1.1.2 Terminologie et linguistique

Comme nous l’avons vu, historiquement, la terminologie et les premières réflexions théoriques et méthodologiques ont été le fait de scientifiques. Comme le dit Depecker :

 Historiquement, la terminologie s’est constituée comme discipline dans le cadre et dans les milieux de la normalisation technique, et les idées et les manières de procéder restent imprégnées par cette origine.

(Depecker 2000 : 114)’

Les présupposés de la terminologie n’avaient donc pas d’orientation linguistique. Les idéaux de la terminologie se rapprochaient plus des abstractions scientifiques que de la réalité linguistique. En fait, si ces deux disciplines peuvent se retrouver sur leur objet d’étude, le terme, leur orientation et leur approche sont différentes. Cabré, entre autres auteurs, l’a souligné :

 En ce qui concerne la conception de la langue, la lexicologie prend les mots comme point de départ, et ne s’intéresse pas au signifié s’il n’est pas lié au mot. La terminologie, en revanche, considère que la notion, qui est au centre de ses préoccupations, peut être envisagée indépendamment de la dénomination ou du terme qui le désigne.

(Cabré 1998 : 72)’

Ces orientations différentes à partir du même objet d’étude suivent les directions de l’onomasiologie pour la terminologie (du concept au terme), et de la sémasiologie pour la lexicologie (du terme au concept).

Si le concept (nous employons ce terme plutôt que celui de notion) peut être envisagé indépendamment du terme qu’il désigne, c’est qu’il est situé en dehors de la langue. Ce qui n’est pas le cas du signifié, indissociable du signifiant. Il convient donc d’opérer une distinction entre concept et signifié, ce qu’a fait la terminologie, alors que ce n’était pas forcément le cas en linguistique. Les premiers linguistes, notamment Saussure, assimilaient le concept au signifié. Comme le démontre Depecker (2000), la comparaison des champs conceptuels entre deux ou plusieurs langues constitue l’un des moyens de mettre en évidence la différence signifié / concept, car l’analyse contrastive fait apparaître que ‘“ les signifiés des langues ne décrivent pas les concepts de la même façon ” (Depecker 2000 : 98)’.

Le signifié est indissociable du signe (dont il est l’une des faces, avec le signifiant), alors que le concept peut être envisagé en dehors de la langue. La dissociation du concept et du signifié était indispensable à la réflexion terminologique ; en effet, le côté systématique et normatif de la discipline semblait peu compatible avec l’éventuelle ambiguïté du signifié. Ainsi, ‘les “ contextes et situations de communication influent en permanence sur l’interprétation à donner du ou des signifiés ”, alors que “ l’une des propriétés du concept est d’être, d’un strict point de vue logique, distinct de tout autre et non ambigu ” (Depecker 2000 : 103)’.

D’un point de vue sémantique, il convient de dire que la formation du sens d’une unité lexicale ne se limite pas à son signifié, la dimension référentielle et conceptuelle ne peut être occultée. Comme le rappelle Otman, ‘“ la base de toute structuration du sens est non linguistique mais conceptuelle et référentielle ” (Otman 1996 : 12)’. De même, ‘“ le sens, quelle que soit la langue support, se construit à la convergence de trois univers : l’univers référentiel, l’univers des dénominations et l’univers des signes ” (ibid.’). Signifié et concept seraient ainsi deux étapes de la constitution du sens. Les termes ont un signifié, et les mots renvoient aussi à un concept.

Le terme, en tant que signe linguistique, ne peut pas être réduit à un concept. De nombreux aspects linguistiques vont devoir être pris en compte dans l’analyse du terme, aspects qui pourront entrer en conflit avec certains présupposés de la terminologie. La terminologie, dans sa tendance normalisatrice, tendait à considérer le terme comme une simple étiquette apposée sur un concept. Or, le terme n’est pas une abstraction, il existe en langue et en discours. Depecker va dans cette direction lorsqu’il pose le principe selon lequel ‘“ un terme est un signe linguistique (signifiant + signifié) qui renvoie à un concept situé en dehors de la langue ” (Depecker 2000 : 93)’. En tant que signe linguistique, et surtout en tant que signe “ vivant ” (idem : 92), le terme va être sujet à la synonymie, à la polysémie, aux glissements de sens, aux niveaux de langue, etc. Comme nous l’avons vu plus haut, Pearson (1998), entre autres auteurs, partage cette vision.

Toutefois, le terme est un signe linguistique présentant certaines caractéristiques et spécificités. ‘Les trois critères définitoires les plus fréquents du terme sont l’univocité, la monoréférentialité et l’appartenance à un domaine (Gaudin 1993 : 78)’. Ainsi, ‘un terme est une unité lexicale appartenant à un domaine spécialisé et qui désigne un concept et un seul. Otman ( 1996 : 15)’ relève également ces caractéristiques d’univocité et de monoréférentialité, héritées essentiellement des premières réflexions méthodologiques. Or, si l’on confronte ces caractéristiques à la “ réalité ” linguistique, on peut émettre certaines réserves quant à leur permanence.

Pour ce qui est de l’univocité, le terme étant, comme nous l’avons vu, un signe linguistique à part entière, il est soumis à l’interaction de la communication, et éventuellement sujet à la polysémie, puisqu’il est susceptible de se comporter comme une unité du vocabulaire général. L’acte de communication dans un domaine spécialisé reste un acte linguistique, et, pour reprendre les mots de Gaudin, ‘“ les activités scientifiques et techniques ne sont pas isolables de l’ensemble de la société ” (Gaudin 1993 : 78’). Remarquons cependant que les termes, bien plus que les autres unités lexicales, tendent à être monosémiques, résultat du souci de clarté de la terminologie, mais cette monosémie doit en permanence être “ renégociée ” dans la communication. Cette idée de renégociation de la monosémie dans l’interaction, que l’on trouve chez Gaudin (1993 : 78), nous semble extrêmement intéressante, car elle tient compte de l’éventuelle tension entre le terme-désignation d’un concept et le terme-signe actualisé en discours.

En ce qui concerne la monoréférentialité, pour qu’il y ait référence, il faut qu’il y ait dénomination (assignation d’une désignation, d’un nom, à un concept extra-linguistique), or la dénomination est le fait des locuteurs, dans le cadre des normes de sa communauté. Gaudin l’exprime clairement :

 C’est donc à chaque locuteur qu’il revient d’assumer cette fonction sociale de la dénomination, qui a pour effet de valider l’appartenance d’une réalité extra-linguistique à une classe dénominative.

(Gaudin 1993 : 80)’

On en revient toujours à l’interaction entre locuteurs, et l’idée de renégociation évoquée plus haut peut s’appliquer ici : ‘“ la monoréférentialité de la dénomination ne peut résulter que d’un consensus ” (Gaudin 1993 : 80).’

On voit donc que les notions d’univocité et de monoréférentialité ne sont pas des caractères définitivement acquis par les termes, mais qu’ils doivent en permanence s’adapter à l’actualisation en discours.

Enfin, pour ce qui est de l’appartenance à un domaine, remarquons que l’interdisciplinarité croissante, l’innovation quasi permanente, et l’accès d’un nombre important de non-spécialistes à des domaines spécialisés, rendent les frontières entre les différentes spécialités, et entre vocabulaire général et langues de spécialité de plus en plus floues. Les différents domaines de connaissance ou disciplines scientifiques ne constituent donc pas une classification figée, mais au contraire en permanente évolution.

Ce qui nous semble émerger de toutes ces remarques, c’est la nécessité de tenir compte des circonstances d’usage des termes et, d’une façon plus générale, des conditions sociolinguistiques de production des discours scientifiques et techniques. Les présupposés normatifs de la terminologie sont certainement valables, mais doivent être renégociés en discours, même si la renégociation n’impose pas la re-définition, ou le changement des dénominations.