3. Conclusion

Le rapport que les actifs entretiennent avec le processus de stigmatisation dépend dans un premier temps du stade (ou étape) de la carrière qu’ils vivent.

Lorsqu’ils projettent d’habiter la résidence, ainsi qu’à leur arrivée dans les lieux, les actifs n’ont pas connaissance ou ‘‘conscience’’ du processus de stigmatisation (première étape). Ils transgressent ainsi les normes de façon non intentionnelle. Les espaces communs laissent présager et espérer des rencontres avec les autres habitants ainsi qu’une forme de convivialité au sein des résidences.

Aux contacts des autres habitants et avec le temps, les actifs font l’apprentissage des normes en vigueur et intériorisent le processus de stigmatisation (deuxième étape). Ils aperçoivent que les espaces communs sont plutôt réservés aux étudiants (au moins ceux dont les potentialités de rencontres sont les plus forts) et que ceux-ci sont très nombreux. Les contacts avec les étudiants leur donnent le sentiment d’être jugés négativement. Ils intériorisent d’autant mieux le processus de stigmatisation qu’ils savent, compte tenu de leur socialisation antérieure, ce à quoi renvoie leur situation résidentielle et comment elle est susceptible d’être perçue.

Peu à peu le processus de stigmatisation produit des effets. Les actifs modifient leur rapport aux espaces collectifs et aux autres habitants, ce qui constitue également une façon de gérer leur stigmate (troisième étape). Ils s’interdisent plutôt l’accès aux espaces communs et ne les perçoivent plus comme des lieux susceptibles de provoquer des rencontres privilégiées avec les autres habitants. Ils évitent de ce fait les situations de coprésence avec les étudiants. Partager le même stigmate rend les relations entre les actifs ambivalentes. Même s’ils se reconnaissent ponctuellement dans leur statut d’exclus, ils ne sont ni soudés, ni solidaires.

Les stratégies de présentation de soi des actifs en situation d’interview illustrent également qu’ils tentent de conjurer l’exclusion symbolique. Qu’ils essayent de réduire les différences avec les étudiants, de les dissimuler, de contester l’ordre établi ou de creuser les écarts avec les autres actifs, il s’agit toujours d’imposer d’une façon ou d’une autre la légitimité de leur présence dans les lieux et les normes en vigueur au sein des résidences sont au centre des débats.

Ces stratégies soulignent aussi de nouveau le rapport ambivalent que les stigmatisés entretiennent avec les membres de leur propre catégorie. Ils sont en effet plus souvent enclins à s’allier symboliquement avec le groupe établi : les étudiants. C’est notamment ce à quoi renvoie le fait qu’ils reprennent à leur compte les attributs les plus approuvés, dissimulent leur stigmate, ou lorsqu’ils le détournent sur les individus qu’ils jugent en moins bonne position symbolique. L’intérêt est alors pour eux de se concevoir en termes moins stigmatiques.

Cependant, si les actifs ont en commun leurs pratiques de sociabilité, le rapport qu’ils entretiennent aux espaces collectifs, la nécessité de conjurer l’exclusion symbolique, et une tendance à s’allier symboliquement aux étudiants, ils vivent de façon différente le processus de stigmatisation.

Les actifs ne déploient pas les mêmes stratégies de présentation de soi selon la position symbolique qu’ils occupent dans la configuration des relations. Si les étudiants se situent au plus haut de la hiérarchie des statuts et les actifs au plus bas, ces derniers ne sont cependant pas égaux. Les actifs à résidence unique occupent une position plus stigmatisante (surtout les plus âgés), que ceux à double résidence. Ces derniers avouent plus spontanément le caractère atypique de leur présence dans les lieux, tout en précisant leur situation résidentielle et professionnelle : la réalité objective de leur situation les préserve d’une trop forte stigmatisation. Moins menacés, ils abordent plus aisément l’illégitimité de leur présence dans les résidences. En revanche, les actifs à résidence unique ont des discours plus subversifs, plus virulents visant notamment à imposer leurs propres normes. Ceci est à la fois une conséquence et un indicateur du fait qu’ils sont les plus mal placés symboliquement : ils n’ont en quelque sorte plus rien à attendre des établis 273 . Ceci illustre également qu’ils tentent de résister à la stigmatisation et qu’ils ne perçoivent pas complètement comme légitimes les normes imposées.

Mais la façon dont les actifs vivent la stigmatisation ne prend tout son sens qu’en rapportant également les discours tenus, aux caractéristiques socio-démographiques de ceux qui les prononcent, à leurs positions et trajectoires de vie (professionnelle, résidentielle, biographique), à la structure de leur réseau de sociabilités à Lyon, et en prenant en considération le sens subjectif qu’ils attribuent à ces différents éléments.

Ainsi, si les actifs à double résidence déclarent plus aisément que leur situation est atypique, ce n’est pas seulement parce que la position symbolique qu’ils occupent dans la configuration des relations les y autorise, c’est également parce que cela leur renvoie une image d’eux-mêmes en accord avec leur situation objective : ils se déclarent hors jeu car leur vie est effectivement ailleurs. Cette façon de divulguer leur statut rend compte également qu’ils vivent moins douloureusement la stigmatisation pour les mêmes raisons. Parmi eux, la situation professionnelle, les perspectives de mobilité (professionnelle et résidentielle) créent des sous-catégories opposées.

De même, si les actifs à résidence unique vivent plus douloureusement le processus de stigmatisation, ce n’est pas seulement parce qu’ils se situent au plus bas de la hiérarchie des statuts, c’est aussi du fait des caractéristiques de leur situation et de leurs trajectoires. Leur cadre de référence est la résidence, même si leur présence est provisoire elle constitue le support de leur identité. La présence des étudiants constitue notamment plus particulièrement un enjeu pour les plus défavorisés socialement et ceux dont le logement précédent était précaire (foyer de jeunes travailleurs) : l’installation dans les lieux était perçue comme une sorte d’ascension sociale, la présence massive d’étudiants qui tendent à les discréditer, contredit cette vision de leur trajectoire. Les relations avec les étudiants les renvoient aussi parfois à une réalité douloureuse : le temps qui passe, le fait qu’ils sont célibataires, qu’ils ont peu de relations amicales, qu’ils sont sans activité professionnelle, etc. Les perspectives de mobilité résidentielle sont également à prendre en considération.

Il n’est alors pas étonnant d’apercevoir que les actifs qui sont apparus dans le cadre de l’entretien les plus fragilisés et les plus sensibles au processus de stigmatisation, sont également ceux qui ‘‘cumulent les handicaps’’. C’est le cas de Christian, actif à résidence unique parmi les plus âgés, célibataire, qui a habité auparavant une vingtaine d’années en foyer, dont les attentes en ce qui concerne les possibilités de rencontres au sein de la résidence étaient grandes, dont le réseau de relation amicale et familiale à Lyon est quasi nul, dont les possibilités de mobilité résidentielle sont limitées, et qui est homosexuel (donc qui affronte déjà la pression des normes sociales et du regard des autres).

Il apparaît donc pertinent de distinguer ces trois étapes afin de mieux saisir le rapport que les actifs entretiennent avec le processus de stigmatisation. La question de la façon dont les actifs vivent leur stigmatisation n’est pas en jeu d’emblée, ni pour tous les actifs. Ces derniers n’envisagent pas, à leur arrivée dans les lieux, leur présence comme illégitime. Habiter un minimum de temps la résidence est nécessaire afin qu’ils fassent l’apprentissage des normes en vigueur et qu’ils les intériorisent. Ils apprennent à connaître le point de vue des étudiants et comprennent peu à peu qu’ils ne correspondent pas à ce point de vue. C’est lorsqu’ils ont traversé cette étape que la gestion du stigmate se pose. Les actifs font face à la façon dont ils sont considérés, agissent en conséquence et modifient leur façon de penser (concernant les espaces collectifs, les relations de voisinage, etc.).

Le tableau suivant synthétise comment le rapport aux espaces communs, aux relations de voisinage et au processus de stigmatisation varie, se modifie selon les étapes de la carrière. Il précise également les principaux facteurs différenciant les actifs à chaque étape du processus de construction de la carrière.

  Espaces collectifs
Relations de voisinage
Rapport au processus de stigmatisation Facteurs différenciant les actifs
Etape 1 274 - sont perçus comme susceptibles de favoriser les relations
- sont associés à convivialité
elles sont plutôt souhaitées et parfois attendues les actifs n’ont pas conscience de l’illégitimité de leur présence dans les lieux type de résidence : pour les actifs de la résidence A, leur présence est particulièrement perçue a priori comme légitime
Etape 2 275 - apprentissage de l’illégitimité de leur présence dans les espaces communs - les étudiants sont plus visibles ; ils apparaissent majoritaires sentiment d’être jugés négativement et d’être rejetés par les étudiants - intériorisation du processus de stigmatisation - l’âge : les plus âgés sont les plus exposés- réseau de sociabilité à Lyon : être isolé favorise l’intériorisation de la stigmatisation
Etape3 276 - les espaces communs favorisant le plus les relations ne sont pas fréquentés - ils ne sont plus perçus comme permettant de nouer des lien - les contacts avec les étudiants sont évités - les relations sont plutôt ambivalentes avec les autres actifs accepter son statut (se déclarer ‘‘atypique’’)ourésister en contestant l’ordre établi (taxer les étudiants de ‘‘fils à papa’’) position symbolique dans la configuration et situation résidentielle : les actifs à double résidence ont un rapport plus distant au stigmate que les actifs à résidence unique (plus vulnérables)277Les actifs à double résidence sont à différencier selon le sens qu’il associe à leur présence dans les lieux (trajectoire professionnelle) ainsi que selon leur projet de déménagement. Les actifs à résidence unique se différencient principalement selon leur âge, leur réseau de sociabilité, leur trajectoire résidentielle, leur situation sociale, leur statut matrimonial et selon la façon dont se combinent ces éléments.
Notes
273.

Le fait qu’ils occupent la position symbolique la plus basse dans la configuration se reconnaît aussi à l’énergie qu’ils dépensent durant l’entretien afin de faire entendre leur point de vue.

274.

L’installation dans les lieux.

275.

L’apprentissage et l’intériorisation des normes.

276.

La gestion du stigmate.