1.2.3  La métaphore comme appropriation de la réalité

 L’appropriation de la nouveauté est au coeur de la problématique de l’acquisition de la connaissance dans toute communauté humaine. Un examen attentif du comportement humain dans sa stratégie de capture et d’appropriation de la nouveauté, fait apparaître d’une part, un recours prépondérant à la métaphore et à la métonymie comme procédés de reconceptualisation, et d’autre part, une diversité culturellement conditionnée de l’observation du réel. 

(Diki-Kidiri 2001 : 323)’

Les concepts de “ appropriation de la nouveauté ” et de “ reconceptualisation ” nous semblent essentiels. L’acquisition de connaissance, qui suppose l’appréhension d’une nouveauté, se fait logiquement à partir d’éléments déjà connus. L’esprit humain ne peut pas fonctionner “  à partir de rien ” (ou, comme le dit Gaudin dans la citation ci-dessous, “ dans le vide ”), que ce soit pour la connaissance ou pour la dénomination de cette connaissance. Ainsi, comme le souligne Diki-Kidiri, la métaphore occupe une place prépondérante dans le processus de création linguistique pour nommer une nouvelle réalité. Face à une situation nouvelle, l’emploi d’une métaphore, en tant que référence à une réalité déjà connue et déjà nommée, permet au locuteur de se “ raccrocher ” à son expérience et à des concepts pré-existants. Plus que d’une véritable création linguistique, il s’agit plutôt d’une analogie. Gaudin le souligne en ces termes :

 L’un des grands avantages de la métaphore, c’est de permettre à chacun d’appréhender le nouveau en se référant à sa propre expérience. En ce sens, l’analogie est un outil précieux qui respecte la loi de l’économie linguistique : par la possibilité d’une reconduction analogique du sens, la métaphorisation fait partie du processus même de conceptualisation en tant qu’elle permet à la pensée de ne pas travailler dans le vide, et de construire les premières esquisses du concept .

(Gaudin 1993 : 105-106)’

La métaphore a ce pouvoir de nommer l’inconnu à partir du connu. Ce côté “ rassurant ” de la métaphore explique sa présence si marquante dans le langage en général, que ce soit dans le discours scientifique et didactique, dans les explications données aux enfants, etc. Tout locuteur a tendance à utiliser une métaphore pour expliquer un phénomène qu’il maîtrise ou comprend mal, ou que son interlocuteur maîtrise mal. Pour reprendre encore les mots de Gaudin, la métaphore constitue un “ support imaginatif ” (ibid.) sur lequel la pensée peut s’appuyer. La métaphore va, par ce processus analogique, établir des liens entre plusieurs types de discours. Elle peut établir des liens entre langue commune et langues de spécialité (lorsque le processus de métaphorisation passe par l’emprunt d’une unité lexicale de la langue commune pour dénommer un concept scientifique), ou entre langues de spécialité de différents domaines (emprunt de concepts et de dénominations d’une spécialité à l’autre). ‘Hermans (1991 : 106) souligne cet aspect interdisciplinaire des “ grandes métaphores qui nomadisent d’une science à une autre ”’. On retrouve cette idée chez Gaudin (1993), qui parle de “ concepts-métaphores ” qui marquent une époque et traversent les corps disciplinaires.

Cette “ migration ” de concepts peut s’illustrer par l’utilisation métaphorique des termes médicaux, ou, de nos jours, l’utilisation des termes issus de l’informatique, notamment pour décrire des comportements ou états d’une personne (“ buger ”, “ ne pas imprimer ”, etc.). La circulation de concepts entre langue commune et langue de spécialité se fait donc dans les deux sens. Un nouveau concept scientifique peut être dénommé en empruntant un concept et sa dénomination à la langue commune, et une dénomination scientifique peut, comme dans le cas des termes médicaux ou informatiques, passer en langue commune. Cette circulation de métaphores est appelée “ fertilisation métaphorique ” par Delavigne (1995), expression qui nous semble d’autant plus juste qu’elle est elle-même une métaphore :

 La fertilisation métaphorique peut donc se faire dans un double mouvement : certains mots de la langue générale créent l’intuition découvrante, puis, après coup, la langue de spécialité vient informer la langue générale, augmentée d’un sens nouveau pendant son séjour au pays des spécialistes. La pluralité des sens doit donc permettre de faire circuler les termes dans les deux sens.

(Delavigne 1995 : 317)’

L’utilisation métaphorique, en langue commune, de termes, est fort bien illustrée par Montelescaut (1993), à propos des termes médicaux dans la presse espagnole. Il est vrai que les termes médicaux se prêtent particulièrement bien à l’emploi métaphorique (parce qu’ils touchent directement le locuteur, ils sont certainement plus “ parlants ” que des termes issus d’autres domaines). L’auteur cite des cas de termes dont l’utilisation métaphorique est devenue si triviale (cas, par exemple, de “ symptôme ”), qu’une resémantisation médicale du terme est parfois nécessaire, pour que le lecteur puisse “ lire ” la métaphore correctement. Montelescaut parle ainsi de ‘“ démétaphorisation ” (Montelescaut 1993 : 82-83)’ d’un terme ; le fait qu’un terme, initialement employé métaphoriquement, soit, à l’usage, utilisé de façon référentielle, est l’un des aspects de la banalisation du vocabulaire spécialisé. Cette démétaphorisation par l’usage répété d’un terme se vérifie dans le cas de domaines de spécialité très présents dans la vie quotidienne des locuteurs : c’est le cas de la médecine, nous l’avons vu, mais aussi, entre autres, de l’informatique ou de l’économie. Il est d’ailleurs intéressant de constater que Montelescaut, dans son article cité ci-dessus, utilise le terme “ inflation ” pour désigner l’emploi répété de “ symptôme ” (“ une telle inflation de l’emploi... ” idem : 82), procédant ainsi lui-même à l’utilisation métaphorique d’un terme.

Nous avons vu que les métaphores circulent de la langue commune vers les langues de spécialité et vice-versa. L’utilisation métaphorique des termes médicaux en langue commune illustre ce dernier parcours. Nous aimerions à présent nous attarder sur un cas particulier d’utilisation métaphorique de termes de la langue commune en langue de spécialité : celui de l’emploi de la métaphore dans le langage économique, dans la presse brésilienne. Il s’agit en effet d’un cas assez particulier et intéressant de l’appropriation d’une réalité. Les métaphores utilisées dans la presse brésilienne, essentiellement pour parler de l’inflation (problème endémique à la fin des années 80 et dans la première moitié des années 90) sont plus des figures de style que des outils de dénomination, mais elles nous semblent révélatrices du rôle de la métaphore en tant que procédé de reconceptualisation, de création de sens. Et ces métaphores, utilisées en discours, sont susceptibles de devenir des dénominations en langues. Comme l’a remarqué Malheiros-Poulet (1993) dans son étude de la métaphore comme divulgation du phénomène de l’inflation dans la presse brésilienne, la métaphore permet, dans ce cas précis, de donner du sens à ce qui n’en a pas, et de traduire en langage ce qui dépasse le langage. Pendant le début des années 90, période sur laquelle porte notre recherche, l’inflation était donc un problème crucial. La presse était l’un des vecteurs de divulgation de ce phénomène. Cette période a été très dure à vivre pour la population, la situation économique était très instable, imprévisible. Les Brésiliens, surtout ceux dont le pouvoir d’achat est faible, se trouvaient face à des changements perpétuels qu’ils ne contrôlaient pas. On peut penser que ce type de situation est un terrain fertile pour la métaphorisation, les locuteurs se trouvant en permanence face à une situation nouvelle qu’ils doivent s’approprier, à défaut de la maîtriser. On en reviendrait ainsi à l’idée de Diki-Kidiri, cité un peu plus haut, d’ ‘“ appropriation de la nouveauté ”’.

Les métaphores liées à l’inflation, dans ce contexte précis de la presse brésilienne du début des années 90, suivent d’ailleurs certains grands axes (la maladie, l’état de guerre, les animaux féroces) qui se rapportent aux grands fléaux, signe que ces métaphores servent à ramener le phénomène de l’inflation vers des situations déjà connues. Nous reviendrons plus précisément sur les métaphores présentes dans notre corpus en 4.3.2.1. Mais ce qu’il nous semble important de souligner ici, c’est que, dans une situation dynamique, où les personnes doivent en permanence s’adapter à des changements, la métaphore constitue ce ‘“ support imaginatif ”’ (selon les mots de Gaudin) qui permet aux locuteurs d’appréhender la nouveauté. Ainsi, dans le contexte qui nous intéresse, si l’inflation est une maladie, elle doit bien avoir un remède ; de même, la guerre des prix peut être gagnée, et si l’inflation est un dragon (sa représentation iconique la plus fréquente), Saint Georges (qui est un élément central du syncrétisme religieux brésilien) devrait pouvoir le terrasser. Ces métaphores ramènent l’inflation à un rôle d’adversaire, la victime étant l’économie du pays ou le consommateur. Nous avons nous-même remarqué que certains locuteurs brésiliens, en particulier ceux qui sont le moins en mesure de comprendre la complexité de la situation, se référaient parfois à l’inflation un peu comme à une entité abstraite, cause de tous leurs maux. Les métaphores du dragon, de la maladie, prennent ainsi tout leur sens.

‘Delavigne (1995 : 317) écrit que “ la figure fait naître du sens ”’. Dans cette situation de perte constante et incontrôlable du pouvoir d’achat, ceux qui en souffrent le plus (parce qu’ils n’ont pas les moyens de réaliser les investissements qui les protégeraient un peu de cette perte) sont ceux qui sont le moins à même de la comprendre. La métaphore leur permet donc de mettre du sens là où il n’y en a pas, de s’approprier par le langage une situation qui, par ailleurs, leur échappe totalement.

Nous venons de nous livrer à une série de réflexions qui constituent le premier axe de notre orientation méthodologique : la terminologie, et le discours de vulgarisation. Nous allons maintenant nous attacher à la lexicographie bilingue, qui nous conduira ensuite à l’approche contrastive.