2. Figure de l’adulte et monorésidentialité

L’analyse des modes de coexistence entre étudiants et actifs au sein de résidences services pour personnes vivant seules, nous donne l’opportunité de réfléchir et de contribuer aux débats concernant deux questions. La première renvoie aux âges de la vie (et plus particulièrement au rapport entre les transformations de la jeunesse et la figure de l’adulte), la seconde au sens donné à l’augmentation des ménages d’une personne.

De nombreux travaux de recherche soulignent les transformations sociales de ‘‘la jeunesse’’ et plus particulièrement son allongement, son étirement. Schématiquement, l’entrée dans la vie professionnelle est plus tardive du fait de la prolongation de la période de scolarisation, de formation, et du développement de situations précaires à la sortie de l’école. Les enfants quittent également plus tardivement le domicile familial. La décohabitation donne plus souvent lieu qu’auparavant à une période de vie ‘‘solitaire’’ dans un logement indépendant. Les mariages (pour ceux qui se marient) comme la première naissance sont plus tardifs. Si la plupart des auteurs s’accordent sur ce constat, il donne lieu à des analyses différentes.

Selon Olivier Galland «‘nous sommes passés d’un mode instantané à un mode progressif d’accès à l’âge adulte’» 279 . Il insiste sur l’expérimentation de la maturité que représente cette période. La jeunesse et l’âge adulte renvoient à des catégories d’âge qui restent distinctes et définies.

Jean-Claude Chamboredon parle de «post-adolescence» afin d’insister sur la prolongation dans le temps des attributs de la jeunesse. Si selon lui les transformations de l’adolescence ne peuvent être lues et traitées comme un simple allongement («‘ce sont la structure et la composition des attributs sociaux de la jeunesse, les modes d’accession à la maturité qui sont modifiés’» 280 ), il ne remet pas réellement en question la figure de l’adulte. La jeunesse et la maturité restent deux classes d’âges contiguës. En effet, il développe l’idée selon laquelle la période de «pleine maturité (celle qu’on peut définir par l’exercice professionnel plein, le statut de personne marié et de parent)» tend à raccourcir, et parle d’une «deuxième jeunesse» (entre 25 et 35 ans) succédant à la «jeunesse pleine et classique» (entre 18 et 25 ans) 281 .

Thierry Blöss et Isabelle Feroni invitent au contraire à dépasser une analyse en termes de différemment de l’entrée dans le monde des adultes, et à ne pas uniquement appréhender la jeunesse en tant que classe d’âge, ainsi que comme un processus préparatoire de l’adultéïté. Il importe selon eux d’effacer l’opposition catégorielle entre le monde de la jeunesse et celui des adultes, car «‘le temps social de la jeunesse reçoit son sens sociologique de l’ensemble des temps sociaux du cycle de vie (enfance, âge adulte, vieillesse) et de leurs transformations sociales’» 282 .

Selon Marc Bessin, les travaux sur la jeunesse attestent que les «‘mutations temporelles de la société impliquent une transformation des perceptions des catégories d’âge’» 283 . Une vision de la jeunesse en termes de passage, de transition (plus longue) entre l’adolescence et l’âge adulte, n’est également pas satisfaisante pour lui. Les transformations de la jeunesse soulignent la difficulté de définir la figure de l’adulte comme impliquent de la questionner : «‘la réversibilité des actes et l’incertitude des statuts engendrent des parcours de vie professionnelle ou familiale qui ne peuvent plus être pensés de façon unilinéaire et irréversible’» 284 .

Concernant les monoménages, le fait qu’ils représentent un tiers des ménages, et même la moitié des ménages dans certaines grandes villes de France, illustre pour une part que le modèle de vie privée traditionnelle (la famille nucléaire) n’est plus dominant statistiquement.

L’augmentation des nouvelles formes de structures familiales, autrefois montrées du doigt, conduit certains auteurs à conclure à une régression de la domination normative de la famille nucléaire : ces ménages ne seraient plus atypiques 285 . Tout se passe comme si l’augmentation numérique suffisait en elle-même à illustrer un changement concernant les représentations communes associées à ces ménages.

D’autres au contraire, soulignent l’idée selon laquelle la famille nucléaire reste le modèle de vie privée dominant. C’est le cas notamment de Jean-Claude Kaufmann, qui montre que ce modèle contribue à classer hors normes les ménages d’une personne, tout en soulignant que ce n’est pas sans impliquer un certain paradoxe 286 .

‘«Cette proclamation paraît étrange alors que la famille se désinstitutionnalise et que des formes souples et de plus en plus diverses sont reconnues comme légitimes. Unions libres, familles recomposées, et même enfants hors mariage : chacun désormais semble avoir le droit de pouvoir déterminer librement le cadre de sa vie intime. D’autant plus étrange que le développement de la vie en solo s’inscrit dans un puissant mouvement historique. Les chiffres le prouvent : le phénomène autrefois marginal, limité aux veuves et aux exclus, s’est transformé en puissante lame de fond, qui emporte de plus en plus les jeunes et les femmes diplômées, les poussant à vivre leur autonomie. (…) Contrairement aux affirmations publiques (‘‘Chacun fait ce qu’il veut’’), il existe donc un modèle de vie privée, caché, secret, qui se révèle brusquement et méchamment quand la femme seule sent pointé sur elle le ‘‘doigt accusateur’’» 287 .’

Notre propos ici n’est pas bien sûr de déterminer en quoi la recherche que nous avons effectuée, tend à valider ou au contraire à invalider l’une ou l’autre des perspectives en jeu dans chacune des questions retenues. Si tel était le cas, nous commettrions notamment l’erreur de généraliser des apports scientifiques dépendants du processus de construction de la recherche et des contextes d’observation retenus, et finalement de comparer des analyses qui ne sont pas comparables.

Si notre recherche a valeur heuristique concernant la question de la ‘‘maturité’’ ou celle du sens donné à l’augmentation des ménages d’une personne, c’est parce qu’elle nous renseigne sur le terrain qu’elles offrent à la lutte entre les différentes catégories d’individus concernés de façon ‘‘prioritaire’’ par la monorésidentialité et par l’existence de résidences adaptées à leur situation (les personnes âgées, les étudiants, les gens divorcés, célibataires, en situation de double résidence notamment). Nous nous inspirons ici de Jean-Claude Chamboredon qui suggère que «‘définir les âges comme une certaine structure d’attributs permet de s’interroger sur le principe de répartition de ces attributs et sur le terrain qu’elle offre à la lutte entre les âges»’ 288 .

Nous avons montré que les actifs étaient stigmatisés au sein des résidences. Leur statut de non-étudiant, leur âge, le fait qu’ils vivent seuls dans ces résidences traditionnellement réservées à certaines catégories d’individus (et notamment aux étudiants) rend leur présence suspecte et étrange.

Tout se passe ainsi comme si les étudiants mobilisaient une certaine figure de l’adulte afin de discréditer les actifs. A en croire les critères dépréciateurs auxquels ils font référence, être adulte c’est avoir un certain âge (définis ici par rapport à l’âge ‘‘moyen’’ des étudiants), exercer une profession, et par voie de conséquence être marié (ou vivre maritalement), avoir des enfants, et résider (en permanence) dans un espace d’habitation traditionnel (la maison étant plus particulièrement associée à cette vision de l’installation professionnelle et familiale). Les attributs qui définissent ici la maturité renvoient à une appréhension linéaire, stabilisée du cycle de vie : domine l’idée selon laquelle les différentes phases d’une existence se succèdent de façon ordonnée et cohérente entre elles.

En revanche, le processus de stigmatisation des actifs ignore les transformations de la famille, la plus grande fréquence des ruptures biographiques à l’échelle d’un individu, l’aspect séquentiel de la monorésidentialité et l’augmentation des ménages d’une personne notamment aux âges intermédiaires. Il ignore également les risques de confusion et d’amalgame entre monoménages et célibat. Au contraire, tout se passe comme si les étudiants mobilisaient les attributs de la maturité les plus traditionnellement admis (ou plus précisément, correspondant à un état antérieur de l’accession et de l’installation dans «‘la période de pleine maturité’» 289 ), et également la capacité qu’a le célibat de servir de stigmate 290 , pour mieux valider la légitimité de l’ordre établi et finalement empêcher les actifs de prendre la place. Contribuant à déterminer ce qu’il convient d’être ou pas, à tel ou tel moment de la trajectoire biographique, à tel ou tel âge de la vie, ce procédé de légitimation assure une sorte de contrôle social. Intériorisé par les actifs, ceux-ci s’alignent plutôt sur les normes des étudiants : ils ne fréquentent pas les espaces collectifs, n’entretiennent pas de relations de voisinage avec les membres de leur propre catégorie, se déclarent atypiques ou tendent de contrecarrer les normes en vigueur tout en en créditant implicitement les grands principes.

La configuration des relations entre étudiants et actifs illustre donc que la figure de l’adulte, comme celle spontanément associée aux célibataires, peuvent être mobilisées par un groupe, dans certains contextes sociaux, afin d’imposer sa vision du monde comme légitime.

Elle illustre également que l’approche traditionnelle des résidences services pour personnes vivant seules (à chaque catégorie d’individus, sa résidence) a contribué à établir des relations de concurrence (donc de conflits) entre les monohabitants. La configuration des relations entre étudiants et actifs peut être, de ce point de vue là, considérée, lue, comme un effet de l’institutionnalisation de l’approche catégorielle de la monorésidentialité.

Notes
279.

GALLAND, 1991, p. 148.

280.

CHAMBOREDON, 1985, p. 18.

281.

CHAMBOREDON, 1991, p. 143.

282.

BLÖSS, FERONI, 1991, p. 182.

283.

BESSIN, 1996, p. 54.

284.

Idem, p. 53.

285.

TROST, 1987.

286.

Il insiste également sur le fait que le slogan ‘‘mari, bébé, maison’’ reste prégnant chez les femmes qui vivent en solo (tout en se transformant). « Le mari statutaire et indéboulonnable fait place au compagnon, ami-amant, partenaire privilégié de l’équipe intime. La maison devient même plus attirante, mais sous la forme d’une personnalisation de l’investissement. Reste le bébé valeur désormais suprême. C’est indiscutablement lui qui empêche une reformulation rapide de la norme. C’est souvent pour lui qu’il y a recherche d’un mari-papa et d’une maison qui soit vraiment familiale (les trois termes se renforcent mutuellement). L’invention d’un nouveau type de conjugalité butte sur la question de l’enfant ; la définition traditionnelle de la norme s’en trouve renforcée » (KAUFMANN, 1999, pp. 164-165).

287.

KAUFMANN, 1999, p. 34.

288.

CHAMBOREDON, 1985, p. 21.

289.

CHAMBOREDON, 1991, p. 143.

290.

Erving Goffman (1974, p. 46) insiste sur le fait qu’il convient de distinguer « l’histoire naturelle d’une catégorie d’individus affligés d’un stigmate » de celle du stigmate lui même.