Conclusion

1. Les formes de coexistence entre étudiants et actifs : une configuration relationnelle du type établis-marginaux

La plupart des habitants considèrent le logement qu’ils occupent au sein des résidences comme un logement provisoire. Le fait qu’il soit meublé, la présence de services collectifs, permet selon eux de gérer au mieux une période de vie transitoire : le début des études supérieures et le départ du domicile familial pour les étudiants, une séparation ou un divorce, l’arrivée dans une ville inconnue suite à un changement professionnel, une situation de double résidence en ce qui concerne les non-étudiants. C’est cet intérêt commun qui rassemble les habitants et donne sens à leur présence dans les lieux.

Mais l’analyse montre qu’un conflit les divise, ou plus précisément oppose les deux principales catégories d’habitants. Les étudiants et les actifs forment une configuration relationnelle du type établis-marginaux. Celle-ci n’était pas donnée ou attendue par avance. Elle n’est pas non plus transparente pour les habitants. Elle a été repérée à partir de l’analyse des pratiques de sociabilité de voisinage et des perceptions mutuelles.

Le conflit principal qui divise actifs et étudiants concerne la légitimité à habiter les résidences, la définition de l’habitant légitime. Les actifs sont en position défavorable dans le rapport de forces qui les oppose aux étudiants : leur présence est imposée comme incongrue, ils sont stigmatisés au sein des résidences.

Les étudiants leur attribuent ainsi des caractéristiques négatives. Leur statut de non-étudiant et leur âge justifient aux yeux des étudiants l’illégitimité de leur présence dans les lieux (faire référence à l’âge des actifs, en les taxant de «vieux», participe du processus de légitimation de leur exclusion, puisqu’il y a alors naturalisation du social). A partir de ces deux traits principaux, se construit une sorte de chaîne stigmatique qui a pour conséquence d’imposer également leur présence comme suspecte et anormale : ils sont pensés sans famille, leurs mœurs sexuels posent question, on les juge dangereux. De ce point de vue là, les actifs à double résidence sont ceux qui sont les mieux tolérés : tout se passe comme si la présence d’un autre logement (posant la présence dans les lieux comme liée à des raisons professionnelles impliquant l’existence d’une famille) permettait d’atténuer le processus de stigmatisation ou plus précisément de rompre la chaîne stigmatique.

Les pratiques de sociabilité des actifs ainsi que le fait qu’ils s’interdisent l’accès aux espaces collectifs, illustrent que les étudiants ont autorité et que leur pouvoir est perçu comme légitime.

Contrairement aux étudiants, les actifs sont isolés au sein des résidences, ce qui est à la fois un indicateur et une conséquence de la configuration des relations qu’ils forment avec les étudiants. Si les deux catégories ont pour point commun de ne pas entretenir de liens avec les membres de l’autre catégorie, les actifs se distinguent des étudiants par le fait qu’ils entretiennent des relations ambivalentes avec les membres de leur propre catégorie. La complicité par le stigmate provoque des rapprochements rapides et ponctuels, tout en tendant à limiter et contredire la possibilité de nouer des liens plus intenses.

Si les habitants déclarent peu fréquenter les espaces collectifs, il s’avère que les étudiants monopolisent les plus visibles (ceux qui se situent sur les axes de circulation) et ceux provoquant le plus de contacts entre les habitants. Les normes établies imposent également comme illégitime la fréquentation de ces derniers par les actifs. La part des étudiants fréquentant les espaces collectifs est minoritaire statistiquement, mais suffisante à imposer l’évidence de leur présence dans les lieux, comme à favoriser l’idée d’une cohésion sociale entre les étudiants. A contrario, les actifs ne se sentent pas légitimés à fréquenter les espaces communs. Ils les évitent plutôt ou jugent leur fréquentation impensable.

Le fait que les étudiants soient présents de façon massive dans les résidences, qu’ils soient plus visibles et qu’ils entretiennent davantage de sociabilité de voisinage que les actifs, contribuent à imposer leur pouvoir symbolique. Mais ce dernier tient également au fait que les étudiants habitant les résidences sont fortement intégrés au milieu étudiant. Ils valorisent sans doute d’autant plus les normes servant les intérêts de leur groupe, celles-ci s’imposent et se diffusent sans doute d’autant mieux, que l’identité collective des étudiants est forte (statut d’étudiant, sociabilité quasiment exclusivement étudiante lorsqu’ils sont à Lyon).

L’efficacité symbolique du processus de stigmatisation dépend également du fait qu’il fait écho à la réalité objective des actifs, favorisant en ce sens son intériorisation. Vivant seuls, ils sont perçus comme isolés, sans lien et ils sont alors suspectés. Or, délocalisés pour raisons professionnelles, en situation de double résidence, ou fragilisés relationnellement par des trajectoires de vie difficiles, les actifs ont effectivement une sociabilité limitée à Lyon.

Les actifs incorporent d’autant mieux les normes établies que la configuration des relations entre les habitants active des dispositions intériorisées lors de la socialisation antérieure. Au contacts des étudiants, les actifs prennent conscience de la façon dont ils sont susceptibles d’être perçus par les étudiants car ils savent comment est traditionnellement envisagée leur situation.

Il est également d’autant plus aisé pour les étudiants de stigmatiser les actifs, que l’existence de résidences étudiantes va socialement de soi, et que le logement des personnes vivant seules a été plutôt historiquement appréhendé par catégories d’individus homogènes du point de vue de l’âge ou de la situation sociale. La référence aux résidences étudiantes est d’autant plus forte qu’elles sont nombreuses à Lyon.

Mais les étudiants ne tendraient pas à exclure les actifs s’ils n’y avaient pas intérêt. Le début des études supérieures a nécessité la décohabitation partielle (la semaine) d’avec le domicile familial. Les étudiants vivent pour la première fois dans un logement indépendant. Ils sont loin de leur famille et de leurs amis. L’établissement fréquenté (souvent l’université) ne favorise pas a priori une intégration rapide au milieu étudiant. Ils vivent une période de transition difficile. La plupart ont déclaré avoir redouté l’isolement. Habiter les résidences et avoir la possibilité de rencontrer d’autres étudiants représentaient pour eux un moyen de conjurer la solitude. La réalité des relations entre les étudiants s’est avérée décevante. La présence des actifs en est selon eux la cause : ils sont perçus comme contrariant les possibilités de rencontre. Menaçant leur intégration relationnelle à Lyon et au milieu étudiant, les étudiants rejettent les actifs. Ce faisant, ils trouvent également une façon d’extérioriser leur identité étudiante et de faire perdurer leur pouvoir symbolique.

Comment les actifs vivent et gèrent-ils la configuration des relations ? De façon générale, le processus de stigmatisation rend les actifs particulièrement sensibles à ce qui touche à leur acceptation au sein des résidences. La façon dont ils décrivent, en situation d’entretien, les interactions avec les autres habitants, en rend bien compte. Ils expriment également plus ou moins explicitement le sentiment d’être jugés voire rejetés par les étudiants. Mais afin d’appréhender plus rigoureusement cette question, le concept de carrière est apparu pertinent à mobiliser. Trois phases sont en effet à distinguer afin de saisir la carrière morale des actifs en tant qu’individus stigmatisés. Le rapport au processus de stigmatisation dépend en premier lieu de la phase que les actifs expérimentent.

La première concerne l’installation dans les lieux : les actifs n’ont alors pas conscience du processus de stigmatisation. La question de leur légitimité à habiter les résidences ne se pose pas encore pour eux. La seconde renvoie à l’apprentissage et l’intériorisation des normes : aux contacts quotidiens avec les étudiants, les actifs prennent conscience des normes établies. La troisième est la gestion du stigmate qui concerne la façon dont les actifs vivent et interprètent le processus de stigmatisation. L’analyse des effets produit par la situation d’interview sur les discours, nous a permis d’appréhender plus particulièrement cette troisième étape de la carrière. Nous avons montré que la façon dont les actifs vivent et gèrent leur stigmate dépend de la position symbolique qu’ils occupent dans la configuration des relations entre les habitants (les actifs à résidence unique sont davantage marginalisés que les actifs à double résidence), de leurs positions et trajectoires de vie (résidentielle, professionnelle, biographique), de leur statut matrimonial, de leur âge, et de la structure de leur réseau de sociabilité.

Enfin, l’étude des formes de différenciation entre les résidences a permis d’apercevoir le rôle que les responsables des résidences sont susceptibles de jouer dans la configuration des relations et d’introduire la nécessité de distinguer les résidences selon leur statut et selon la façon dont se structure la population des actifs (part des actifs à résidence unique et à double résidence). Elle nous invite également à penser que les oppositions sociales produisent des effets lorsqu’elles se combinent à d’autres éléments plus déterminants.

Compte tenu du sens que revêt la présence dans les lieux pour les habitants (elle est transitoire), des caractéristiques générales des résidences (petitesse des logements, mode de gestion, etc.), et de la configuration des relations entre les habitants, les lieux sont globalement dévalués. Les habitants ne conçoivent pas une inscription durable dans ces résidences.

En termes de sociabilité de voisinage les résidences ne répondent pas aux attentes des habitants. Les actifs sont isolés et stigmatisés. Les étudiants, même s’ils entretiennent des liens entre eux, jugent les relations plutôt insuffisantes et insatisfaisantes. Occuper une position favorable dans la configuration relationnelle n’implique donc pas de bien vivre cette configuration.