1.4.3 L’approche contrastive : un révélateur ?

Lorsqu’un mur est peint en blanc et que vous l’éclairez de face, vous ne voyez rien, que du blanc. C’est ce qui se passe lorsqu’un locuteur regarde sa propre langue : il n’y voit rien de remarquable qui puisse l’étonner. Les choses sont comme elles sont parce qu’elles sont comme ça. Lorsque vous éclairez ce mur par une lumière rasante, la moindre aspérité forme une ombre, le moindre relief définit, détermine, délimite une variation de lumière qui l’accentue, l’amplifie, le rend visible et notable. C’est ce qui se passe grâce à la mise en contraste. Ce qui est différent saute aux yeux.

(Loffler-Laurian 2000 : 140)’

Il est vrai que l’on ne prend conscience des particularités de sa propre langue que le jour où l’on en étudie une autre. L’intention de notre travail était, dès le départ, de proposer un dictionnaire bilingue portugais / français du langage économique et commercial. Mais, même sans cette finalité, une étude comparative des termes portugais et français nous aurait paru indispensable, ne serait-ce que pour son rôle de révélateur. Le fait de rechercher des équivalents en français des termes de départ en portugais du Brésil a rendu ce fait encore plus sensible. La lexicographie bilingue, comme nous l’avons dit plus haut, a horreur du vide ; il nous a donc fallu trouver des équivalents, même lorsque l’équivalence n’allait pas de soi. Cet exercice nous a donc conduit à nous demander comment exprimer la même notion par une forme différente, processus clairement onomasiologique. Le passage par le niveau conceptuel s’avérait indispensable.

‘Comme le souligne Thoiron (1994a), la terminologie multilingue peut être une aide précieuse à la maîtrise des concepts’. En effet, les traits constitutifs du même concept ne sont pas nommés de la même façon dans des langues différentes. Chaque langue “ éclaire ” le concept d’une façon différente (on retrouve ici la notion d’éclairage de Loffler-Laurian). L’étude de termes en plusieurs langues permet donc de varier les éclairages, et, on peut le penser, de mieux cerner le concept. Il est rare qu’un terme soit “ exhaustif ”, c’est-à-dire que ‘“ tous les traits constitutifs du concept ne sont pas nommés. Ceci n’a rien d’étonnant puisque la nomination ne doit pas être assimilée à la description, ou à la définition du concept ” (Thoiron 1994a : 767)’. L’étude de termes en plusieurs langues fait donc apparaître des traits conceptuels différents, et plus nombreux que lorsqu’on étudie une seule langue. Ces différents traits conceptuels vont donc s’additionner, et former un ‘“ embryon d’archi-concept englobant la totalité des caractéristiques (i.e. des traits conceptuels) de chacun des concepts homologues dans les langues utilisées ” (Thoiron et al. 1996 : 516)’. Cette notion d’archi-concept peut être intéressante sur plusieurs plans : elle a tout d’abord un intérêt didactique, car, comme nous l’avons vu, l’étude comparative des dénominations en plusieurs langues permet, par un éclairage différent, de mieux maîtriser les concepts ; ensuite, en lexicographie, l’archi-concept pourrait être une aide à la définition, que ce soit en lexicographie unilingue ou, plus encore, multilingue.

Les langues portugaise et française sont des langues proches. Le contraste entre ces deux langues n’est donc pas énorme. Toutefois, dans le cas qui nous intéresse, celui du langage économique dans la presse brésilienne, nous avons à faire à un discours très particulier. Ce n’est donc pas à une comparaison de langues que nous nous sommes livrée, mais plutôt à une comparaison de discours. Et la langue française, à travers la recherche d’équivalents, nous a effectivement permis d’éclairer ce discours afin de rendre “ visibles et notables ” ses particularités.

Nous verrons au cours de ce travail que le discours économique occupe, au Brésil, une place très spéciale. Cette position lui confère des caractéristiques sur lesquelles nous nous attarderons (créativité, emploi de termes issus du registre familier, métaphores, etc.). Mais ces caractéristiques n’ont probablement rien de très remarquable pour un locuteur brésilien. Ce discours est aussi le sien, au quotidien. En tant qu’observateur extérieur, nous avons rapidement été surprise de la familiarité des Brésiliens dans leur ensemble avec le sujet économique. Lorsque d’observateur nous avons essayé de devenir acteur (passif) de la situation, cette familiarité n’a pas cessé de nous déconcerter. Même après plusieurs années dans le pays, certaines choses continuaient à nous échapper (notamment le fonctionnement des consórcios [consortium], système d’achat groupé) ; notre incompréhension ne laissait jamais d’étonner nos amis brésiliens, qui ne voyaient pas où était la difficulté. Question d’éclairage...

Examiné de plus près, ce discours a peu à peu révélé ses particularités, sur lesquelles nous nous attarderons dans les chapitre 3 et 4 du présent travail. La recherche d’équivalents en français pour les termes de départ en portugais a accentué ces particularités. Par exemple, le portugais est une langue où la création lexicale par l’ajout d’affixes est très productive. La langue française ne possède pas cette facilité, du moins pas au même degré. Ainsi, de nombreux termes simples portugais on dû être rendus par des syntagmes en français : leiloar [vendre aux enchères], leiloeiro [commissaire priseur] (ces deux termes sont dérivés de leilão [vente aux enchères]) ; lucrar [tirer profit] (ce verbe vient de lucro [profit, bénéfice]) ; tabela [liste de prix à la consommation], tabelar [fixer les prix à la consommation], tabelamento [mesure tarifaire] ; etc.

Les suffixes augmentatifs et diminutifs sont également très productifs en portugais, leur ajout créant une nouvelle signification, ce qui en français ne peut pas être rendu de façon aussi synthétique. Ainsi, tarifa signifie [tarif], mais tarifaço désigne [une série d’augmentations dans les tarifs publics] (le suffixe –aço est à la fois augmentatif et péjoratif). De même, varejo signifie [commerce de détail], mais varejão désigne [un magasin de vente au détail à prix d’usine].

C’est la difficulté, voire l’impossibilité, de trouver un terme en français qui concentre toute l’information du terme de départ qui nous a permis de véritablement prendre conscience de cet état de fait.

Une autre caractéristique du discours économique dans la presse brésilienne s’est fait particulièrement sentir lors de la recherche d’équivalents en français : c’est l’emploi très répandu de termes provenant du registre familier. Ainsi, des termes comme calote [emprunt non remboursé], rombo [trou de trésorerie], baque [chute libre], sont des termes éminemment familiers. Il est tout à fait possible de leur trouver un équivalent en français, mais il est très difficile, voire impossible, de rester dans le même registre. Ainsi calote peut être rendu par des mots comme [ardoise] ou [carotte], mais on peut se demander s’il seraient employés dans le même contexte, et surtout avec la même fréquence. Un mot comme [ardoise] pourrait sans doute être employé dans un contexte économique, mais de façon ponctuelle, en une sorte de clin d’oeil. Le terme de départ, calote, a une fréquence de 19, ce qui, dans notre corpus, est élevé. C’est ici aussi le contraste entre les deux langues qui rend cette caractéristique plus sensible.

Il nous semble donc, si nous prenons en compte les considérations auxquelles nous venons de nous livrer, que notre travail s’inscrit dans une double perspective : d’une part, l’intérêt que peut présenter, d’un point de vue linguistique, une situation en mouvement, en ce qu’elle oblige les locuteurs à adapter leurs discours pour mieux s’adapter à l’environnement ; et, d’autre part, le fait que cette situation soit exprimée par un vocabulaire spécifique, qu’un public déterminé va devoir comprendre. Car c’est essentiellement en pensant à un public précis que nous avons élaboré ce travail. C’est en effet le souhait de proposer un outil à un public francophone ayant besoin de comprendre, de décoder, la situation économique brésilienne, pour des raisons professionnelles, qui a orienté notre recherche. Ce public va donc se trouver confronté à deux obstacles : tout d’abord, la situation en elle-même, appréhendée au travers des termes qui la décrivent ; ces termes sont très marqués culturellement et sociologiquement, car ils traduisent une situation également très “ marquée ”. Ensuite, le fait que ces termes appartiennent à une langue étrangère, avec tout ce que cela comporte de difficultés de transposition, d’équivalence.

C’est donc la volonté de faire entrer tous ces aspects, sociologiques, culturels et linguistiques, dans un dictionnaire bilingue à destination d’un public spécifique, qui a été le point de départ de ce travail.