuel d’en partir et au départ définitif). Les facteurs explicatifs (objectifs ou subjectifs) peuvent ne pas jouer le même rôle selon les différentes phases prises en considération : les caractéristiques des individus comme celles propres au contexte n’ont pas une influence pré-définie une fois pour toute sur le rapport aux autres habitants ; au contraire ces facteurs peuvent ne pas jouer le même rôle à tel ou tel moment.

Mobiliser ‘le concept de carrière’, afin de saisir la façon dont les actifs vivent et gèrent leur stigmate, s’est alors avéré pertinent pour plusieurs raisons.

La première concerne le fait que ce concept associe deux dimensions : la dimension objective et celle subjective. En effet, «‘il désigne les facteurs dont dépend la mobilité d’une position à une autre, c’est-à-dire aussi bien les faits objectifs relevant de la structure sociale que les changements dans les perspectives, les motivations et les désirs de l’individu’» 241 . La dimension subjective de la carrière d’un individu renvoie ainsi à la façon dont il perçoit les choses, le sens qu’il attribue à sa situation.

La deuxième se rapporte à la notion de changement auquel il est fait référence précédemment. Le concept de carrière prend en compte les changements dans le temps, en mobilisant l’articulation des dimensions objective et subjective à chaque étape du processus de construction de la carrière. Par cela, est favorisé un modèle d’analyse séquentiel permettant d’apercevoir la genèse des comportements et des représentations.

Ce modèle d’analyse a notamment été mobilisé par Howard S. Becker 242 dans l’analyse de ce qu’ils nomment «‘les carrières déviantes’» (des fumeurs de marijuana ou des musiciens de jazz). Il montre ainsi que le fait de devenir fumeur régulier de marijuana dépend de la façon dont les individus expérimentent et dépassent ou non différentes étapes : «l’apprentissage de la technique», «l’apprentissage de la perception des effets», «l’apprentissage du goût pour les effets», etc.

Ainsi, ce modèle d’analyse permet de montrer «‘en chaque point déterminant de la carrière, le pas décisif accompli dans cette carrière comme le produit logiquement croisé d’une décision subjective (transaction, négociation, conflit, abstention) et de l’objectivité d’une contrainte de cheminement (cursus pré-établi dans une institution)’» 243 .

Il semble pertinent d’utiliser le concept de carrière pour rendre compte et analyser la trajectoire suivie par les actifs à partir du moment où ils entrent dans les lieux. Il s’agit ainsi de penser que plusieurs phases constituent la carrière morale des actifs en tant qu’individus stigmatisés au sein des résidences. Par «carrière morale» 244 nous entendons plus précisément les phases qui marquent un tournant dans la façon dont les individus appréhendent, conçoivent la résidence, les autres habitants, etc.

Nous distinguons trois phases :

  • l’installation dans les lieux ;
  • l’apprentissage et l’intériorisation des normes ;
  • la gestion du stigmate.

Pour chacune de ces phases sera abordé le rapport aux espaces communs, aux relations de voisinage et au stigmate.

Nous nous attacherons à comprendre et expliquer la façon dont les actifs vivent et perçoivent le processus de stigmatisation lors de ces différentes phases en l’articulant à la position symbolique qu’ils occupent dans la configuration des relations, à leurs caractéristiques sociales et démographiques ainsi qu’à leurs positions et trajectoires de vie (résidentielle, professionnelle, biographique). L’articulation entre la dimension objective et subjective (pour chacun de ces éléments susceptibles d’être explicatifs) sera privilégiée.

En quoi et dans quelle mesure l’enquête effectuée au sein des résidences, permet-elle d’appréhender la carrière morale des actifs en tant qu’individus stigmatisés ?

Premièrement, les discours recueillis par interview sont riches d’informations. Comme nous l’avons précisé dans la première partie, la grille d’entretien a été construite afin de favoriser des discours référentiels (afin d’appréhender les pratiques) ainsi que des discours d’opinions (permettant de saisir le sens subjectif des enquêtés). Elle a été construite également afin de mettre en perspective l’évolution dans le temps des pratiques et représentations concernant les modes de coexistence entre habitants, et plus largement le rapport à la résidence. Ainsi, plusieurs questions ont permis de recueillir des informations concernant l’arrivée dans les lieux (première phase de la carrière morale des actifs) : «pourriez-vous me raconter comment les choses se sont passées à partir du moment où vous avez décidé de chercher un logement jusqu’au moment où vous avez emménagé ici ?», «qu’est-ce que cela a représenté pour vous d’arriver à Lyon ?», «pouvez-vous me raconter votre déménagement et votre installation dans ce logement». Si les enquêtés précisaient également souvent spontanément des éléments permettant de percevoir l’évolution dans le temps de leurs pratiques et de leurs représentations, une question visait plus explicitement à la saisir : «est-ce que votre vie au sein des résidences correspond à celle que vous aviez imaginée lors de votre première visite ?».

Deuxièmement, des informations supplémentaires ont été recueillies grâce aux fiches emploi du temps rédigées en fin d’entretiens, aux observations notées dans le carnet de bord et aux différents contacts et entretiens avec les responsables. Combinées les unes aux autres, elles permettent de mieux appréhender la réalité de la vie au sein des résidences. Comparées avec les discours tenus par les habitants, elles autorisent également à mieux saisir de quelle façon ils interprètent, lisent cette réalité.

Troisièmement, nous faisons l’hypothèse que l’analyse comparative du rapport aux autres habitants, d’individus présents dans les résidences depuis des périodes variables (de trois mois à deux ans) peut donner une vision relativement correcte de la façon dont leurs pratiques et représentations sont susceptibles d’évoluer.

Enfin, la situation d’enquête constitue un indicateur pertinent du rapport que les actifs entretiennent avec leur stigmate, comme des enjeux qu’il sous-tend. L’analyse de la situation d’interview sera mobilisée de façon privilégiée afin d’étudier la façon dont les actifs gèrent leur stigmate (troisième étape). Nous y reviendrons.

Ainsi, le recours à des sources d’informations et des techniques d’enquête différentes, assure la validité des données mobilisées, et permet d’envisager une analyse de la carrière morale des actifs au sein des résidences. Cependant, n’ayant pas effectué une observation directe ou participante rigoureuse des pratiques autorisant «‘une ethnologie pointilliste des apprentissages sociaux sous l’effet des contraintes objectives’» 245 , nous avons ici pour objectif principal de dégager des tendances générales qui nous permettront de mieux comprendre et expliquer les pratiques et représentations, en matière de voisinage, des actifs. L’analyse proposée vise à examiner leur carrière morale et plus précisément à saisir «‘la ’ ‘transformation probable’ ‘ de la personnalité et du système de représentations des individus au cours de ce processus’» 246 .

Notes
241.

BECKER, 1985, p. 47.

242.

Et également par Erving Goffman dans son étude sur les malades mentaux (Asiles, 1968).

243.

PASSERON, 1989, p. 20.

244.

GOFFMAN, 1968.

245.

PAUGAM, 1991, p. 85.

246.

Idem, p. 86.