1.3 LES DICTIONNAIRES BILINGUES

1.3.1 Les dictionnaires et le “ bilinguisme ”

Les dictionnaires bilingues nous semblent, au sein de la lexicographie, un “ produit ” particulièrement intéressant, et ceci pour plusieurs raisons. Tout d’abord, parce qu’il nous paraît possible de considérer que l’apparition des dictionnaires en général est liée à une situation de bilinguisme. Ainsi, comme le dit Boisson :

 L’impulsion des premiers dictionnaires écrits vient de la nécessité d’éclaircir des termes obscurs, rares ou anciens, spécialement ceux qui se rencontraient dans les oeuvres classiques fondatrices de chaque culture, notamment les écrits religieux ou assimilés, ou dans des écrits poétiques ou prestigieux. On pourrait aller jusqu’à soutenir qu’il s’agit presque là, au moins dans un certain sens, de dictionnaires inter-dialectaux.

(Boisson 1996 : 28)’

En effet, on peut dire que, même dans un dictionnaire unilingue, l’utilisateur se trouve dans une situation “ inter-dialectale ” synchronique : il recherche le sens d’un mot inconnu, sens qui sera exprimé par des mots connus. Il va donc de l’inconnu vers le connu. Tous les dictionnaires seraient ainsi le fruit d’une situation de bilinguisme.

Ensuite, les dictionnaires bilingues nous semblent l’objet d’un paradoxe : comme le soulignent Béjoint et Thoiron (1996 : 5), alors que ces ouvrages occupent une place prépondérante dans la production lexicographique et que leur utilisation est très largement répandue, les réflexions théoriques et méthodologiques sont significativement plus pauvres dans ce domaine que dans celui de la lexicographie unilingue. Ainsi, il nous semble que le dictionnaire bilingue est souvent considéré comme “ suspect ”. Il incarnerait, en exagérant, le volume de poche à l’usage des touristes et des étudiants débutants, face au prestige du dictionnaire unilingue. De nombreux enseignants de langue étrangère conseillent ainsi en priorité l’utilisation d’un dictionnaire unilingue. On peut voir une raison objective à cela : la qualité des dictionnaires bilingues est souvent peu satisfaisante et, à partir d’un certain niveau d’apprentissage, ces outils sont généralement insuffisants. Mais on peut également y voir une raison plus subjective : comme nous l’avons dit plus haut, le dictionnaire bilingue a parfois une image de “ solution de facilité ”, d’outil réservé aux débutants, alors que le dictionnaire unilingue bénéficie d’un prestige culturel certain.

Il en est d’ailleurs du dictionnaire bilingue comme de la traduction : pendant longtemps, les théories en didactique des langues ont banni l’utilisation de la langue maternelle et de la traduction, l’enseignement et l’accès au sens ne devant se faire que dans langue étrangère (nous parlons ici de la traduction d’unités isolées comme contrôle de compréhension, et non pas de la traduction de textes entiers comme exercice littéraire), alors même que la traduction et le recours à la langue maternelle occupaient, effectivement, une grande place dans la classe de langue. Même si la situation aujourd’hui est plus “ tolérante ”, on peut noter que la traduction est encore considérée, dans certains cas, comme une solution de facilité. Ainsi, dans son étude fort intéressante sur l’utilisation et l’utilité de la traduction en didactique des langues, Lavault (1998) rapporte des propos d’enseignants qui considèrent que ‘“ la traduction est avant tout un besoin pour les élèves en difficulté ” (Lavault 1998 : 37)’, alors que pour les meilleures éléments elle serait plutôt un exercice de style. Notre propos n’est pas ici d’émettre un jugement sur ces propos, mais ils nous semblent révélateurs de la “ méfiance ” avec laquelle peuvent être vus la traduction et l’usage du dictionnaire bilingue.

Slodzian (2000b : 46), souligne le fait que l’apparition des grands dictionnaires unilingues est liée au prestige d’une langue et d’une culture, et leur apparition en Europe, en France ou en Italie par exemple, accompagne l’émergence des langues nationales. Les grands dictionnaires unilingues jouissent donc d’une aura de respectabilité indéniable. Quant aux dictionnaires bilingues, leur apparition est liée à une nécessité culturelle, dans une situation de cultures / langues différentes en contact. On peut d’ailleurs voir à ce sujet l’article de Boisson (1996) à propos de l’antiquité des dictionnaires bilingues. La colonisation a ainsi été le moteur de nombreuses productions, que ce soit pour les langues africaines ou les langues amérindiennes ; ces oeuvres étaient généralement produites par des religieux pour des religieux, et destinées à l’évangélisation des populations indigènes. Les dictionnaires bilingues ont donc une connotation didactique, d’apprentissage, et sont souvent liés à une situation de traduction. Or, nous ne voyons pas en quoi cette situation serait moins “ prestigieuse ” que celle qui précède l’élaboration d’un dictionnaire unilingue. Reste que le dictionnaire bilingue, même si tout le monde reconnaît son utilité, n’en est pas moins, comme nous l’avons dit plus haut, “ suspect ” aux yeux de certains. Nous avons vu des enseignants de langue étrangère en interdire formellement l’usage dans leur classe. Le recours au dictionnaire bilingue serait-il donc un péché si grave ? Bien sûr, on ne peut pas conseiller l’utilisation systématique du dictionnaire bilingue en classe ou en situation d’apprentissage. D’autant plus que la qualité de certaines productions lexicographiques bilingues est effectivement insuffisante. Mais on ne peut nier le côté rassurant du recours au dictionnaire bilingue (l’apprenant a enfin l’impression de comprendre), ainsi que son rôle de vérification / confirmation. De plus, lorsqu’un apprenant se trouve en situation d’encodage, le dictionnaire unilingue ne lui sera pas d’une grande utilité, alors que le dictionnaire bilingue pourra s’avérer un outil indispensable. La qualité des ouvrages bilingues disponibles sur le marché est bien sûr très hétérogène, et dépend beaucoup des langues concernées. Il est ainsi plus difficile de trouver un bon dictionnaire français / portugais qu’un bon dictionnaire français / anglais. Remarquons cependant que les productions les plus récentes se sont nettement améliorées, et que l’utilisation croissante des recours informatiques (que ce soit dans l’utilisation de corpus pour la constitution de la nomenclature ou l’utilisation du support électronique à la place du support papier) permettra une augmentation sensible de la qualité des ouvrages bilingues.