1.2 LE DISCOURS DE VULGARISATION, L’APPROPRIATION DU SAVOIR ET LA RECONSTRUCTION DE LA RÉALITÉ

1.2.1 Le discours de vulgarisation

La terminologie, en tant que communication spécialisée, doit se poser la question de l’accès aux connaissances, de la diffusion, ou vulgarisation, du savoir. En effet, on ne saurait imaginer une activité scientifique totalement isolée de la société. D’ailleurs, comme le souligne ‘Gaudin (1993 : 130), la technique constitue l’interface concrète et quotidienne entre la science et la vie de tous les jours’. La diffusion du savoir scientifique fait donc partie intégrante de l’activité scientifique, en même temps qu’elle est une des conditions de sa survie.

Il existe, cependant, une stratégie de clôture du monde scientifique, clôture qui se traduit par une connaissance non partagée entre initiés et profanes, mais aussi par un langage spécialisé. Ainsi le jargon, le langage d’initié, sont autant de barrières entre spécialistes et non-spécialistes. Cette distance serait volontairement maintenue entre initiés et profanes. Pour ‘Gaudin (1993 : 130) “ le langage de la communauté [scientifique] serait un rempart, un signe d’appartenance à un groupe jaloux de ses prérogatives ”’. On peut remarquer ici que le langage joue un rôle prépondérant dans l’appartenance ou l’exclusion d’un groupe ou d’une communauté en général, et pas seulement dans le contexte scientifique (c’est le rôle premier, par exemple, de l’argot).

Cette coupure linguistique entre le monde scientifique et la société dans son ensemble peut se faire par l’utilisation d’un jargon ou d’un langage très spécialisé, mais aussi par l’utilisation d’une langue étrangère ou peu parlée (ou mal maîtrisée) par la population. L’utilisation de la langue anglaise comme langue scientifique internationale peut ainsi faciliter les échanges entre scientifiques du monde entier, mais contribue également à fermer l’accès de nombreuses publications au public non anglophone. On peut constater le même phénomène dans les régions où une langue dominante est utilisée par l’administration et les intellectuels, alors que le reste de la population ne maîtrise pas forcément cette langue. Nous avons vu en 1.1.1 que le courant aménagiste de la terminologie vise, entre autres tâches, à donner à des langues en situation minoritaire un statut de langue scientifique et technique. Mais au delà de ce statut acquis par la langue, cela permet aussi aux locuteurs de cette langue d’avoir accès à des connaissances qui leur étaient inaccessibles. Nous verrons en 4.2.1 que le problème de l’accès aux connaissances scientifiques se pose justement au Brésil.

Le grand public, non-spécialiste, ne partage donc ni les pratiques, ni la connaissance, ni le langage de la communauté scientifique. L’activité scientifique est une activité spécialisée, et la diffusion des connaissances liées à cette activité en direction d’un public non-spécialiste, ou vulgarisation, va ainsi consister en une “ déspécialisation ” (Delavigne 1995 : 309) de l’activité. La vulgarisation doit rendre accessible des connaissances scientifiques par le biais d’un langage compréhensible par la majorité. Si la vulgarisation est réalisable, c’est donc que la clôture du monde scientifique n’est pas hermétique, et que la communication entre spécialistes et non-spécialistes est possible. On suppose ainsi ‘qu’il existe, “ entre l’expert et le quidam, un continuum qui autorise une communication ” (Gaudin 1993 : 130)’.

La communication entre “ l’expert et le quidam ” est donc possible, mais avec quel résultat ? N’y a-t-il pas perte d’information entre l’émetteur spécialiste et le récepteur non-spécialiste ? La diffusion d’un savoir scientifique ne favorise-t-elle pas la circulation de signifiants plutôt que de concepts ? Le grand public a accès, par la vulgarisation, à un certain discours scientifique, mais a-t-il véritablement accès au sens de ce discours ? En un mot, comprend-il vraiment ce discours ? Les termes qui figurent dans le discours scientifique et dans le discours de vulgarisation peuvent être les mêmes, mais véhiculer des contenus différents. Gaudin (1993 : 131) parle de contenu scientifique pour les termes en contexte scientifique, et de contenu culturel pour les termes en langue commune. En effet, les discours de vulgarisation qui accompagnent la diffusion de certains thèmes scientifiques périodiquement médiatisés (un accident dans une centrale nucléaire ou une usine chimique entraîne la médiatisation d’une terminologie s’y rapportant) font migrer vers la langue commune des termes que le public va s’approprier. Mais le fait qu’il s’approprie les signifiants ne veut pas dire qu’il maîtrise les concepts. Pour Gaudin, la médiatisation de certains domaines de recherche entraîne ‘“ la diffusion de mots presque vides de sens, pour lesquels le public construit des concepts ” (Gaudin 1993 : 131).’

Ainsi, si le public construit des concepts pour ces signifiants, cela signifie qu’il s’approprie également leur signifié. Le public a en effet accès à “ un ” signifié, mais est-ce le bon ? Est-ce le même que le signifié assigné par les spécialistes à ce même signifiant ?

Les termes qui font l’objet d’une forte diffusion vont ainsi acquérir un nouveau contenu, un contenu culturel. Une certaine distance va ainsi être maintenue entre les contenus scientifiques et les contenus culturels. Toutefois, cette distance ne doit pas être considérée comme une opposition : c’est par manque de pratique scientifique que le public ne peut avoir accès aux contenus scientifiques, et les contenus culturels ne sont pas moins “ vrais ”. Ainsi, ‘“ l’acception retenue par le profane n’est pas fausse, elle est culturelle ” (Gaudin 1993 : 131)’. Or les spécialistes considèrent souvent avec méfiance, voire un certain mépris, cette acception profane (chacun en a certainement fait l’expérience en employant une terminologie médicale devant un médecin).

Les contenus scientifique et culturel d’un même terme peuvent et doivent être également pris en compte. Ainsi, ‘“ on ne saurait [donc] passer sous silence, d’un point de vue terminologique, ce fait culturel et linguistique majeur qu’est la coexistence de valeurs culturelles, d’une part, et terminologiques, d’autre part, pour les mêmes unités ” (Gaudin 1993 : 131)’. Cette coexistence nous semble un concept primordial. C’est en effet reconnaître que les termes peuvent avoir une existence autonome en dehors des discours des spécialistes. La médiatisation de certains domaines de recherche fait, en quelque sorte, tomber les termes dans le domaine public.

Il existe des discours “ grand-public ” à propos de certains domaines de spécialité. C’est le cas, par exemple, du nucléaire, dont les discours de vulgarisation ont été étudiés par Delavigne (1995). C’est le cas également de l’économie, qui, suivant l’actualité, fait l’objet d’une certaine médiatisation (un krach boursier dans le Sud-est asiatique ou le passage à l’euro sont autant d’événements qui font naître des discours spécifiques). Dans le contexte qui nous intéresse, celui du Brésil du début des années 90, l’instabilité faisait naître de nombreux discours sur le sujet économique, discours de vulgarisation (lorsque, par exemple, le ministre de l’économie apparaissait à la télévision pour donner les détails du nouveau plan économique), ou de diffusion, par le biais des médias, d’informations ou analyses des phénomènes. De nombreux termes se retrouvaient donc, dans un premier temps, dans des discours de vulgarisation, qui constituent ‘“ un type de discours spécifique au sein de l’ensemble des discours spécialisés ” (Delavigne 1995 : 309)’, mais aussi dans des discours non-spécialisés.

Certains termes, “ tombés dans le domaine public ”, ont ainsi pu être l’objet d’une reconstruction de concept (cas des “ mots presque vides de sens ” dont parle Gaudin), et acquérir ainsi un contenu culturel. Si l’on peut considérer que la majorité de la population brésilienne connaît le sens du terme “ inflation ”, pourrait-on dire la même chose de termes comme “ indexeur ”, “ réajustement ”, “ taux de change ”, “ récession ”, alors même que ces termes font effectivement partie des discours quotidiens. Ce qui ne signifie pas, à notre avis, que ces termes sont employés de façon impropre, ils sont plutôt employés avec leur contenu culturel. Même s’il est incapable de donner la définition du terme “ réajustement ”, un Brésilien saura qu’il s’agit de l’augmentation de son loyer ou des intérêts de son prêt, de façon mensuelle, en raison de l’inflation. La forte diffusion des termes liés à l’économie, dans ce contexte socio-économique, ferait, en quelque sorte, apparaître une signification parallèle, qui aurait plus à voir avec le ressenti, l’expérience, le vécu quotidien, qu’avec la connaissance du domaine de départ. Le grand public aurait ainsi une connaissance intuitive de la signification de certains termes économiques.

L’appropriation des termes par le grand public serait ainsi très forte, pour ne pas dire totale dans le cas de termes très fréquents (“ inflation ”, par exemple). Cette appropriation des termes révèlerait un désir d’appropriation de la réalité qui, par son aspect changeant et instable, serait particulièrement insaisissable. L’appropriation des termes serait une des réponses possibles à cette situation, la seconde, étant, comme nous allons le voir, la créativité linguistique.