2. La résidence B : des relations relativement pacifiées

Les discours tenus par les deux catégories d’habitants sont globalement plus nuancés que dans les autres résidences. Les modes de définition et d’appréhension des habitants y sont également nettement plus diversifiés. La légitimité de la présence dans les lieux des actifs est rarement contestée explicitement par les étudiants. Ces derniers développent plutôt l’idée selon laquelle la présence des actifs contrarie la possibilité de nouer des liens avec d’autres étudiants. Certains d’entre eux ont même déclaré apprécier le fait que la population de la résidence soit hétérogène. Les actifs contestent plutôt la présence des étudiants mais d’une manière relativement précautionneuse. Ainsi, la configuration des relations entre étudiants et actifs en jeu dans cette résidence a ceci de spécifique que le rapport de forces y est largement euphémisé, et les relations de voisinage relativement pacifiées.

Comment expliquer la spécificité de la configuration des relations qui prévaut dans cette résidence ?

La résidence B est une résidence hôtelière. La moitié des logements est réservée à ce qui est appelé «la fonction hôtel» de la résidence, et qui implique un mode de gestion équivalent à un hôtel classique. La seconde moitié est réservée aux individus souhaitant rester une plus longue période (au moins plusieurs mois) 278 . Les modes de perception sont marqués par cette spécificité à un double niveau. Si les discours se polarisent autour de la partition étudiants-actifs, les habitants distinguent également la population en faisant référence à la durée d’ancienneté dans les lieux. La distinction de la population sous une autre dimension atténue le pouvoir diviseur de la partition étudiants/actifs. De plus, la présence d’individus de passage contraint le jeu des perceptions entre voisins. Les habitants ont parfois des difficultés à se situer les uns par rapport aux autres. Ces différents extraits l’illustrent bien.

Plusieurs éléments sont également susceptibles d’expliquer la moindre propension des étudiants à stigmatiser fortement les actifs.

Le statut de la résidence étant connu et affiché, les étudiants sont moins souvent surpris de la présence des actifs.

La résidence étant une résidence hôtelière, les étudiants peuvent plus difficilement imposer la référence aux résidences étudiantes pour justifier l’exclusivité du territoire (même si certains tentent de l’imposer en substituant le terme «résidence étudiante» à celui de «résidence hôtelière»). Le statut de la résidence contrarie donc la possibilité pour les étudiants de revendiquer explicitement l’illégitimité de la présence dans les lieux des actifs.

Les étudiants se sentent sans doute moins menacés par les actifs que ceux des autres résidences. Habitant une résidence hôtelière où les séjours de courte durée sont fréquents, les actifs sont plus souvent associés à des individus en situation de double résidence, présents à Lyon pour raisons professionnelles.

Au contraire, certains éléments incitent les actifs à s’imposer au sein de la résidence mais de façon non revendicative.

Le terme «résidence hôtelière», comme l’existence par ailleurs de résidences étudiantes, autorise les actifs à souligner l’idée selon laquelle les résidences ne sont pas adaptées aux étudiants (cette forme de raisonnement conduit même certains actifs à nier la présence d’étudiants dans la résidence).

Les actifs sont présents en proportion plus grande que dans les autres résidences. Ils représentent un peu moins de la moitié des habitants. La présence de gens de passage (quasiment exclusivement des actifs) tend également à renforcer la prégnance de leur présence.

Enfin, les actifs ont souvent un autre lieu d’habitation. Dès lors, ils entretiennent un rapport plus distant à la résidence et au processus de stigmatisation ce qui tend à limiter les formes d’imposition offensives.

Quel rôle le personnel de la résidence joue-t-il dans la configuration des relations entre étudiants et actifs ?

Dans cette résidence, le personnel est omniprésent. Le responsable est présent la semaine de 9 heures à 19 heures, et un réceptionniste assure l’accueil les soirées (de 19 heures à 21 heures) ainsi que les week-ends. Au delà de ces horaires un système de vidéo-surveillance assure la sécurité de l’immeuble.

Le responsable n’a pas de bureau. Il existe un espace de réception et d’accueil non cloisonné (‘‘la banque’’), situé à droite de l’entrée et en face des ascenseurs. Cette configuration implique des rapports fréquents avec le responsable et les réceptionnistes (échanges de regards ou évitements, salutations, discussions, etc.).

En définitive, les allées et venus des habitants sont toujours susceptibles d’être vus et connus par le responsable ou un des réceptionnistes, à n’importe quel moment de la journée ou de la nuit.

Ceux-ci contrôlent également les entrées des visiteurs. Il n’existe ni digicode, ni interphone. Les visiteurs se signalent à l’accueil ou conviennent auparavant avec leur hôte de l’heure à laquelle ils vont venir (les habitants les guettent alors du hall d’entrée).

Il n’y a pas de boîtes aux lettres. Chaque habitant demande son courrier à l’accueil.

Le ménage dans les logements est effectué une fois par mois par des femmes de ménage.

La plupart des habitants déclarent se rendre à la banque une fois par jour afin de demander leur courrier. Ils déclarent apprécier ‘‘le service de ménage’’ tout en regrettant qu’il ne soit effectué avec plus de sérieux. Ils entretiennent plutôt des rapports polis et distants avec le responsable de la résidence. En revanche, les relations entre habitants et réceptionnistes varient selon les catégories d’habitants (étudiants et actifs).

Les étudiants entretiennent avec eux des liens plus étroits. Les discussions sont fréquentes, ils les nomment parfois par leur prénom, connaissent certains détails de leur vie personnelle. Ils évoquent également souvent la complicité que provoque la proximité de l’âge et le fait que les réceptionnistes soient étudiants.

Quant aux actifs, ils déclarent plus fréquemment ne pas entretenir de relations particulières avec les réceptionnistes (ou de simples salutations et discussions courtes et circonstancielles).

De plus, seuls des actifs évoquent les contraintes liées à l’omniprésence du personnel de la résidence à l’entrée de l’immeuble ou expriment le sentiment d’être jugé négativement par le responsable.

Etre confronté systématiquement aux réceptionnistes lorsqu’il pénètre ou sort de l’immeuble est une contrainte pour Henri. Cela souligne le sentiment de ne pas être dans un immeuble traditionnel et représente une forme de contrôle. Plus largement, l’espace de l’entrée implique une situation de coprésence brève avec les étudiants, ce qui apparaît particulièrement problématique après une journée de travail. Les différences de tenue vestimentaire («bon chic, bon genre», «moi j’ai un travail sale») souligne l’opposition étudiants/actifs (il fait référence aux gens «en galère», «aux divorcés») comme la dimension éminemment sociale de la confrontation (opposition entre milieu ouvrier et milieu bourgeois).

Nous avons montré précédemment que les actifs, afin de se préserver du processus de stigmatisation, tendaient à éviter la fréquentation des espaces collectifs les plus à même de favoriser les rencontres avec les étudiants. Les propos d’Henri le soulignent de nouveau. Seule une porte dérobée (qui n’existe pas) lui permettrait de se soustraire efficacement aux regards inquisiteurs des réceptionnistes et des étudiants. La stratégie de neutralisation du stigmate qu’il adopte finalement vise à dissimuler les attributs susceptibles de laisser prise au discrédit. Il change ainsi de tenue avant de pénétrer dans l’immeuble. Un peu plus loin dans l’entretien, il conteste également la présence de caméras de vidéo-surveillance permettant au responsable d’être informé des allées et venues des habitants.

Quant aux propos de Ludovic, ils soulignent à la fois comment le rapport que les responsables entretiennent avec les actifs peut transparaître dans les contacts quotidiens, et de quelle façon il est susceptible d’être interprété et vécu par les actifs. Ludovic précise dans un premier temps l’âge du gérant («qui est jeune») ce qui illustre, compte tenu de la configuration des relations, qu’il est associé au groupe des étudiants (et cela sans doute d’autant plus que les deux réceptionnistes sont par ailleurs des étudiants). Il insiste ensuite sur son comportement qu’il juge pour le moins distant. Nous retrouvons ici le sentiment, souvent exprimé par les actifs lorsqu’ils rendent compte des contacts qu’il ont avec les étudiants, d’être jugé négativement. Or, le responsable de cette résidence a pour particularité d’avoir tenu des propos explicites sur la façon dont il concevait la présence des actifs, comme sur leurs conditions d’admission au sein de la résidence. Ces propos, ainsi que la façon dont il a tenté d’orienter la construction de l’enquête, laissent à penser que si la présence des actifs est souhaitée et valorisée pour des raisons économiques, elle est en revanche jugée étrange et suspecte. Il apparaît également qu’il attend implicitement d’eux qu’ils «se fassent oublier».

L’omniprésence du personnel comme le fait qu’il soit plutôt allié au groupe des étudiants (compte tenu notamment de la proximité de l’âge, de leur statut d’étudiant, de l’intensité des relations qu’ils entretiennent avec eux, de la façon dont le responsable conçoit implicitement la présence des actifs) jouent sur la configuration des relations entre les habitants. La présence du personnel comme la vidéo-surveillance assurent le rôle de contrôle social. Les relations sont d’autant plus pacifiées qu’elles sont fortement régulées par la présence du personnel. Les étudiants sont d’autant moins virulents envers les actifs, qu’ils se sentent moins menacés et qu’ils sont assurés du soutien du personnel. Les actifs, même s’ils sont en position, compte tenu du statut de la résidence, de revendiquer la légitimité de leur présence dans les lieux, se tiennent de ce fait plutôt à leur place.

Notes
278.

Les individus que nous avons interviewés correspondent à ce cas de figure.