3.3 NÉOLOGIE ET EMPRUNTS DANS LA LANGUE DE L’ÉCONOMIE

3.3.1 Les emprunts et néologismes dans la langue générale

3.3.1.1 La néologie en portugais du Brésil

L’observation systématique de la créativité lexicale en langue portugaise fait l’objet de recherches pour toutes les variantes de cette langue. Pour le Portugal, Maria Teresa Rijo da Fonseca Lino coordonne les activités de l’Observatoire de néologismes du Portugais Contemporain, dans le cadre de l’Universidade Nova de Lisboa. Le portugais du Brésil fait l’objet d’une étude à l’Universidade de São Paulo, sous la direction de Ieda Maria Alves ; les résultats de cette recherche sont constitués en une banque de données, qui contient actuellement 3250 néologismes, et est régulièrement remise à jour. En ce qui concerne le portugais d’Afrique, la banque de données élaborée à l’Universidade Nova de Lisboa compte également des textes du portugais de Guinée Bissau et du Mozambique (voir Lino 1994a). Remarquons que toutes ces recherches ont un point commun : l’observation des néologismes se fait à travers des textes de presse. Ce choix peut être remis en question, mais il est assez facilement compréhensible. En effet, la presse a un rôle de divulgation très important, notamment dans un pays comme le Brésil, qui est très étendu, et présente une grande diversité entre les régions. De plus, on peut penser que la presse écrite est facilement observable, contrairement à d’autres supports (oraux, par exemple). Enfin, on peut considérer que le fait qu’un néologisme apparaisse dans un texte de presse est un premier signe d’acceptation, ou tout au moins de divulgation. Même dans les cas où un néologisme observé dans un texte de presse est une création individuelle et ne “ survit ” pas, il aura tout de même été divulgué auprès du public. Le choix de la presse écrite comme matériau d’observation semble donc tout à fait justifié. Dans le cas qui nous intéresse particulièrement, celui du portugais du Brésil, il nous semblerait intéressant d’observer la créativité lexicale à travers des supports audio-visuels. En effet, dans ce pays où le taux d’analphabétisme est encore malheureusement très élevé, la presse écrite ne touche qu’une part réduite de la population (population urbaine et ayant un minimum d’instruction) ; au contraire, la télévision est le seul média à couvrir toute la population, même dans les coins les plus reculés du pays. De plus, on sait que même les classes à revenus très bas et vivant dans des conditions précaires ont très souvent la télévision. C’est par ce média que passent principalement les informations, il serait donc intéressant d’observer la divulgation des néologismes dans le langage télévisuel. Mais la masse de matériel à étudier rendrait bien sûr cette tâche gigantesque. Néanmoins, ce type de recherche fournirait certainement des informations fort utiles quant à l’évolution et la dynamique de la langue portugaise parlée au Brésil.

Nous nous intéresserons ici en particulier à la néologie en portugais du Brésil, variante sur laquelle porte notre recherche. Les processus de formation de néologismes peuvent appartenir à la langue elle-même (processus de création lexicale), ou provenir d’une autre langue (cas des emprunts). Nous traiterons des emprunts un peu plus loin. Les néologismes peuvent résulter de processus phonologiques, morpho-syntaxiques (formation par dérivation ou composition), de conversion (ou dérivation impropre), sémantiques. Nous illustrerons ces processus, dans la majorité des cas, par des exemples issus de la banque de données créée par I. M. Alves, et répertoriés pour la plupart dans Alves (1994) ; certains exemples seront extraits de notre corpus.

  • néologismes phonologiques

Ce type de formation est relativement peu productif. Font partie de ce groupe les onomatopées, mais aussi les altérations au niveau du signifiant. Alves (1994) cite les exemples de tchurma (altération de turma), et de xou [+ow] (altération de l’anglais show par analogie avec le nom de l’artiste Xuxa [+u+a]). Dans le cas de tchurma, qui représente à l’écrit la prononciation “ affectée ” de turma, il s’agit d’insister sur une des significations de turma, c’est-à-dire [groupe d’amis], plus précisément [bande de copains], voire même [groupe de personnes partageant les mêmes idées]. L’emploi de tchurma à la place de turma revêt toujours un côté ironique. Quant à xou, il n’est utilisé que pour désigner les spectacles de l’artiste Xuxa, et l’altération graphique du signifiant fait référence à la prononciation [+] de la lettre x.

On peut remarquer ici qu’en langue portugaise, du Portugal ou du Brésil, on modifie généralement la graphie des mots étrangers pour maintenir leur prononciation (cas de uísque [whisky], de espaguete [spaghetti], de suflê [soufflé], ou du prénom Meire [Mary]. Dans ce cas, ce ne sont pas vraiment des créations de mots, mais plutôt des emprunts adaptés à la langue. On pourrait les considérer comme des néologismes “ formels ”.

  • néologismes morpho-syntaxiques

Comme nous l’avons déjà remarqué au début du présent chapitre, la dérivation par préfixation et suffixation est très productive en langue portugaise. Nous ne reviendrons pas sur tous les cas de préfixation et suffixation, mais retiendrons ceux qui nous semblent particulièrement révélateurs de cette dynamique.

  • dérivation par préfixation

Certains préfixes exprimant la négation ou l’opposition (não- / anti- / des- / in-) sont très utilisés dans la presse pour former des mots nouveaux “ en discours ”, afin de les faire “ coller ” au plus près à l’idée que l’on souhaite exprimer. Ainsi les exemples hóspedes et não-hóspedes [hôtes et non-hôtes], o mundo de fala não-inglesa [le monde non-anglophone], desideologização [désidéologisation]. Certaines formations semblent plus “ originales ”, comme indescartável [*injetable, que l’on ne peut pas jeter], ou incoincidência [*incoïncidence] ; remarquons que ces formations sont parfois à la limite de l’acceptabilité. La plupart de ces exemples sont donc “ à usage unique ” et ne sont pas intégrés à la langue. Le cas de sem-terra [paysan sans terre] est par contre un exemple de réussite lexicale. Ce mot est maintenant utilisé comme substantif (os sem-terra), et l’utilisation du tiret marque clairement la lexicalisation.

On remarque également une forte utilisation des préfixes qui dénotent la supériorité, l’exagération (super- / hiper- / ultra- / mega-). Certaines créations, comme superfaturamento [chiffre d’affaires exceptionnel], supersafra [récolte exceptionnelle], hiperinflação [hyper-inflation], (termes présents dans notre corpus avec des fréquences significatives pour superfaturamento (5) et hyperinflação (14)) sont passées dans la langue. On peut dire que les textes journalistiques fourmillent de ce genre d’exagération, et que les créations ne survivent que lorsqu’elles font référence à un phénomène constant. Il se passe la même chose avec les préfixes qui dénotent une petite dimension, (mini- / micro-).

Les préfixes pré- et pós- sont également très présents. Ainsi, o pré-carnaval [la période pré-carnaval], pós-carnaval [la période post-carnaval], pós-acordo de paz [après l’accord de paix], fase pré-aids [phase pré-sida].

Certains préfixes peuvent faire l’objet d’une substantivation. Ainsi le préfixe super est souvent employé comme substantif à la place de supermercado [supermarché], et vice est plus fréquemment employé que vice-presidente [vice-président] ou vice-governador [vice-gouverneur].

Alves (1994 : 28), par son observation des néologismes, arrive à la conclusion suivante : la productivité de la dérivation préfixale en portugais du Brésil serait révélatrice d’un désir d’économie discursive. Il nous semble que cette observation est tout à fait juste. C’est également le sentiment que nous avions ressenti en observant notre corpus. La flexibilité de la langue portugaise permet d’effectuer de nombreux “ raccourcis ”, en particulier en discours.

  • dérivation par suffixation

Les suffixes –ismo et –ista sont souvent employés en politique pour désigner les personnes partisanes de tel homme politique ou tel courant d’idées. Ainsi brizolista et brizolismo (de Leonel Brizola), malufismo et malufista (de Paulo Maluf), etc. Comme nous l’avons également remarqué dans notre corpus, l’utilisation parfois “ abusive ” des suffixes, et l’emploi délibéré d’un suffixe à la place d’un autre, revêt très souvent un aspect affectif (que ce soit par dévalorisation, humour, etc.). Nous pourrions citer les exemples de argentinização da inflação [argentinisation de l’inflation], favelização da Barra [apparition de bidonvilles dans le quartier Barra da Tijuca]. Ces exemples sont très difficiles à rendre en français; dans le cas de argentinização da inflação, on comprend non seulement que l’inflation risque de devenir chronique (ce qui a longtemps été le cas en Argentine), mais le fait de faire référence au “ pays ennemi ” apporte une touche négative supplémentaire. La favelização (de favela [bidonville]) désigne l’occupation progressive d’un quartier par des bidonvilles.

Il est un type de suffixation très utilisé dans le langage courant, et également dans la presse, pour former des néologismes “ en discours ”, la suffixation verbale. En effet, on peut former un verbe en rajoutant –ar ou –izar à un substantif de base. Ce type de suffixation est très utilisé dans la presse dans le contexte politique : on rajoute ainsi le suffixe –ar à un nom propre d’homme politique ou à un courant d’idées afin de désigner une pratique qui leur est liée. Alves (1994) cite les cas de malufar (de Paulo Maluf), tancredar (de Tancredo Neves), janiar (de Jânio Quadros). Ce type de formation est souvent plus satirique qu’admiratif, et pourrait la plupart du temps être rendu par l’expression “ singer ” tel ou tel personnage politique. Dans un autre registre, nous pourrions rappeler ici l’exemple du verbe zerar (de zero, verbe qui signifie, le plus souvent, [vider un compte bancaire], soit le ramener à zéro), qui a été formé sur ce principe et fait maintenant partie de la langue (il figure dans la plupart des dictionnaires de langue portugaise du Brésil).

Comme nous l’avons déjà commenté dans le cadre de notre corpus, l’utilisation des suffixes pour exprimer un aspect péjoratif est très fréquent dans la langue portugaise, et l’on va, assez naturellement, retrouver ce type de formation dans la presse. Certains suffixes ont en eux-mêmes une connotation péjorative : c’est le cas des suffixes –esco (voir l’exemple de sunabesco commenté plus haut), de –aço (cas de tarifaço, pacotaço). D’autres suffixes n’ont pas cette valeur intrinsèque, comme –óide (qui a la forme de), mais dont l’utilisation en dehors du contexte scientifique confère un caractère péjoratif à l’adjectif de base (exemple cité par Alves : delírios nacionalistóides [délires aux contours nationalistes]).

Quant aux suffixes augmentatifs et diminutifs, dont nous avons déjà commenté la forte utilisation, ils peuvent donner naissance à des créations en discours, mais aussi en langue. C’est le cas de cursinho (diminutif de curso [cours], et qui désigne une classe préparatoire à l’examen d’entrée à l’université), de intensivão (augmentatif de intensivo [intensif], qui désigne un stage intensif de préparation à ce même examen).

  • composition

Il est intéressant de constater que la banque de données constituée par Alves contient plusieurs exemples de mots composés par la juxtaposition de deux substantifs. Ainsi enredo-denúncia [scénario-dénonciation], operação desmonte [opération démontage], político-galã [homme politique-jeune premier], choque verão [choc été]. Ce type de formation est beaucoup moins fréquent en langue portugaise qu’il ne l’est, actuellement, en langue française. Il nous semble que ces exemples, tirés de textes de presse, sont des résultats du style télégraphique parfois employé par les journalistes, beaucoup plus que d’une tendance générale de la langue. On retrouve plus fréquemment, dans les créations en discours, des formations de type adjectif-adjectif (ex : lírico-humorístico [lyrique-humoristique], rítmico-harmônico [rythmique-harmonique], lesgislação partidária-eleitoral [législation partisane-électorale]. La forme de composition la plus fréquente est la composition syntagmatique, surtout dans le langage technique et scientifique, composition dont nous donnerons des exemples un peu plus bas.

  • Néologismes par conversion (ou dérivation impropre)

Il s’agit d’un type de formation lexicale par laquelle une unité lexicale subit une altération dans sa distribution, sans qu’il y ait manifestation de changements formels (Alves 1994 : 60). L’ exemple le plus fréquent de ce changement de classe grammaticale est celui des adjectifs employés comme substantifs. C’est le cas des exemples suivants extraits de notre corpus : importados [produits importés], semi-elaborados [produits semi-elaborés], importadora [société d’importation], etc. Il s’agit assez manifestement d’une ellipse du substantif, où l’adjectif assume toute la charge sémantique de l’ensemble.

Certains préfixes peuvent également subir ce type de transformation, et être utilisés en tant que substantifs. C’est le cas, par exemple, de pré-escola [école maternelle, littéralement pré-école], qui est devenu, par ellipse, pré, auquel on a ensuite ajouté le diminutif –inho pour en faire prézinho, forme très courante pour désigner l’école maternelle.

  • Néologismes sémantiques

On se trouve face à un néologisme sémantique lorsqu’une quelconque transformation sémantique s’opère sur un item lexical, sans aucun changement formel (Alves 1994 : 62). Ainsi, les métaphores, métonymies, glissements de sens, etc. peuvent donner naissance à des néologismes sémantiques suivant cette acception. On trouve dans la banque de données de Alves des exemples comme baixinhos (littéralement [personne de petite taille] qui est aujourd’hui utilisé pour désigner les enfants de manière générale) ou surfista de trem [surfeur du rail]. Ce type de néologie est relativement fréquent, et notre corpus en contient d’ailleurs de nombreux exemples : c’est le cas de pacote [train de mesures], de baque [coup dur], de rombo [trou de trésorerie], etc. Alves (1994 : 65) considère que le passage d’un item lexical d’un registre de langue à un autre constitue également un cas de néologie sémantique. Ainsi, lorsqu’un terme d’un domaine spécialisé passe dans le langage courant, mais avec une autre signification : cas de garimpar, qui signifie au départ [rechercher de l’or ou des métaux précieux], et est aujourd’hui utilisé dans le langage courant pour désigner une recherche d’informations précises au milieu d’une grande quantité de données.

On peut en effet considérer que lorsqu’un terme technique passe dans la langue commune, il subit toujours un certain changement de sens, plus ou moins important selon les cas. Il nous semble que les non-spécialistes n’utilisent pas les termes techniques avec une signification aussi “ pointue ” que peuvent le faire les spécialistes, et, ainsi, le transfert d’un terme technique vers la langue générale se ferait avec la création d’une nouvelle signification.