2.3. La gestion du stigmate : analyse des stratégies de présentation de soi des actifs en situation d’interview

Lorsque les actifs ont fait l’apprentissage des normes en vigueur, qu’ils les ont intériorisées, la question de la gestion du stigmate se pose (ceci ne se passe pas bien sûr de façon aussi successive que le laisse à penser la présentation des différentes phases).

Nous avons montré qu’en évitant les situations de coprésence avec les étudiants (notamment au sein des espaces communs) les actifs se conformaient aux normes établies, tout en se préservant du regard suspicieux des étudiants. Le fait que les actifs entretiennent entre eux des relations ambivalentes, illustre également qu’ils ont intériorisé le processus de stigmatisation. Ceci renvoie conjointement à une non-acceptation de leur statut. Les actifs ne sont pas soudés car ils refusent finalement d’être associés aux marginaux.

Si l’analyse des pratiques de sociabilité de voisinage, nous indique que les actifs reconnaissent la légitimité de la hiérarchie des statuts (ils se conforment plutôt à la place qui leur est assignée), il ne faut pas pour autant en conclure qu’ils l’acceptent et l’intériorisent ‘‘passivement’’. Comme le soulignent Raymond Boudon et François Bourricaud, si Weber a insisté sur le fait qu’il n’y a pas de domination durable sans une légitimité minimale, il «‘n’a pas cherché à distinguer les types d’accueil réservés par les ‘‘dominés’’ aux instructions des ‘‘dominants’’. Pourtant il n’est pas indifférent que B accomplisse ce que A lui enjoint de faire en traînant les pieds ou au contraire, parce qu’il y met tout son cœur, qu’il aille au delà de ce que A lui a prescrit’» 254 .

Il appartient ainsi à l’analyse de montrer la façon dont les actifs vivent et gèrent leur stigmate. Il s’agit «‘de privilégier l’interprétation compréhensive des attitudes collectives et individuelles et des représentations, en admettant que les acteurs sociaux possèdent une marge d’autonomie qui leur permet d’intérioriser, de refuser ou de négocier la définition sociale de leur statut’» 255 . Howard S. Becker montre ainsi que les individus ‘‘déviants’’ utilisent des techniques de neutralisation de la déviance. L’une d’entre elle consiste à reformuler l’acte perçu comme déviant et à imposer a contrario sa légitimité. Les accusés peuvent également tenter de renverser l’ordre des choses en attaquant ceux qui les condamnent. Ces processus de rationalisation sont particulièrement élaborés lorsque les déviants constituent un groupe organisé. «‘La communauté des homosexuels en fournit un bon exemple. Les revues et les livres rédigés par et pour ceux-ci contiennent des articles biologiques et physiologiques sur la sexualité, visant à montrer que l’homosexualité constitue un comportement sexuel ‘‘normal’’, et des articles juridiques qui revendiquent des droits civils pour les homosexuels’» 256 .

L’analyse du rapport que les actifs entretiennent avec leur stigmate, comme celle des enjeux qu’il sous-tend, ne peut selon nous être traitée indépendamment de celle des effets que produit la situation d’interview sur les discours. Qu’est-ce qu’implique ma rencontre avec les actifs ? Quels effets est-elle susceptible de produire sur leurs propos ?

Le fait que je sois étudiante (et que je me sois présentée comme telle) implique objectivement une distance sociale avec les actifs. Cette opposition actif/étudiant s’articule à d’autres oppositions : homme/femme, entreprise/université, privé/public puisque les actifs sont plutôt des hommes salariés du privé et que je suis étudiante en faculté de sociologie. Cette distance sociale comprend d’autant plus d’enjeux, et est d’autant plus périlleuse à gérer en situation d’interview, qu’elle renvoie à la configuration relationnelle en jeu au sein des résidences, et donc au processus de stigmatisation. Les normes qu’ils supposent être les miennes sont pour une part dépendantes de la façon dont ils se représentent les étudiants de l’Université, et des normes qu’ils attribuent aux étudiants des résidences, c’est-à-dire aux habitants occupant une position symbolique plus favorable que la leur. La façon dont les actifs s’adressaient parfois à moi confirme cette hypothèse. Christian, lorsque je lui ai demandé de me décrire les habitants de la résidence déclara : «je vois une personne comme vous...». Geneviève m’interpella en cours d’entretien, après avoir longuement critiqué les étudiants : «je ne sais pas ce que vous en pensez... vous êtes étudiante aussi...».

Conjointement, d’autres caractéristiques objectives me différencient des étudiants qui vivent dans les résidences, permettant que je ne leur sois pas complètement associée, que se réduise cette distance et qu’un climat de confiance s’instaure.

Tout d’abord, je suis étrangère au contexte (je n’habite pas les résidences) et la rencontre est ponctuelle.

Aussi, je me différencie des étudiants des résidences par mon niveau d’études, mon âge et mon origine sociale. Je suis en 3ème cycle d’études (la moitié des étudiants effectuent leur première année d’enseignement supérieur). Je suis plus âgée (la plupart des étudiants ont moins de 23 ans). Je suis d’origine sociale plus modeste.

Le fait que je les sollicite afin qu’ils m’informent de la façon dont ils vivent au sein des résidences, à contribuer également à réduire cette distance. Les reconnaissant comme des interlocuteurs à part entière, je les assure en quelque sorte de la légitimité de leur présence dans les lieux. Ce faisant, je me distingue des étudiants de la résidence qui au contraire remettent en cause cette légitimité. Si les actifs ont accepté l’entretien, c’est sans doute parce que cette demande leur renvoyait une image d’eux-mêmes positive car en rupture avec la position stigmatisante qu’ils occupent au sein des résidences.

Ces différents éléments nous invitent à penser que ce qui se joue dans le cadre de la relation d’enquête n’est pas indépendant d’enjeux propres aux contextes et qu’elle peut constituer en ce sens un outil de connaissance. Si la situation d’interview est riche d’informations, c’est principalement parce qu’elle représente pour les actifs une situation de confrontation avec un individu pour une part associé au groupe établi.

‘Ainsi, «les effets induits par l’observateur, plutôt que d’être traités comme des difficultés dont il faudrait se défaire – tâche vaine et utopique – peuvent au contraire se présenter comme des atouts potentiels de l’enquête. [...] Les effets de la situation d’enquête, loin d’être de purs artefacts, peuvent indirectement conduire vers des propriétés caractéristiques du fonctionnement du groupe étudié. Tôt ou tard on peut supposer qu’ils apparaîtront comme des ‘‘révélateurs’’ de logiques sociales endogènes à celui-ci, ne serait-ce que parce que les perturbations ou les événements déclenchés par l’irruption de l’observateur disent nécessairement quelque chose de l’ordre qu’ils dérangent. Les réactions des membres d’un groupe donné à l’existence du sociologue ne peuvent pas ne pas livrer des indices sur leur image d’eux-mêmes, sur les types de légitimité qu’ils revendiquent, sur les formes de reconnaissance auxquelles ils aspirent, donc sur les ‘‘noyaux durs’’ ou les aspects fragiles de leur identité sociale. L’enquête est par elle-même un événement à valeur heuristique» 257 .’

Notre attention va donc se porter sur la façon dont les actifs gèrent leur stigmate en situation d’interview. Nous allons analyser les stratégies de présentation de soi qu’ils développent durant l’entretien.

La question du contrôle de l’information discréditrice est au cœur de notre analyse. Selon Erving Goffman, la façon dont l’individu gère son stigmate varie selon qu’il est discrédité (le stigmate est connu) ou discréditable (le stigmate est caché). Nous avons montré que les actifs étaient bien discrédités au sein des résidences. Mais la relation d’enquête implique ceci de spécifique : étant extérieure au contexte, les ayant sollicités afin de recueillir leurs témoignages, ils peuvent penser que j’ignore qu’ils sont stigmatisés. Ils ne sont donc pas, dans le cadre de l’entretien, d’emblée discrédités mais plutôt discréditables. Ainsi, «‘le problème n’est plus tant de savoir manier la tension qu’engendre les rapports sociaux que de savoir manipuler de l’information concernant une déficience : l’exposer ou ne pas l’exposer ; la dire ou ne pas la dire ; feindre ou ne pas feindre ; mentir ou ne pas mentir (...)’» 258 . Les différentes questions que les actifs ont posées durant l’entretien valident cette hypothèse. Nombreux sont ceux qui m’ont questionnée, en cours ou dès le début de l’entretien, sur le déroulement et l’avancée de mon enquête. Les questions visaient principalement à évaluer la connaissance que j’avais de la population de l’immeuble comme à cerner la façon dont je me positionnais par rapport aux non-étudiants. Ainsi, «‘avant d’exploiter son répertoire figuratif, il est évident qu’une personne doit prendre conscience de la façon dont les autres ont pu interpréter ses actes et dont elle devrait peut-être interpréter les leurs. Autrement dit, elle doit faire preuve de discernement’» 259 .

N’étant pas d’emblée discrédités mais plutôt discréditables dans le cadre de la situation d’interview, les actifs ont la possibilité de dissimuler la réalité de la configuration des relations et donc de dissimuler leur stigmate.

L’entretien leur donne également l’occasion de remettre en cause l’ordre établi en proposant une image d’eux-mêmes non stigmatique, c’est-à-dire en rupture avec les normes qui prévalent au sein des résidences. En effet, «‘une personne qui rencontre des gens avec qui elle n’aura pas d’autres rapports est libre d’adopter une ligne d’action ambitieuse’» 260 . Ceci est d’autant plus vrai que la posture du sociologue en situation d’interview (attention aux propos tenus, empathie, etc.) peut inciter éventuellement l’enquêté à adopter cette «ligne d’action».

Notre attention se portera donc sur les stratégies de contrôle de l’information sociale mises en œuvre par les actifs en situation d’entretien. Il s’agira d’analyser comment les actifs gèrent leur stigmate en tant que relation entre un attribut et un stéréotype. Nous émettons l’hypothèse que les différentes stratégies de présentation de soi des actifs ne se distribuent pas de façon aléatoire. Elles varient selon la position symbolique occupée dans la configuration des relations entre les habitants, et selon les caractéristiques socio-démographiques, les positions et trajectoires de vie (professionnelle, résidentielle, biographique), le réseau de sociabilité des actifs. L’articulation entre ces éléments n’est sans doute pas sans conséquence sur la façon dont ils tentent de préserver leur image, comme sur l’intérêt qu’ils ont à la préserver. En ce sens, l’analyse des effets induits par la relation d’enquête nous informera également sur les enjeux que sous-tend pour eux pour le processus de stigmatisation.

Notes
254.

BOUDON, BOURRICAUD, 1982, p. 461.

255.

PAUGAM, 1991, p. 29.

256.

BECKER, 1985, p. 61.

257.

SCHWARTZ, 1993, p. 276.

258.

GOFFMAN, 1975, p. 57.

259.

GOFFMAN, 1974, p. 16.

260.

Idem, p. 11.