1.4.2 Approche contrastive et lexicographie

Un dictionnaire bilingue ne peut se résumer à une simple juxtaposition de deux dictionnaires unilingues. Une oeuvre bilingue met nécessairement deux langues en contact, et les différences entre ces langues vont apparaître d’autant plus clairement. Il semble évident de dire que ce sont justement ces différences qui vont poser problème à l’utilisateur du dictionnaire bilingue, beaucoup plus que leur possibles ressemblances. Or, même si cette remarque est banale, la consultation de certains dictionnaires bilingues montre que les auteurs ont donné le même traitement aux unités qui, apparemment, sont peu problématiques, et à celles qui posent de vrais problèmes (polysémie dans l’une des deux langues, divergences grammaticales, collocations, etc.). Ce traitement égalitaire entre toutes les unités semble en grande partie hérité de la lexicographie unilingue. Une approche contrastive permettrait, justement, d’apporter un surcroît d’information lorsque cela est nécessaire, et de ne pas alourdir inutilement les articles où l’équivalence entre les deux langues ne pose pas de gros problèmes.

De nombreux auteurs s’accordent sur le fait qu’un dictionnaire bilingue ne peut être efficace qui s’il est élaboré pour un destinataire précis, que si sa cible, son public, sont clairement définis. C’est à partir de ce public que l’on pourra définir le contenu du dictionnaire bilingue. Et, dans le cadre du contact de langue au sein de ce type d’ouvrage, l’élaboration du contenu doit se faire en fonction de l’autre langue. Ainsi, ‘“ l’article de dictionnaire bilingue ne peut être construit à partir de l’article correspondant à la même entrée d’un dictionnaire monolingue ; son articulation doit s’effectuer par rapport à l’autre langue ” (Fourment-Berni Canani 2000 : 34)’.

Une approche contrastive intervenant en amont du travail lexicographique permettrait de “ pointer ” les difficultés pour un utilisateur déterminé, et de lui apporter le savoir nécessaire, tant au niveau sémantique, syntaxique, que discursif. Un excellent exemple de dictionnaire bilingue élaboré à partir d’une approche contrastive nous est fourni par Fourment-Berni Canani (2000), dans un article où l’auteur relate l’élaboration d’un dictionnaire bilingue d’apprentissage du français pour italophones (on voit ici que le public était clairement défini). Cet ouvrage est essentiellement un dictionnaire de décodage, du français (L1) vers l’italien (L2).

L’auteur (idem : 34-36) recense plusieurs cas de figures mis en évidence par l’analyse contrastive, et qui vont conditionner l’organisation des articles : à une unité polysémique de la L1, correspond une unité présentant la même polysémie en L2 ; l’aire sémantique du mot-entrée en L1 est couverte par plusieurs unités en L2 ; à une entrée monosémique en L1 correspond en L2 un mot ayant une aire sémantique plus vaste. Dans ce type d’approche, les notions de monosémie et polysémie vont surtout se définir en fonction de l’autre langue, contrairement à ce qui se passerait dans un dictionnaire unilingue. On ne considérera pas qu’une unité lexicale de L1 a une ou plusieurs acceptions, mais plutôt qu’elle a un ou plusieurs équivalents en L2. Ainsi, dans le premier cas cité ci-dessus, celui d’unités présentant la même polysémie en L1 et L2, il n’est pas nécessaire de développer l’article comme le ferait un dictionnaire unilingue, mais de donner l’équivalent également polysémique en L2. Par contre, dans le deuxième cas, celui d’une unité lexicale polysémique en L1 ayant plusieurs équivalents en L2, l’article ne sera pas structuré en fonction des différentes acceptions de l’entrée, mais en fonction des différents équivalents en L2.

Il en est de même pour les exemples, qui constituent une remise en discours des unités lexicales. Cette contextualisation, en replaçant les unités isolées dans une dimension discursive, est particulièrement utile dans un dictionnaire bilingue. Comme le souligne Fourment-Berni Canani, ‘le rôle de l’exemple est de “ venir en renfort à la structure de l’article dans un but de désambiguïsation suivant une optique contrastive, [et] de créer un contexte de façon à fournir le plus de renseignements possible sur l’environnement tant lexical que syntaxique du mot-vedette ” (Fourment-Berni Canani 2000 : 36)’. Dans l’ouvrage pré-cité, les exemples peuvent avoir une fonction métalinguistique, mettre en évidence des faux-amis, présenter des unités lexicales appartenant au même champ sémantique que l’entrée, fournir des informations culturelles, etc.

Notre proposition de dictionnaire bilingue du langage économique et commercial portugais / français s’inscrit largement dans une perspective contrastive. En premier lieu, le public auquel s’adresse ce travail est clairement défini : il s’agit de francophones en situation d’apprentissage de la langue portugaise et l’utilisant dans un contexte et pour des besoins professionnels, essentiellement commerciaux. Ensuite, le vocabulaire que nous proposons est un outil de décodage. Les articles sont également organisés dans une optique contrastive : les différentes acceptions d’un même terme portugais sont traitées en fonction du ou des équivalents en français. Ainsi, le terme concorrência peut avoir le sens du terme français [concurrence], mais également celui de [appel d’offres] ; de même, consultoria peut avoir le sens de [conseil], c’est-à-dire de l’acte de fournir une aide technique, juridique, comptable, dans une spécialité déterminée, mais ce terme désigne également le [cabinet-conseil], c’est-à-dire le lieu ou l’entreprise qui fournit cette prestation. Dans ces cas-là, la différence d’équivalence est clairement indiquée, chacune faisant l’objet d’un article séparé.

Les définitions, données en français (qui sert ainsi de métalangue d’accès au sens) suivent aussi cette optique : lorsqu’un terme peut sembler obscur pour un locuteur français, même à travers son équivalent, la définition est là pour éclairer l’usager. C’est le cas, par exemple, de deflator : l’équivalent [déflateur] ne nous semblant pas suffisant pour permettre l’accès au sens, nous expliquons qu’il s’agit d’un indice de correction des fluctuations monétaires servant à déterminer le prix réel des biens et services, et expliquons également comment il est calculé au Brésil. C’est le cas, également, de consórcio : le seul équivalent [consortium] ne permet pas de rendre compte de la signification très particulière que peut avoir ce terme, celle d’une réunion de personnes physiques ou morales qui sont intéressées par l’achat d’un bien déterminé (qui peut, dans le contexte brésilien, être une voiture, une machine à laver ou un magnétoscope) et qui forment une caisse commune par le biais d’une cotisation mensuelle (une ou plusieurs personnes recevant le bien en question chaque mois, généralement par tirage au sort).

Nous donnons également un certain nombre d’informations d’ordre métalinguistique. Par exemple, le fait que le terme caixa, normalement féminin, est, dans l’état de São Paulo, généralement utilisé au masculin, pour désigner la caisse (d’un magasin, d’un supermarché) mais aussi le guichet d’une banque, tout comme la personne qui y travaille, c’est-à-dire le caissier / la caissière. De même, nous signalons que le terme freguês qui signifie [client], est moins utilisé que le terme cliente, ce dernier ayant un sens plus général. Nous reviendrons plus précisément sur l’articulation de notre microstructure en 5.3.2.

La contextualisation des termes, aspect primordial comme nous l’avons vu plus haut, s’est également faite dans la même optique. Les contextes présents dans notre vocabulaire sont extraits du corpus. Nous avons décidé d’inclure un contexte chaque fois que celui-ci pouvait être éclairant pour l’usager, à différents titres. Ainsi, un contexte peut être associatif, c’est-à-dire donner l’environnement tant syntaxique (collocations, verbe + préposition, etc.) que sémantique du terme-vedette. Il peut également être explicatif, en fournissant des indications sur le sens du terme. Nous avons quelques contextes que l’on peut qualifier de définitoires, où le sens du terme est explicité clairement. Enfin, d’une façon générale, nous avons des contextes de situation, qui replacent le terme dans un contexte culturel et spatio-temporel. Nous reviendrons sur ce sujet très précisément, en explicitant notre démarche et en illustrant chaque type de contexte en 5.3.3.