1.3.4 La microstructure “ idéale ” du dictionnaire bilingue

Nous venons de voir qu’une simple équivalence terme à terme langue de départ → langue d’arrivée dans un dictionnaire bilingue est rarement suffisante, et peut même être source d’erreur. Les dictionnaires bilingues gagneraient donc en efficacité si cette microstructure minimale était étendue. Il convient toutefois de remarquer que les dictionnaires bilingues s’écartent assez souvent de cette microstructure minimale : les articles de dictionnaires bilingues contiennent de nombreuses gloses, comme nous l’avons vu plus haut, lorsque la vedette est une unité lexicale exclusive de la langue de départ, ou lorsqu’elle désigne une particularité culturelle. Ainsi, la sémantique est effectivement présente dans les dictionnaires bilingues, même si elle n’y occupe pas une place centrale. Il semble en effet que, dans de nombreux ouvrages bilingues, la définition soit un “ dernier recours ”, lorsque l’équivalence pose vraiment problème.

Dans la plupart des cas, l’usager est supposé connaître la signification de l’entrée en langue de départ s’il s’agit d’une opération d’encodage, et de l’équivalent lorsqu’il s’agit d’une opération de décodage. Mais, dans le cas d’une opération de décodage, la signification de l’unité lexicale en langue de départ est inconnue de l’utilisateur, c’est d’ailleurs la motivation de sa recherche. Dans le cas, par exemple, d’une entrée polysémique, l’absence de définition ne permet pas à l’usager de choisir l’équivalent correct. La situation va être la même lorsque, en situation d’encodage, l’usager rencontre, pour une même entrée, plusieurs équivalents parmi lesquels il aura bien du mal à choisir. Il nous semble que ce problème est également un problème de macrostructure. En effet, le dégroupement des entrées polysémiques, avec une adresse distincte pour chaque acception, permet certainement un accès au sens plus aisé. Alors que si le choix du lexicographe s’est orienté vers le regroupement, l’usager se retrouve, dans le cas des entrées polysémiques, face à une masse d’information dans laquelle il aura probablement du mal à retrouver ce qu’il cherche.

Nous avons vu un peu plus haut que les dictionnaires bilingues sont rarement véritablement bidirectionnels, l’accès au sens d’une partie des unités lexicales est donc primordiale pour l’usager. Or, le simple fait de proposer des paires d’équivalents ne permet pas, la plupart du temps, un véritable accès au sens. La mise côte à côte des équivalents ne permet pas à l’usager de passer par le niveau conceptuel, et c’est souvent cette opération de conceptualisation qui lui permettrait non seulement de trouver l’équivalent juste, mais aussi de connaître la signification du terme en question. Il est clair que ce passage par le niveau conceptuel se fait en amont de l’équivalence, et que le rédacteur de dictionnaire bilingue s’attache à vérifier l’équivalence des concepts avant de fournir à l’usager une équivalence d’unités lexicales. Comme le souligne Van Campenhoudt, ‘“ pour arriver à produire l’équivalence, il [le dictionnairiste] ne pourra jamais échapper à la nécessité de signifier la même chose dans chacune des langues envisagées ” (Van Campenhoudt 2000 : 146’). Signifier la même chose dans une autre langue, voilà justement ce que recherche l’usager du dictionnaire bilingue, et ce qu’il ne parvient pas toujours à faire avec les informations qu’on lui propose. Dans les dictionnaires ne proposant qu’une équivalence terme à terme, l’usager n’a accès qu’au résultat, qu’à la phase finale du processus conceptuel ; il lui manque, en quelque sorte, une étape.

Le concept étant extralinguistique, on ne peut y avoir accès en tant que tel, et ‘“ l’accès au concept se fait par la médiation du terme “ (Thoiron 1998 : 324)’. Le concept peut être décrit comme étant constitué de traits conceptuels, l’accès au concept peut se faire par l’inventaire de ces traits. Cet inventaire peut se faire par l’intermédiaire de l’inventaire des éléments de dénomination. On arrive ainsi à ce que Thoiron nomme ‘le “ schéma définitionnel ”, qui serait “ la mise en relation, au plan linguistique et avec des moyens linguistiques non nécessairement élaborés, des traits constitutifs du concept. Il s’agit de permettre le passage du domaine cognitif strict, non verbalisé, au domaine du langage ” (Thoiron 1998 : 325)’. Le schéma définitionnel devient donc l’élément médian entre le concept et le terme, dans une relation qui peut se résumer par le parcours ‘concept ’→‘ schéma définitionnel ’→‘ terme (idem : 329)’. Ce schéma définitionnel permet donc un accès au concept, et peut, d’une part, aider le lexicographe à trouver un équivalent du terme dans une autre langue, et, d’autre part, constituer une première ébauche de définition.

Plusieurs auteurs s’accordent à souligner la nécessité d’une définition dans les dictionnaires bilingues, qu’ils soient généraux ou spécialisés :

Des outils terminographiques dans lesquels on ne pose pas en principe l’identité transculturelle et translinguistique des concepts, et qui proposent donc une définition pour chaque terme et pour chaque langue, systématiquement, peuvent aider l’utilisateur à évaluer lui-même le degré d’équivalence pour les solutions qu’on lui propose.

(Béjoint / Thoiron 1996 : 11)’ ‘ We would suggest that it is always useful to provide a definition, even in situations when terms are precisely defined and a direct one-to-one correspondence exists between terms in two languages.

(Pearson 1998 : 72)’ ‘ We would suggest, however, that where the user is consulting the dictionary to find the equivalent of a foreign language term in his/her mother tongue, a definition is crucial for identifying the appropriate equivalent.

(Pearson 1998 : 71)’

Cette dernière remarque de Pearson nous semble particulièrement pertinente : en situation de décodage, comme nous l’avons déjà dit, l’usager ignore totalement le sens du terme en langue de départ, et lorsque ce terme a plusieurs équivalents possibles en langue d’arrivée, l’absence de définition ne lui permet pas de choisir l’équivalent correct.

La nécessité d’inclure une définition dans la microstructure du dictionnaire bilingue semble donc acquise. Cependant, cette nécessité théorique risque de se heurter à des aspects pratiques propres à la lexicographie bilingue. Ainsi, l’idéal de bidirectionnalité imposerait de fournir une définition pour l’entrée en langue de départ, mais également pour le(s) équivalent(s) en langue d’arrivée, alourdissant considérablement le texte lexicographique. On pourrait donc concevoir un continuum, qui irait d’une microstructure minimale (entrée en langue de départ + équivalent en langue d’arrivée) à une microstructure de type encyclopédique, qui fournirait une définition et des informations (contextes d’usages, par exemple) sur l’entrée en langue de départ et ses équivalents en langue d’arrivée. Une microstructure de type encyclopédique poserait, évidemment, de nombreux problèmes de lisibilité, critère primordial en lexicographie bilingue. Ce type de microstructure très complète suppose, en particulier dans le cas des dictionnaires bilingues, l’utilisation d’un support informatique. Dans une optique bidirectionnelle, ce type de microstructure devrait en effet fournir des définitions en L1 et L2, afin de satisfaire aux besoins des locuteurs de ces deux langues, et les opérations d’encodage et de décodage ; pour reprendre la remarque de Marello citée plus haut à propos de la bidirectionnalité, un bilingue véritablement bidirectionnel doit contenir quatre textes (encodage et décodage pour les locuteurs de L1, encodage et décodage pour les locuteurs de L2). Ce type de texte serait effectivement difficilement lisible sur un support imprimé traditionnel.

Ainsi, si une microstructure minimale présente des qualités de lisibilité et s’il est assez rapide d’y localiser l’information recherchée, elle ne permet pas de résoudre tous les problèmes d’équivalence, et peut être source de frustration ou d’erreur. A l’inverse, une microstructure très complète pose certains problèmes d’ordre pratique, entre autres la quantité d’information à fournir et la lisibilité. Il nous semble ainsi difficile de dire qu’un dictionnaire bilingue doit toujours comporter une définition (qu’en serait-il des dictionnaires de poche au format très réduit ?). La définition est souhaitable, mais, une fois de plus, il s’agit d’ajuster le texte lexicographique au public et à l’usage auxquels l’ouvrage est destiné. Le dictionnaire bilingue est, en quelque sorte, victime d’un paradoxe : son rôle est de fournir des paires de mots équivalents, et c’est justement ce que l’usager lui demande en priorité, or c’est précisément cette juxtaposition d’équivalents qui le rend insatisfaisant. Szende l’a d’ailleurs écrit :

Paradoxalement, ce qui rend insatisfaisants et inadéquats les dictionnaires bilingues traditionnels, c’est qu’ils sont attachés surtout à réunir des équivalents.

(Szende 1996 : 123)’

Mais nous ne devons pas oublier que, même si la nécessité d’étendre la microstructure des dictionnaires bilingues, en particulier en y incluant des définitions, semble indiscutable, ce que l’usager va chercher dans ce type d’ouvrage c’est, avant tout, un équivalent, une traduction. Notre expérience de l’enseignement de langue étrangère nous a montré que de nombreux apprenants, en particulier ceux ayant eu peu de contact avec une autre langue, confondent compréhension et traduction. Ainsi, en situation d’apprentissage, même lorsqu’ils ont compris le sens d’un mot qui leur était inconnu (par le biais d’une explication, d’une définition, de synonymie, etc.), ils ne sont vraiment satisfaits, et nous dirions rassurés, que lorsqu’ils en connaissent la traduction dans leur langue. Plus qu’une vérification de compréhension, il nous semble que l’équivalence, la traduction, fonctionne comme le seul véritable accès au sens pour de nombreux locuteurs. C’est ce qui explique d’ailleurs le succès des dictionnaires bilingues, y compris pour des publics ayant un niveau élevé en langue étrangère. L’équivalence reste donc au centre de la microstructure des dictionnaires bilingues.

Lavault (1998) s’est livrée à une enquête auprès d’enseignants d’anglais dans le secondaire afin de voir quelle place était accordée à la traduction. Elle constate tout d’abord que la traduction dite pédagogique (traduction en tant qu’outil didactique et non comme fin en soi) est passée ‘“ d’une position tout puissante de méthode d’apprentissage à celle beaucoup plus modeste de méthode de contrôle ” (Lavault 1998 : 12)’. Il semble effectivement que la traduction comme contrôle de la compréhension, et plus globalement comme accès au sens, occupe une place importante. Ainsi, pour un apprenant adulte, ou même adolescent, il existe un besoin d’explication mentale, d’intellectualisation de l’acquis, qui se réalise dans la langue maternelle, langue qui sert alors d’outil de conceptualisation. De même, le fait de donner l’équivalent en langue maternelle d’une unité lexicale de la langue enseignée représente un gain de temps certain, sans compter que la pression des apprenants pour obtenir cette équivalence est parfois forte. Il est clair que dans le cas des faux-amis, par exemple, seule la traduction permet de lever l’ambiguïté.

Ce même auteur cite les propos d’un enseignant qui considère que “ ne pas traduire conforte l’élève dans son goût de l’à-peu-près, car il croit souvent comprendre, et c’est au moment de restituer en français ce sens vaguement compris qu’il se rend compte de son ignorance et de ses erreurs ” (Lavault 1998 : 36). L’équivalence en langue maternelle serait-elle donc la voie royale, pour ne pas dire la seule voie, d’accès au sens ? Il est clair que non, mais, pour de nombreux apprenants et de nombreux enseignants, elle est un contrôle indispensable. Remarquons qu’il nous arrive nous-même parfois d’aller vérifier l’équivalence en français, dans un dictionnaire bilingue, d’un mot portugais pourtant bien connu, car le fait de mettre les deux langues en parallèle nous rassure d’une part, et d’autre part, ajoute un surcroît d’information.

Il semble donc que la traduction, l’équivalence entre deux langues, fonctionne comme un métalangage d’accès au sens, et comme un outil de comparaison entre deux langues.