1.1.5 La normalisation terminologique

Le développement des sciences et technologies entraîne un développement terminologique. C’est en effet le besoin de dénomination qui fait naître le terme. Or, comme le souligne Dubuc, ‘“ les terminologies naissent souvent dans le désordre, au hasard des besoins et des créations, selon les régions géographiques où elles s’implantent ”  (Dubuc 1985 : 73)’. Et la rapidité comme la diversité des processus de développement scientifiques et technologiques conduisent à une certaine prolifération de termes. Cette prolifération de termes n’est pas compatible avec la nécessité de précision des discours scientifiques, et c’est là qu’intervient la normalisation terminologique, en essayant de “ mettre de l’ordre ” dans cette prolifération. Remarquons ici que la normalisation terminologique est un des aspects obligatoires du processus de normalisation dans son ensemble, les termes étant le véhicule de la réalité. Une normalisation de produits est nécessairement assortie d’une normalisation des termes qui désignent ces mêmes produits.

L’objectif principal de la normalisation terminologique est donc de faciliter, d’optimiser la communication spécialisée. La prolifération des termes peut créer des cas de synonymie, de polysémie, etc. qui sont autant d’ambiguïtés qui peuvent être à l’origine d’une perte d’information, et le rôle de la normalisation terminologique est de réduire au maximum ces ambiguïtés. Comme le souligne Rondeau, ‘“ elle [la normalisation] enferme (...) les notions dans des étiquettes ou des dénominations qui permettront à une variété d’interlocuteurs de percevoir un message identique ” (Rondeau 1983 : 93)’. La normalisation terminologique cherche à établir une relation d’univocité réflexive entre le terme et la notion, en cela elle porte non seulement sur le signifiant mais également sur le signifié. Ainsi, elle est ‘“ un processus complexe comprenant diverses opérations : l’unification des notions et des systèmes de notions, la réduction de l’homonymie, l’élimination de la synonymie, la stabilisation des dénominations ” (Cabré 1998 : 245)’.

En tant que processus complexe, la normalisation terminologique s’appuie sur une série de postulats fondamentaux. ‘Rondeau (1983 : 93-96) en énumère dix :’

Ces deux derniers critères, celui de la reconnaissance de l’organisme ou de l’autorité qui propose la norme, tout comme celui de la nécessité de la diffusion, nous semblent fondamentaux car ils conditionnent la réussite ou l’échec de la normalisation. Nous verrons en 4.2.2 que la normalisation terminologique au Brésil, même si elle fait l’objet d’un important travail de la part de l’ABNT –Associação Brasileira de Normas Técnicas, a parfois bien du mal à s’implanter. Sans vouloir porter de jugement de valeur sur les méthodes de travail de cet organisme, il nous semble que l’insuccès relatif de la normalisation dans ce pays tient surtout au manque de diffusion, mais également au manque de consensus entre les différentes instances, organisme normalisateur d’une part, et spécialistes / professionnels d’autre part.

On trouve chez Depecker (1994 : 12) une série de critères qui peuvent être garants de la réussite de l’implantation d’un terme normalisé. Ces critères sont : la motivation ; la simplicité ; la brièveté ; le parallélisme par rapport à l’anglais, dans le cas d’un terme venant en remplacement d’un emprunt ; la paradigmisation, ou l’importance d’établir des séries de termes ; le caractère imagé ; la résonance non technocratique. Pour ce qui est de l’implantation des termes normalisés auprès des professionnels, cet auteur souligne qu’ ‘“ il convient moins d’imposer que de convaincre en proposant des terminologies harmonisées ” (Depecker 1994 : 13)’, et qu’il convient de prendre en compte ‘“ l’attitude des techniciens et scientifiques par rapport à leur langue, à leur propre parler, même à leur façon de parler ” (idem : 13)’.

Les critères socio- et psycholinguistiques nous semblent, quant à eux, primordiaux en ce qui concerne l’implantation de la normalisation. En effet, lorsque le terme que l’on veut imposer par la norme va à l’encontre de l’usage, ses chances de succès sont assez faibles. Pour Rondeau (1983 : 116), lorsque le terme normalisé vient combler un vide, son implantation se fera facilement ; en revanche, s’il vient en remplacement d’un terme déjà existant et peut-être très ancré dans l’usage, l’utilisation du terme normalisé risque d’opacifier la communication plutôt que de la clarifier. De même, on peut assister à un phénomène de “ résistance ” de la part des locuteurs. C’est, par exemple, le cas de certains termes français proposés en remplacement de termes anglais, dont le succès a été inégal (“ baladeur ” est un exemple de réussite, “ logiciel ” également, alors que “ mercatique ” a eu plus de mal à s’implanter, et que “ courriel ” s’emploie peu en dehors du Québec ; nous pourrions citer également “ coussin gonflable ” qui, à côté de “ airbag ”, fait tout aussi triste figure que “ coup de pied de coin ” face à “ corner ”). Depecker (1994 : 11) cite le cas de “ logiciel ” par rapport à “ remue-méninges ”, soulignant également l’importance de l’usage et la nécessité de replacer ces termes en discours.

Ces problèmes d’implantation peuvent provenir d’une distance trop importante entre les normalisateurs et les usagers. Comme le rappelle Gaudin ( 1993: 165), la norme relève du pouvoir, et plus l’on s’élève dans la hiérarchie des centres de décision, plus on s’éloigne des usagers. Or, la normalisation terminologique intervient justement pour régler un problème d’usage, de discours. Ne pas tenir compte de la réalité de l’usage et tenter d’imposer des normes trop éloignées des discours habituels des usagers conduirait à ce que Rondeau (1983 : 115) nomme “ le dirigisme linguistique ”. Si la normalisation terminologique est nécessaire, son succès tient surtout, il nous semble, au fait qu’elle soit le résultat d’une négociation entre experts et usagers. Comme le souligne ‘Gaudin ( 1993: 173), on ne peut imposer des modèles non négociés, trop éloignés des pratiques langagières réelles. Et, à l’inverse, on ne peut s’en tenir uniquement à l’usage, qui “ ne peut satisfaire à l’objectif d’optimisation de la transmission de l’information scientifique et technique que se fixe la normalisation ” (’ ‘idem’ ‘ : 166)’. On trouve d’ailleurs chez Gaudin (1993), une distinction entre “ normaison ” et “ normalisation ”. Ainsi, ‘“ l’analyse tirerait profit à opposer deux procès normatifs : la normaison, relevant de l’activité spontanée à l’oeuvre dans tout échange, et la normalisation, domaine des interventions conscientes et planifiées ” (Gaudin 1993: 173)’. La normalisation est donc nécessaire à la communication, puisque l’usage lui-même connaît un processus de normaison.

Ce processus de normaison est donc imposé par l’usage, et est d’ordre social. On retrouve cette idée chez Assal (1991) :

 Les normes linguistiques sont donc d’ordre social et non naturel : elles ne sont pas inhérentes à la langue elle-même, mais émanent plutôt de l’action de la société – ou d’une partie de celle-ci – sur la langue. Autrement dit, la langue est un système dont les possibilités de réalisation dans les pratiques linguistiques des locuteurs sont illimitées et les normes linguistiques des locuteurs sont en quelque sorte des principes – socialement déterminés – qui fixent les modalités d’actualisation de ce système.

(Assal 1991 : 139)’

L’usage impose donc une norme, qui est indispensable à la réussite de la communication.