2.3.2. Les actifs à double résidence : un rapport plus distant au processus de stigmatisation

Certains actifs divulguent volontairement leur stigmate en déclarant : «je suis atypique», «je dois être atypique» 265 . Ils l’expriment alors plutôt d’une manière amusée et/ou détachée. Cette phrase souvent entendue, rend compte que les actifs ont intériorisé leur statut d’exclus et l’illégitimité de leur présence dans les lieux (d’autant plus lorsqu’ils la prononcent afin de prévenir le chercheur qu’ils ne sont pas les interlocuteurs les mieux placés afin de parler de la vie au sein des résidences). En effet, ils reprennent ainsi les attributs négatifs et dépréciateurs que leur assignent les étudiants. Le verbe «devoir» est particulièrement intéressant à analyser car il est à entendre dans un double sens : il renvoie, dans le sens premier, à la possibilité, à l’éventualité d’être atypique, et dans un sens plus dissimulé, à l’obligation de respecter les normes en vigueur («je suis tenu d’être atypique»).

Ce sont plus souvent les actifs à double résidence qui avouent le caractère atypique de leur présence dans les lieux. En quoi ceci nous renseigne-t-il sur ce que sous-tend pour eux le processus de stigmatisation ?

On peut tout d’abord penser qu’ils ont d’autant plus de facilités à s’avouer atypiques, qu’ils représentent la catégorie d’actifs la moins stigmatisée au sein des résidences. Rassemblant les attributs les mieux tolérés, ils ont moins intérêt à contrôler strictement l’information. D’ailleurs, ils insistent souvent, lorsqu’ils se définissent ou définissent la situation des membres de leur propre catégorie, sur l’activité professionnelle exercée, sur l’existence d’un autre lieu d’habitation et sur l’aspect provisoire de leur présence dans les lieux. S’ils mettent en avant ces éléments, c’est bien sûr parce qu’ils constituent la réalité objective de leur situation. En même temps, l’empressement qu’ils manifestent à donner ces précisions dès le début de l’entretien, et même le plus souvent dès le premier contact téléphonique, illustre que cette façon de se présenter constitue une véritable stratégie de neutralisation du stigmate. Ils mobilisent les normes en vigueur afin de se différencier des actifs les plus stigmatisés (à résidence unique) et de se préserver d’un trop fort discrédit. C’est également une façon d’indiquer qu’ils se conforment aux exigences et aux normes des étudiants, ce qui assure, maintient leur acceptation au sein des résidences.

Néanmoins, le fait qu’ils avouent le caractère atypique de leur présence dans les lieux ne peut être dissocié de leur situation résidentielle.

Leur véritable lieu de vie, celui qu’ils rejoignent tous les week-ends, est le lieu d’inscription personnelle et familiale. Ils y habitent souvent depuis plusieurs années (au moins cinq ans). Trois actifs sur quatre sont propriétaires (ou lorsqu’ils logent chez leurs parents ont des parents propriétaires). Tous ont déclaré y avoir passé au moins deux jours et deux nuits la semaine précédant l’entretien. Deux sur trois ont déclaré y avoir couché au moins trois nuits. Ils vont alors retrouver leur famille, leur épouse (ou compagne). Représentant le retour au foyer, le week-end est marqué par certaines activités familiales traditionnelles (repas en famille, discussions) ou plus solitaires (télévision, lecture, repos, activités sportives...). Il donne aussi souvent l’occasion de rencontrer la famille élargie et de recevoir ou de retrouver des amis. Deux actifs sur trois ont déclaré avoir vu au moins une fois un membre de leur famille (hors famille nucléaire) ou des amis, la semaine précédant l’entretien. L’éloignement de la famille, des amis, le fait qu’ils soient isolés à Lyon rend cette situation de double résidence difficile. Elle ne les satisfait pas de ce point de vue là. Ils espèrent tous qu’elle s’achèvera bientôt.

Ainsi, avouer le caractère atypique de leur présence dans les lieux n’a pas pour seul intérêt d’assurer leur acceptation au sein des résidences, et de se distinguer par rapport aux actifs plus stigmatisés. C’est également une façon de dire que leur place n’est pas ici, et par cela de dire qu’elle est ailleurs et donc chez eux, dans leur véritable lieu d’habitation. Ils s’imposent ainsi comme au-dessus et hors des enjeux propres à la résidence, ce qui constitue une façon de refuser l’inscription dans les lieux. Dire que leur place n’est pas ici est également d’autant plus nécessaire qu’ils appartiennent souvent aux catégories les plus favorisées socialement et que le studio meublé dans lequel ils habitent temporairement, contrarie, amoindrit le prestige de leur statut social.

Les actifs à double résidence sont également à différencier selon le sens que revêt leur présence dans les lieux au regard de leur trajectoire professionnelle. La présence dans les lieux est mieux vécue lorsqu’elle s’articule à un changement professionnel positif et valorisant (promotion, accès à l’emploi après une période de chômage, premier emploi pour les jeunes diplômés, etc.). A contrario, elle est peu valorisée lorsqu’elle est liée à l’obtention d’un poste jugé insatisfaisant (en termes de salaires, d’intérêt pour la tâche à accomplir, de conditions de travail), dans le cas où la mobilité professionnelle n’était pas souhaitée et a été imposée par l’entreprise, ou lorsqu’elle est associée à une mobilité sociale descendante.

Les effets liés à la position et à la trajectoire professionnelle sont à combiner avec les perspectives de déménagement. En effet, ces actifs ne sont pas satisfaits de leur situation (double résidence) même s’ils s’en accommodent. Tous souhaitent vivre à temps complet avec leur famille. Ceux qui envisagent de s’installer définitivement à Lyon sont rares, et ce projet est toujours considéré comme une solution par défaut, lorsque la situation professionnelle ne laisse pas présager à court terme un retour possible proche de la commune de résidence.

La façon dont se combine les perspectives professionnelles et résidentielles produit des effets sur le rapport aux voisins. Il apparaît ainsi que ceux qui vivent le mieux leur présence dans les lieux (ceux pour qui elle est liée à un changement professionnel jugé positivement et dont le projet de déménagement est fixé à court terme) apparaissent également moins impliqués par rapport à la vie de la résidence, sont moins sensibles aux modes de relation entre les habitants et caractérisent moins souvent négativement leurs voisins.

Notes
265.

Voir supra, deuxième partie, chapitre I (1.4.2.).