1.2.2 La dynamique linguistique, une réponse à l’instabilité

Gaudin (1991 : 122) affirme que ‘“ les termes prennent naissance à des niveaux extrêmement divers ”’, soulignant le fait que la création de termes est souvent le résultat d’une “ commande sociale ”, des utilisateurs vers les scientifiques, c’est-à-dire une demande intervenant en aval. On peut ainsi penser que lorsque cette demande sociale est particulièrement forte, la création de termes a lieu directement sur le terrain, sans que la demande ait le temps de “ remonter ” vers les scientifiques ou spécialistes. Lorsqu’une situation en mouvement fait naître de l’inédit en permanence, on assiste à une grande activité linguistique. Les gens parlent, et afin de décrire une situation nouvelle, ils doivent être créatifs, au niveau discursif mais aussi lexical.

C’est justement ce qui se passait au Brésil au début des années 90, période sur laquelle porte notre recherche. L’arrivée du nouveau président de la république, Fernando Collor, en mars 1990, a été suivie de plusieurs chocs économiques, chocs provoqués par des plans plus ou moins violents et audacieux, destinés à combattre, par la manière forte, la crise inflationniste. Ainsi, chaque plan économique faisait naître une nouvelle situation, qui drainait avec elle de nouveaux “ objets ” qu’il fallait nommer : nouvelle monnaie lorsqu’il y avait dévaluation, nouvelles unités de référence servant d’indexeurs (BTN- Bônus do Tesouro Nacional, URV-Unidade Real de Valor, ...), etc.

Ce type de situation, caractérisé par la vitesse à laquelle se succédaient les changements économiques, a fait naître un nouveau type de discours terminologique. En effet, il nous semble possible de dire que, dans ce contexte précis, on assistait à une création terminologique “ dans l’urgence ”, et que cette création donnait naissance à une terminologie qui pouvait être tout aussi éphémère que les référents qu’elle désignait. Dix ans plus tard, des termes comme URV, overnight ou fundão, ne font plus vraiment partie des discours économiques au Brésil, parce que leurs référents ne font plus partie de la réalité économique du pays. Toutefois, on ne peut nier que ces unités lexicales aient été des termes. Mais, avec cette terminologie “ fugace ”, on est bien loin de la terminologie traditionnelle, normalisée, monoréférentielle et monosémique.

Pour ‘Hermans (1991 : 104) “ la terminologie d’une discipline n’est pas un état mais un processus ”’. Cet auteur souligne le fait que les stratégies néologiques diffèrent selon les disciplines, et que les sciences jeunes et les sciences mûres adoptent des attitudes diverses. Ainsi, si la terminologie des sciences mûres peut être plus contraignante, ‘“ la néologie des sciences jeunes peut par contre être plus hardie ” (idem : 104)’. Il nous semble possible d’appliquer ces réflexions à la création terminologique dans le domaine de l’économie au Brésil. En effet, si l’on ne peut pas considérer l’économie comme une science jeune, il nous semble que, dans ce contexte précis, elle se comporte en tant que telle, en ce qui concerne la création terminologique. La discipline est bien établie, mais une situation en permanente évolution l’oblige à nommer de nouveaux phénomènes, dont on ne sait pas toujours s’ils vont durer ou non. La terminologie déjà existante ne pouvant rendre compte de l’extrême dynamisme de la situation économique, elle doit être complétée et enrichie en permanence par une terminologie nouvelle, peut-être plus “ hardie ” (pour reprendre le terme de Hermans).

Comme nous l’avons vu plus haut, l’aspect discursif de la terminologie est très important. Le contexte auquel nous nous intéressons en est une preuve de plus. En effet, d’une dynamique économique naît une dynamique linguistique (au niveau discursif et lexical), mais aussi terminologique, qui n’est pas nécessairement le fait de spécialistes. C’est là, à notre avis, que réside l’un des principaux intérêts de la période étudiée.

Cette créativité va se manifester essentiellement de deux manières : d’une part, par l’utilisation de termes issus du registre familier, qui, dans le contexte du langage économique, vont prendre un sens particulier. C’est le cas par exemple de termes comme pacote [train de mesures], calote [emprunt non remboursé], baque [chute libre], sur lesquels nous reviendrons en 4.3.2.2. D’autre part, un recours important à la métaphore, au niveau discursif mais aussi lexical. Nous nous attarderons sur le processus métaphorique en 1.2.3. Cette créativité est particulièrement intéressante parce qu’elle intervient à tous les niveaux. En effet, cette créativité va intervenir dans les sphères spécialisées, lorsque le besoin de nommer une nouvelle réalité (un nouvel indexeur, par exemple) se fait sentir. Mais elle va également intervenir parmi les locuteurs non-spécialistes qui, par le langage, vont tenter de s’approprier la situation. Le fait de nommer permet certainement d’avoir l’impression de mieux contrôler la situation. Nous avons en effet remarqué, dans notre corpus, que les termes issus du registre familier se rapportent à des phénomènes négatifs ou perçus comme tels. Une dénomination familière permettrait peut-être de dédramatiser le phénomène, en le ramenant à des proportions plus “ humaines ”.

Le terme calote [emprunt non remboursé] est, par exemple, un terme issu du jeu de domino, et qui signifie au départ la perte d’une somme importante au jeu. Or il est utilisé, dans notre corpus, dans des discours spécialisés pour désigner les clients mauvais payeurs, par exemple, mais aussi pour parler de l’éventualité d’un non remboursement, de la part du gouvernement, des dépôts bancaires bloqués en mars 1990. L’emploi d’un terme familier, et de plus issu du jeu, pour parler d’une éventualité aussi dramatique, relève il nous semble d’un désir de se défendre de la situation par la dérision.

Nous verrons dans le chapitre 4 du présent travail la place particulière qu’occupe la langue de l’économie dans la société brésilienne. Mais ce que nous souhaitons souligner ici, c’est que la dynamique linguistique est souvent une réponse à une situation instable. Et, d’un point de vue terminologique, on peut dire, en reprenant les mots de Gaudin, que la “ commande sociale ”, dans une telle situation, est si forte que les termes peuvent naître à tous les niveaux de la société.