2.2. L’apprentissage et l’intériorisation des normes

La façon dont les actifs font l’apprentissage des normes et intériorisent la configuration des relations, dépend des ressources dont disposent les étudiants afin d’imposer la légitimité de la hiérarchie des statuts. Nous ne reviendrons pas sur ce qui détermine le pouvoir symbolique des étudiants (ce que nous avons évoqué dans le chapitre 2). Nous allons plutôt déplacer le point focal de notre raisonnement en nous centrant sur le point de vue des actifs.

Compte tenu de ce que nous avons évoqué précédemment (première étape de la carrière morale des actifs), on peut penser tout d’abord que les actifs s’aperçoivent peu à peu que les étudiants sont largement majoritaires. Ils font donc l’apprentissage de la population réelle des résidences. La présence des étudiants est d’autant plus prégnante qu’ils sont plus nombreux et plus visibles (ce sont eux qui investissent principalement les espaces communs). L’apprentissage de la réalité de la population induit sans doute les actifs à penser que les résidences s’apparentent en réalité aux résidences étudiantes. Ils perçoivent alors leur présence comme déplacée.

La façon dont les étudiants considèrent la présence des actifs (ils sont surpris et déçus, ils la jugent suspecte) transparaît sans doute d’une manière ou d’une autre dans les contacts quotidiens (à travers des pratiques langagières diverses : gestes, mots, regards, etc.). Certains actifs se sentent, nous l’avons dit, rejetés et jugés négativement.

Les actifs incorporent sans doute d’autant mieux le processus de stigmatisation que comme le souligne Erving Goffman, «‘la notion de stigmate implique moins l’existence d’individus concrets séparables en deux colonnes, les stigmatisés et les normaux, que l’action d’un processus social omniprésent qui amène chacun à tenir les deux rôles, au moins sous certains rapports et dans certaines phases de sa vie. Le normal et le stigmatisé ne sont pas des personnes mais des points de vue’» 250 . C’est particulièrement vrai lorsque l’individu est stigmatisé tard dans sa vie, ou lorsque le stigmate n’est discréditant que dans certaines situations sociales. Lorsque l’individu s’aperçoit qu’il est stigmatisé, il sait souvent ce que les autres pensent de lui, ce que signifie posséder ce stigmate et quels comportements il convient d’adopter. Il le sait car il a intériorisé, au cours de la socialisation antérieure, des répertoires de «‘schèmes d’action (schèmes sensori-moteurs, schèmes de perception, d’évaluation, d’appréciation, etc.) et d’habitudes (habitudes de pensée, de langage, de mouvement…)’» 251 :

‘«les répertoires de schèmes d’action (d’habitude) sont des ensembles d’abrégés d’expériences sociales, qui ont été construits-incorporés au cours de la socialisation antérieure dans des cadres sociaux limités-délimités, et ce que chaque acteur acquiert progressivement et plus ou moins complètement, ce sont autant des habitudes que le sens de la pertinence contextuelle (relative) de leur mise en œuvre. Il apprend-comprend que ce qui se fait et se dit dans tel contexte ne se fait pas et ne se dit pas dans tel autre. Ce sens des situations est plus ou moins ‘‘correctement’’ incorporé (il dépend de la variété des contextes rencontrés par l’acteur dans son parcours et des sanctions – positives et négatives – plus ou mois précoces qui lui ont été adressées pour lui indiquer les limites souvent floues à ne pas dépasser)» 252 . ’

Les résidences, par leurs spécificités (cadre bâti, mode de gestion, structuration de la population, configuration des relations entre les habitants…) induisent l’actualisation, la mobilisation de schèmes d’action liés à deux thématiques : celle des rapports entre les âges et celle des représentations négatives traditionnellement associées au fait de vivre seul (amalgame entre vie ‘‘solitaire’’, célibat et isolement). Celle-ci favorise selon nous l’intériorisation du processus de stigmatisation.

Le transfert de l’opposition étudiants-actifs sur le terrain des âges de la vie (opposition jeunes-vieux) permet aux étudiants de créditer l’évidence de l’exclusion symbolique des actifs. Néanmoins, s’il contribue à l’intériorisation du processus de stigmatisation par les actifs, c’est parce que ces derniers ont eux-mêmes effectué ce transfert. L’extrait d’entretien suivant en rend bien compte :

  • «je ne me sens pas vieux mais je trouve quand même qu’il y a un écart important donc je ne voudrais pas paraître… comment dire… comme… comme l’image que je pouvais avoir quand j’étais gamin des vieux qui voulaient s’imposer, un truc comme ça… quand j’étais gamin… je me souviens très bien que quand j’avais 18 ans, quand je voyais quelqu’un de 46 ans pour moi c’était quelqu’un de très âgé donc je reporte un peu ça maintenant… donc voilà en gros : je n’y suis pas allé [au pot d’accueil] pour cette raison : je ne me suis pas senti à l’aise…»
    Sylvain, 46 ans, concepteur en informatique.

Sylvain sait que s’il se rendait au «pot d’accueil» sa présence serait jugée négativement. Et c’est parce que lui même a jugé négativement des personnes plus âgées, lorsqu’il était plus jeune, qu’il perçoit ce à quoi renvoie sa position actuelle dans la configuration des relations, et qu’il agit en conséquence. On aperçoit bien ici que «dans cette ouverture du passé incorporé par le présent, dans cette mobilisation des schémas d’expérience passée incorporés, le rôle de l’analogie pratique semble tout particulièrement important. C’est dans la capacité à trouver – pratiquement et globalement et non intentionnellement et analytiquement – de la ressemblance («un air de ressemblance» dirait Wittgenstein) entre la situation présente et des expériences passées incorporées sous forme d’abrégés d’expérience, que l’acteur peut mobiliser les ‘‘compétences’’ qui lui permettent d’agir de manière plus ou moins pertinente» 253 . Sachant ce que la confrontation d’individus aux âges différenciés implique dans certains contextes sociaux, se percevant eux-mêmes comme ‘‘vieux’’ compte tenu de la structuration de la population et du processus de stigmatisation, les actifs s’interdisent l’accès aux espaces de sociabilité et évitent d’être en contact avec les étudiants.

De la même manière, c’est parce que les actifs savent que leur situation (vivre seul et être isolé) est traditionnellement considérée négativement et suspectée, qu’ils intériorisent (donc acceptent pour une part) la position symbolique défavorable qu’ils occupent dans la configuration des relations.

Notes
250.

GOFFMAN, 1975, p. 160.

251.

LAHIRE, 1998, p. 42.

252.

Idem.

253.

LAHIRE, 1999, p. 81.