2. Les trois phases de la carrière morale des actifs

2.1. L’installation dans les lieux

Selon Howard S. Becker, la première étape de toute «‘carrière déviante»’ est le fait de «‘commettre une transgression, c’est-à-dire un acte non conforme par rapport à un système particulier de normes’» 247 . Deux formes de transgression de normes sont à distinguer.

La première est intentionnelle. Il propose alors de ne pas chercher à savoir pourquoi un individu a commis un acte déviant. En effet, «‘il n’y a aucune raison d’admettre que seuls ceux qui finissent par commettre un acte déviant seraient effectivement portés à agir ainsi’» 248 . Il invite plutôt à se demander pourquoi les individus respectent les normes (alors mêmes qu’ils peuvent avoir des tentations déviantes), et comment l’individu qui commet un acte déviant «‘parvient à échapper aux conséquences de ses engagements dans le monde conventionnel»’ 249 .

La seconde est non intentionnelle et se fonde principalement sur l’ignorance des normes. Il s’agit alors de déterminer les processus de dissimulation des normes réelles ainsi que leurs enjeux.

Les actifs sont stigmatisés au sein des résidences. Avaient-ils conscience, dès leur arrivée dans les lieux, que leur présence serait perçue comme illégitime ?

Plusieurs éléments nous indiquent que les actifs ont transgressé les normes de façon non intentionnelle.

Le premier concerne la façon dont leur a été présentée la population de l’immeuble. Pour saisir rigoureusement cette question il aurait fallu avoir été témoin des premiers contacts téléphoniques et entretiens avec les responsables des résidences et avoir assisté à la visite des lieux. Nous aurions pu alors noter si les responsables des résidences ou les futurs habitants faisaient référence à la population de l’immeuble et en quels termes. Néanmoins, nous avons suffisamment d’éléments pour avancer une hypothèse.

Rappelons que lors de la construction de l’enquête, mes premiers contacts avec les responsables des résidences m’ont amenée à essayer de saisir dans quelle mesure les modes de présentation au téléphone des gens intéressés par un logement, jouaient sur la façon dont les responsables présentaient la population de l’immeuble. Pour ce faire, les responsables des résidences ont été contactés par téléphone à deux reprises. La première fois je me présentais comme salariée, et la seconde, un de mes proches appelait en se présentant comme étudiant. Dans le premier cas, la population de l’immeuble était décrite comme mixte : étudiants et actifs étaient présents selon les responsables de façon équivalente. Dans le second cas, la présence des étudiants était présentée comme massive. Ceci nous laisse à penser que les responsables des résidences ont pu dissimuler la réalité de la population aux actifs à leur arrivée dans les lieux et que ces derniers ne savaient pas qu’ils seraient largement minoritaires.

Deuxièmement, les actifs ont souvent eu connaissance de l’existence des résidences par le biais de leur entreprise, de collègues de travail ou par le biais de petites annonces parues dans les journaux locaux. Nous avons pu constater que certaines de ces annonces ne faisaient pas référence à une population particulière (elles insistaient principalement sur l’existence de logements meublés, de services et sur la présence d’un gardien sur place). D’autres faisaient référence explicitement à des individus non-étudiants, telle que celle-ci : «cadres, salariés, stagiaires : vous recherchez en location un studio équipé et meublé etc.». Ainsi, qu’ils aient eu connaissance de l’existence de ces résidences par le biais de leur travail ou par celui des annonces locatives immobilières, leur présence dans les lieux s’imposait ‘a priori’ comme légitime.

Troisièmement, les actifs ont été acceptés dans les lieux et aucun d’entre eux ne précisent avoir ressenti une quelconque résistance de la part des responsables des résidences. Au contraire, ils qualifient souvent de chaleureux et sympathiques les premiers contacts qu’ils ont eus avec eux.

Ces éléments nous invitent donc à penser que les actifs n’avaient pas connaissance des normes en vigueur à leur arrivée dans les lieux. Lorsqu’ils décident de louer un appartement au sein des résidences, ils n’ont pas ‘‘conscience’’ de l’illégitimité de leur présence dans les lieux.

Cela sans doute d’autant moins, que la plupart ne sont pas préoccupés à ce moment là par la population de l’immeuble. La façon dont ils justifient le choix du logement qu’ils occupent au sein des résidences en rend compte.

Présents à Lyon pour raisons professionnelles, un des critères de sélection est la proximité au lieu de travail. Les actifs à double résidence insistent également souvent sur la nécessité de la proximité avec les gares ferroviaires et les principaux axes routiers : il s’agit pour eux de pouvoir rejoindre leur lieu d’habitation rapidement et avec le moins de contraintes possibles. Ils souhaitaient habiter un meublé afin de ne pas avoir à investir dans des meubles ou à assumer un déménagement. «Meublé», «fonctionnel», «propre» sont les principaux adjectifs employés afin de préciser à la fois le type de logement qu’ils recherchaient, comme ce qui justifie à leurs yeux le choix d’un logement au sein des résidences. La plupart déclarent que la présence de services et d’espaces communs n’a pas influencé leur décision. En même temps, ils sont nombreux à souligner avoir noté, lors de leur première visite des lieux, leur aspect propre, confortable et potentiellement convivial. La présence d’un responsable sur place est perçue comme bienvenue.

En ce qui concerne les actifs à résidence unique célibataires et divorcés habitant la résidence A, la question des relations de voisinage est en revanche prépondérante. La présence d’espaces communs leur laisse à penser que les relations seront nombreuses et conviviales et ceci joue dans le choix du logement. Pour autant, la question de la population de l’immeuble n’apparaît pas a priori problématique : la brochure publicitaire insiste de façon explicite sur la diversité de la population. «Divorcés», «personnes âgées», «célibataires», «couples sans enfant», «étudiants» : la résidence est présentée comme accueillant tous types de personnes.

Si les actifs ne perçoivent pas tout de suite l’illégitimité de leur présence dans les lieux, à partir de quel moment ont-ils le sentiment d’être rejetés et d’être atypiques ?

Il est bien sûr difficile de répondre à une telle question. Mais de fait, le rapport aux autres habitants s’est construit au fil de l’expérience de la vie au sein des résidences. Une durée d’ancienneté minimum dans les lieux est sans doute nécessaire afin de faire l’apprentissage des normes, de les intérioriser. Cependant ceci ne vaut pas indépendamment des caractéristiques propres aux actifs. L’analyse des discours des individus présents depuis moins de trois mois en rend bien compte. Ni la population de l’immeuble, ni les relations de voisinage ne semblent constituer un enjeu pour Liliane et Véronique. En même temps, elles sont en situation de double résidence, sont présentes à Lyon pour raisons professionnelles et pour une durée déterminée relativement courte (entre trois et six mois). Ainsi, au delà de la durée d’ancienneté dans les lieux, leur position résidentielle et professionnelle n’incitent pas à une inscription forte dans la résidence et à l’investissement des relations de voisinage.

Notes
247.

BECKER, 1985, p. 48.

248.

Idem, p. 50.

249.

Ibid.