1.3.3 Problèmes d’équivalence

L’équivalence est un problème central en lexicographie bilingue. L’utilisateur attend que le dictionnaire bilingue lui fournisse, avant tout, une équivalence dans sa langue d’un mot de la langue étrangère (décodage), ou dans la langue étrangère d’un mot de sa propre langue (encodage). Le problème du découpage de la réalité, différent d’une langue à l’autre, est particulièrement sensible dans le lexique. Il est à présent acquis que les systèmes lexicaux ne sont pas superposables d’une langue à l’autre. Et pourtant, il semble que ce soit toujours, d’une certaine façon, cette superposition que les utilisateurs vont chercher dans le dictionnaire bilingue. Les utilisateurs confondant parfois compréhension et traduction, ils attendent souvent que le dictionnaire bilingue leur fournisse l’équivalence juste, le mot exact dans l’autre langue. La non-superposition des systèmes lexicaux va ainsi devenir un problème-clé des dictionnaires bilingues : si, dans une conversation dans une autre langue que la sienne, ou dans une traduction, on peut toujours se débrouiller pour dire plus ou moins la même chose (paraphrases, explications, ...), la non-correspondance des unités lexicales va, dans un dictionnaire bilingue, être visible. Cette visibilité va se traduire par une lacune, chaque fois qu’une unité lexicale d’une langue n’a pas de correspondant direct dans l’autre langue. Szende le dit d’ailleurs très clairement :

Toute langue souffre de lacunes dans son vocabulaire et dans une perspective contrastive il y a lacune chaque fois qu’un signe de la langue de départ ne trouve pas d’équivalent dans la langue d’arrivée.

(Szende 1996 : 113)’

Ainsi, Szende parle de “ lacunes ”, Clas (1996) de “ défaillances ”, d’autres auteurs de “ trous ”, autant de termes relativement négatifs qui reflètent fort bien, nous semble-t-il, le sentiment de l’utilisateur lorsque le dictionnaire bilingue ne lui fournit pas ce qu’il recherche ; le dictionnaire bilingue a, en quelque sorte, une “ obligation de résultat ”, constatation que l’on retrouve chez de nombreux auteurs :

Dans l’esprit de l’usager, la traduction est toujours possible, et une équivalence existe nécessairement.

(Szende 1996 : 119)’ ‘ (...) nécessité [pour les dictionnaires de traduction] d’établir des équivalences quelles que soient les langues source et cible.

(Van Campenhoudt 2000 : 132)’ ‘ Le dictionnaire bilingue a horreur du vide.

(Lerat 1995 : 96)’

Lorsqu’il n’y a pas d’équivalent direct pour une unité lexicale, le rédacteur de dictionnaire bilingue va avoir recours à diverses solutions.

Pour Duval, l’équivalent proposé par le dictionnaire bilingue doit avant tout être utilisable. Ainsi, face à un problème d’équivalence, ‘“ le lexicographe pourra recourir à trois types de traduction de nature différente : dénotation, connotation ou glose ”  (Duval 1991 : 78)’. L’auteur cite l’exemple de “ roquefort ”, qui peut être, dans un bilingue français/ anglais, dénoté “ roquefort ”, connoté “ stilton ”, et glosé “ blue cheese ”. Aucune solution n’est entièrement satisfaisante, et chacune présente des inconvénients. La dénotation a pour inconvénient de ne pas éclairer l’usager (l’exemple cité de “ roquefort ” est évidemment extrême, mais il se passe la même chose avec les unités lexicales réputées intraduisibles, comme “ saudade ” en portugais), qui ressort frustré de sa recherche. Quant à la connotation, elle est un “ pis-aller approximatif ” (Duval 1991 : 78) ; en effet, l’objet n’est pas le même, mais l’idée qu’il évoque dans l’esprit du locuteur est comparable, ce qui amène effectivement l’utilisateur à avoir une idée approximative du référent (nous pourrions illustrer la solution de connotation par l’exemple de “ cavaquinho ”, parfois traduit “ yukulélé ”). Le risque majeur de la glose est de devenir une définition encyclopédique. Les informations apportées sont évidemment utiles à l’utilisateur, mais on perd un peu de vue l’équivalence.

Pour Szende, les problèmes d’équivalence peuvent se poser soit sur le plan du réel, soir sur le plan de la langue. Lorsque le problème se situe sur le plan du réel, c’est-à-dire lorsque ‘“ le réel n’existe que dans l’univers culturel et le lexique du locuteur de la langue de départ ” (Szende 1996 : 119)’, la solution passe par la glose. Ainsi, dans les dictionnaires portugais / français, “ capoeira ” est rendu par “ pratique sportive, sorte de danse-combat propre à Bahia ”

Sur le plan de la langue, les problèmes d’équivalence entre deux langues peuvent être de plusieurs types. Tout d’abord, une unité lexicale et son équivalent en langue cible peuvent avoir le même signifié, mais une charge culturelle, ou une connotation, bien différente ; la solution dans ce cas consiste à fournir à l’usager les précisions qui lui permettront de connaître la valeur connotative ou culturelle de l’unité lexicale en question.

On peut également se trouver face à une unité lexicale en langue source ayant plusieurs équivalents en langue cible, mais qui n’ont entre eux aucun rapport de synonymie, et ne sont donc pas interchangeables. La segmentation entre les différents équivalents doit, dans ce cas, être assez claire pour que l’usager puisse choisir l’équivalent le plus juste.

L’équivalence entre les unités lexicales de deux langues est fondée sur l’idée de la synonymie. Or, si même à l’intérieur d’une même langue deux unités lexicales ne sont jamais de parfaits synonymes (elle peuvent avoir le même signifié, mais être employées dans des contextes différents, et n’être pas interchangeables dans toutes les situations d’emploi), ce phénomène va être encore plus sensible lorsqu’on passe d’une langue à l’autre. Cette interchangeabilité partielle entre une unité lexicale et son équivalent en langue cible peut être résolue par une mise en contexte. L’exemple cité par Szende (1996 : 121) peut être repris dans le cas de la langue portugaise : “ ano ” peut être rendu par “ an ” et “ année ”, mais ces deux unités ne sont pas totalement interchangeables. Des contextes d’usage sont indispensables à l’usager afin de lui permettre d’utiliser l’équivalent qui convient.

Comme le remarque Szende, ‘“ le mot ne peut pas constituer l’unité de base universelle dans l’établissement des équivalents ” (Szende 1996 : 123).’ Ainsi, certaines unités lexicales peuvent être associées, combinées, et le dictionnaire bilingue se doit de rendre compte de ces collocations. Ces associations posent généralement des problèmes aux apprenants d’une langue étrangère, car elles s’acquièrent surtout par l’usage. Le dictionnaire bilingue qui ne proposerait que des mots absolument isolés, alors qu’ils ne prennent leur véritable signification qu’au contact d’autres mots, ne jouerait pas entièrement son rôle. Ainsi, l’usager doit pouvoir trouver un minimum de collocations (verbe + préposition, verbe + complément, substantif + adjectif) dans le dictionnaire bilingue. Il est en effet très fréquent de retrouver, dans des productions d’étudiants, des erreurs qui ne sont pas vraiment des erreurs de traduction, mais des erreurs de “ combinaisons ” d’éléments lexicaux. Le dictionnaire bilingue ne peut évidemment pas être un outil complet de décodage / encodage, mais pour citer encore Szende, ‘“ plus un dictionnaire bilingue propose, autour de ses vedettes, des couples de syntagmes corrects, structurellement symétriques ou asymétriques, plus il sera apprécié par l’utilisateur ” (Szende 1996 : 125)’.

Les rédacteurs de dictionnaires bilingues spécialisés devraient, en théorie, rencontrer moins de problèmes d’équivalence ; en effet, la sphère de la langue spécialisée réduit l’étendue des significations. De plus, dans un domaine spécialisé, les unités lexicales ont souvent un sens très précis, et les cas de polysémie sont rares. Toutefois, l’idéal de monosémie et monoréférentialité ne résiste pas toujours à la pratique, et même dans un domaine spécialisé, on peut se trouver face à des cas de polysémie, d’ambiguïté, de termes à forte connotation culturelle, etc. Les problèmes d’équivalence vont donc être sensiblement les mêmes dans les dictionnaires bilingues spécialisés que dans les bilingues généraux, même s’il le seront dans de moindres proportions. Or, les bilingues spécialisés, plus encore que les bilingues généraux, ont tendance à ne fournir qu’une équivalence terme à terme, ce qui, lorsque l’équivalence n’est pas totale, ou que les contextes d’emploi des équivalents ne sont pas les mêmes, va constituer un handicap pour l’utilisateur.

Duval l’exprime en ces termes :

‘ Les recueils bilingues de termes spécialisés, [qui] se limitent à une liste de termes ou de syntagmes en langue suivis de leurs équivalents. Lorsque le traducteur n’est pas un spécialiste du domaine, ce qui est souvent le cas, lorsque le terme n’est pas monosémique ou inambigu, lorsqu’un équivalent simple et de même nature n’existe pas dans la langue cible, lorsque la mise en contexte nécessite une restructuration de la phrase, ces outils terminologiques deviennent imprécis voire dangereux.

(Duval 1991 : 75)’

Si les problèmes d’équivalence dans les dictionnaires bilingues spécialisés sont les mêmes que dans les bilingues généraux, les solutions peuvent passer par les mêmes procédés. Si nous prenons des exemples dans le domaine des termes portugais (Brésil) de l’économie et du commerce, nous pouvons illustrer ces solutions par les cas suivants. Reprenons tout d’abord les trois solutions de traduction énoncées par Duval (1991 : 78) pour combler les lacunes d’équivalence : dénotation, connotation, glose.