1. La résidence A : des relations particulièrement conflictuelles

La résidence A comprend trois parties. La partie «chambres» a ceci de spécifique que les habitants se partagent toilettes et salle de bain (par ‘‘bloc’’ de six chambres). La gestion et l’agencement des espaces collectifs favorisent les relations entre les habitants. Le sentiment d’appartenance au même groupe (celui des étudiants) est d’autant plus fort qu’ils sont ici particulièrement nombreux.

Les relations entre les étudiants sont plus fréquentes et plus fortes que dans les autres parties de l’immeuble (et que dans les autres résidences). Les habitants font plutôt référence à la nécessité de préserver des distances avec les autres habitants, qu’ils n’expriment un désir de relation :

  • «c’est un endroit où tu peux être seul parce que tu peux fermer ta porte, tu peux voir des gens parce que tu peux l’ouvrir donc tu as le choix, c’est pas comme dans d’autres appartements où tu es seul, point (...) ce que j’apprécie le moins et bien je crois que c’est la même chose, c’est ce rapport aussi avec les autres parce que ça a un aspect assez pernicieux, cercle infernal (...) quand on commence à aller voir des gens, ces gens vont t’en présenter d’autres, etc., etc., etc. (...)»
    Alain, 19 ans, étudiant en 1
    ère année de D.E.U.G. de sociologie.
  • «[à propos des autres habitants] j’ai pas envie de leur raconter ma vie... ils ont pas à savoir si j’ai un copain ou... c’est pas à eux de le savoir (...) on est déjà tellement les uns sur les autres que si en plus on commence à être ensemble constamment alors là ça devient insupportable… enfin j’ai besoin de me retrouver seule de temps en temps (...)»
    Caroline, 22 ans, étudiante en 4
    ème année d’orthophonie.

Ces extraits d’entretien nous renseignent sur la difficulté, dans cette partie de la résidence, de préserver un équilibre entre convivialité et maintien de l’intimité. Au centre des discours apparaît la nécessité de maîtriser les relations, de contrôler les distances relationnelles. Alain apprécie les formes de relations qu’implique le rapport entre l’espace privé (la chambre) et les espaces communs (ici les couloirs), car il introduit la possibilité d’un choix dans les relations : l’ouverture ou la fermeture de la porte d’entrée est en même temps une ouverture ou fermeture aux autres. Fermée, elle assure un repli sur le foyer, ouverte, elle facilite les échanges et contribue à lutter contre l’isolement. Néanmoins, la correspondance entre fermeture / ouverture de la porte et fermeture / ouverture sur les autres n’est pas si automatique. Alain évoque par la suite un «cercle infernal» et dénonce des relations trop systématiques et difficilement contrôlables. J’ai pu constater également, lors de l’entretien, que la fermeture de la porte n’empêchait pas les intrusions non souhaitées. Un système de verrouillage automatique empêche l’ouverture de la porte de l’extérieur, mais les voisins qui souhaitent rentrer se manifestent de façon suffisamment insistante et bruyante (coup de poing contre la porte, appels insistants) pour contraindre à ouvrir aux visiteurs.

Plus généralement, les relations de voisinage sont ici plus difficiles que dans les autres résidences. Les conflits de voisinage sont plus fréquents et plus violents 277 . Les étudiants critiquent ouvertement les actifs, mettent en cause explicitement leurs mœurs sexuels. Ils sont souvent méprisants ou moqueurs envers eux. Les actifs tiennent des discours plus virulents à l’encontre des étudiants. Ils contestent souvent l’ordre établi en tentant d’imposer l’illégitimité de la présence des étudiants dans les lieux. En définitive, le rapport de forces qui oppose étudiants et actifs apparaît dans cette résidence particulièrement tendu. Plusieurs éléments peuvent y donner sens.

La résidence A est la seule résidence dont les responsables ont valorisé explicitement l’hétérogénéité de la population. La brochure de présentation fait référence, nous l’avons évoqué en introduction, aux personnes âgées, aux célibataires, aux divorcés. Les étudiants sont présentés comme une catégorie d’individus parmi les autres. Les actifs sont ici d’autant plus virulents envers les étudiants, qu’ils sont surpris de se trouver finalement stigmatisés dans un contexte où ils pensaient a contrario être accueillis au mieux. La déception et l’amertume qu’ils expriment sont à la hauteur du décalage entre la vision anticipée qu’ils avaient de la résidence et la réalité de leur vie quotidienne.

La valorisation de la présence des actifs quelle que soit leur situation personnelle (divorcés, célibataires, etc.) et non uniquement de ceux à double résidence comme c’est plutôt le cas dans les autres résidences, n’est pas sans effet sur la composition de la population : les actifs à résidence unique sont présents en plus grand nombre. Or, nous l’avons vu, ces derniers contestent plus souvent la légitimité de la présence des étudiants dans les résidences : ils les taxent de «fils à papa». Les discours virulents qu’ils tiennent à l’encontre des étudiants attestent de la position défavorable qu’ils occupent dans la configuration des relations, mais illustrent également qu’ils n’acceptent pas la place que les étudiants leur ont assignée (et cela même si les pratiques de sociabilité montrent qu’ils s’y conforment plutôt).

Les relations sont, dans cette résidence, plus conflictuelles car les actifs résistent davantage au processus de stigmatisation.

Le fait que cette résidence s’adresse aux personnes vivant seules, et non spécifiquement à telle ou telle catégorie d’habitants, est indiqué par le nom même de la résidence qui comprend le terme «célibataires». Nommer une résidence de ce type en faisant référence explicitement à ce statut matrimonial, qui est plutôt historiquement dévalorisé et dévalorisant, renvoie à une tentative de reclassement symbolique. Celle-ci peut être interprétée comme une manière de marquer les esprits afin d’adoucir, par contre-pied, la réalité. Cette façon de nommer est d’autant plus marquante qu’elle va à l’encontre d’un mouvement plus général, qui tend à dissimuler ou atténuer l’aspect dévalorisant ou discréditant d’un statut, en le qualifiant de manière positive (parler de ‘‘troisième âge’’ afin de désigner les personnes âgées par exemple).

Plusieurs étudiants ont dénoncé ce mode de nomination.

  • «ce qui est inutile ? L’appellation… moi je n’aime pas c’est débile… (…) déjà tout le monde rigole quand c’est comme ça… et puis ça fait appellation… c’est mal fait quoi… ils auraient mis un nom tout simple mais que ce ne soit pas mis exprès pour…(…) on dirait que c’est exprès, que c’est un ghetto de célibataires… non c’est l’appellation qui est mal faite… les gens ils font comme ils veulent c’est pas ça qui… je ne pense pas que de mettre ‘‘célibataires’’ il y aura plus de monde célibataires entre guillemets qui viendront… que s’ils avaient mis un nom normal… enfin je ne sais pas comment les gens fonctionnent mais c’est pas dans un appart. qu’ils vont trouver la femme idéale, sans bouger… moi je ne vois pas du tout les choses comme ça… pour eux déjà ‘‘célibataires’’ ils voient plus âgés… je ne sais pas comment cela a été conçu mais ils auraient déjà plus d’étudiants… parce que c’est bien pour un étudiant…»
    Bertrand, 22 ans, étudiant en 1
    ère année de pharmacie.

Les propos de Bertrand illustrent que l’emploi du terme «célibataires» afin de désigner la résidence n’est pas sans enjeu. Il contribue à dévaloriser les lieux et ses habitants («tout le monde rigole» ; «ghetto de célibataires»). Il conduit également à accentuer la suspicion envers les actifs qui habitent la résidence. Ceux-ci sont davantage perçus comme recherchant des rencontres amoureuses plutôt qu’en situation de double domicile, comme c’est plus souvent le cas dans les autres résidences. Dès lors, les étudiants se sentent davantage menacés. Cela les autorise également à revendiquer de façon plus explicite que la résidence leur soit réservée («parce que c’est bien pour un étudiant»).

Notons que l’intitulé de cette résidence ne comporte plus à présent le terme «célibataires». Il a été remplacé par le nom du promoteur, ce qui confirme que la première nomination n’était pas sans enjeu et sans conséquence.

Deux couples de gardiens (âgés d’une cinquantaine d’années) sont présents dans l’immeuble. Leur loge se situe pour l’un dans la partie «deux-pièces» (au premier étage), et pour l’autre dans la partie «chambres» (à droite de l’entrée). Ceux présents dans la partie «chambres» sont aussi responsables de la partie «studios». Leurs tâches sont multiples.

Ce sont eux qui font visiter les appartements et répondent aux premières questions. Néanmoins, ils n’interviennent pas dans le processus de sélection des habitants, le traitement des candidatures étant réservé aux agents immobiliers (l’agence est située au rez-de-chaussée).

Ils sont aussi responsables de l’entretien de l’immeuble. Entretien des parties communes pour les parties «deux-pièces» et «studios» et entretien des espaces communs et des logements pour la partie «chambres». Le montant du loyer, pour la location d’une chambre, comprend «un service de ménage» effectué par les gardiens une fois par mois (ils passent l’aspirateur, nettoient glaces et vitres ainsi que le lavabo de la kitchenette).

Ils sont également chargés du service messagerie. Chaque logement, dans les trois parties de l’immeuble, possède un interphone, qui outre sa fonction traditionnelle (filtrage des entrées) assure une liaison avec les gardiens. Un voyant lumineux rouge indique aux habitants qu’un message leur ait destiné et qu’ils ont à se rendre à la loge. La plupart du temps ces messages concernent le courrier (colis) ou ont pour fonction de prévenir les habitants de la partie «chambres» du moment de l’entretien des logements.

Les gardiens ont pour rôle d’assister matériellement les habitants : réparation des équipements ménagers, aide à l’installation.

Ils gèrent aussi les différents services : distribution des cartes pour les distributeurs de boissons et de nourriture, distribution des jetons pour les machines à laver, fermeture et ouverture des salles communes.

Ils sont chargés de la surveillance de l’immeuble. Les entrées et sorties des personnes sont contrôlées à l’aide de caméras présentes dans chaque sas d’entrée. Pour les parties «deux-pièces» et «studios», la surveillance concerne surtout les personnes extérieures à l’immeuble, mais pour la partie «chambres» le contrôle des entrées et sorties concerne aussi les habitants eux-mêmes. En effet, le règlement intérieur, en vigueur dans cette partie uniquement, interdit aux habitants de recevoir des personnes après 23 heures. La présence de ce règlement et le rôle des gardiens de le faire respecter, implique nous le verrons, un mode de relation gardiens-habitants spécifique.

Ils sont également les intermédiaires entre les habitants et les agents immobiliers pour les questions diverses et notamment les éventuels conflits de voisinage.

Les quelques discussions que nous avons pu avoir avec les gardiens et les responsables nous ont plutôt laissé penser qu’ils n’étaient pas satisfaits que les étudiants soient présents de façon aussi massive (leur objectif rappelons-le était de loger différentes catégories de monohabitants) et que les rapports étaient globalement conflictuels. Parallèlement et au regard des déclarations des habitants, les relations entre les résidents et les gardiens de l’immeuble varient d’une partie de l’immeuble à l’autre et selon les catégories d’habitants (étudiants ou actifs).

Au sein des parties «deux-pièces» et «studios», les gardiens sont souvent présentés comme offrant aide et assistance :

  • « j’ai quand même un certain contact avec la loge et tout ça, donc je sais que si j’ai un problème tout ça, j’ai tout de suite quelqu’un qui peut m’aider alors que par contre là où j’habitais je n’avais pas ce service»
    Geneviève, 41 ans, secrétaire commerciale.
  • «le fait aussi qu’il y ait des régisseurs s’il y a un problème tout ça moi c’était plutôt le côté réception de colis ou ce genre de choses c’est bien qu’il y ait des gens qui soient là»
    Alexandra, 25 ans, étudiante en 3
    ème cycle d’école de commerce.
  • «ils sont très serviables (...) il travaillent bien c’est impeccable (...) vraiment on a un service à leur demander ils viennent tout de suite voir»
    Dan et Danielle, 24 ans, mariés, technicien informatique et infirmière.
  • « il y a un gardien donc pour moi c’est pratique quand on attend du courrier, ils peuvent le prendre et puis cette personne, enfin c’est un couple qui vit là avec leurs enfants, et bien la dame fait le ménage ici et elle s’occupe également de mon linge donc je lui donne mes affaires et puis elle les repasse ce qui est pour moi très pratique»
    Fabrice, 37 ans, directeur régional d’une grande entreprise.

Les gardiens sont présentés comme présents et disponibles. Ils assurent aide et assistance aux habitants : réparation des équipements ménagers, aide à l’installation dans les lieux, ménage et repassage, etc. Leur présence est sans doute d’autant plus précieuse que les habitants ne bénéficient pas d’un réseau de sociabilité forte (amicale et familiale) à Lyon. Pour Fabrice, récemment divorcé, l’intervention de la gardienne, dans l’organisation domestique assure une fonction de relais par rapport à l’épouse à présent absente.

Les relations entre habitants et gardiens apparaissent cordiales. Les enquêtés déclarent souvent avoir de bonnes relations avec eux. Celles-ci semblent particulièrement fréquentes et fortes avec les actifs à résidence unique. Leur plus grande présence dans l’immeuble, la fréquentation et l’utilisation des services et espaces communs les favorisent. La loge, la buanderie et la zone des boîtes aux lettres sont des espaces où les discussions entre actifs à résidence unique et gardiens prennent souvent place.

Au sein de la partie «chambres», les relations entre étudiants et gardiens apparaissent plutôt conflictuelles. Les gardiens ne sont pas perçus comme pouvant offrir aide et assistance mais plutôt comme régulant la vie privée des habitants et menaçant l’intimité : ils sont chargés de faire respecter le règlement, ils contrôlent les entrées et sorties, ils pénètrent dans les chambres afin de faire le ménage. Leurs interventions sont donc mal perçues et mal acceptées. Les étudiants déclarent souvent ne pas entretenir de bonnes relations avec les gardiens ou ne pas les apprécier.

Ainsi derrière les distinctions entre les parties de l’immeuble se dissimulent des différences plus profondes en ce qui concerne les relations que les gardiens entretiennent avec les deux principales catégories d’habitants. Les relations sont conflictuelles dans la partie où les étudiants sont les plus nombreux. Au contraire, les relations entre gardiens et habitants sont fréquentes, relativement intenses et cordiales, dans les parties «studios» et surtout «deux-pièces» qui rassemblent un grand nombre d’actifs à résidence unique. Ce rapport différencié avec les deux catégories d’habitants n’est sans doute pas sans effet sur les modes de coexistence entre les habitants. Non soutenus par les gestionnaires, contrôlés par les gardiens, les étudiants ont tendance à durcir leur position et à davantage revendiquer violemment l’exclusion des actifs. A contrario, entretenant de bonnes relations avec les gardiens et les gestionnaires, les actifs sont davantage enclin à résister au processus de stigmatisation et à contester la présence des étudiants.

Notes
277.

Voir supra, deuxième partie, chapitre I (1.1.6.).