3.3.3.2 Emprunts

Certains secteurs de la société brésilienne sont très influencés par la culture américaine. C’est le cas, entre autres, de la presse. Ainsi, les petites annonces apparaissent sous le titre “ classificados ”, influence de l’anglais “ classified ”. On retrouve également certaines rubriques “ calquées ” sur les revues américaines, comme celle où l’on peut savoir qui, dans la semaine écoulée, est mort, né, s’est marié, a été condamné, est tombé malade, etc. Cette tendance va bien sûr se retrouver dans le langage. Nous n’avons donc pas été surprise de rencontrer un nombre assez significatif d’emprunts à l’anglais, d’autant plus que les théoriciens économiques américains ont beaucoup influencé les économistes brésiliens. Ainsi, outre des sigles comme NAFTA (North Americain Free Trade Area), EFTA (European Free Trade Association), GATT (General Agreement on Tariffs and Trade), on trouve dans notre corpus des termes comme dumping ,  holding,  joint venture, trading, leasing, free shop, franchising, qui sont également utilisés en français. Mais il est intéressant de remarquer qu’un certain nombre de termes de langue anglaise sont du domaine financier ou boursier : black, commercial paper, open, overnight, oversold. On peut noter que l’utilisation de ces termes n’est pas propre à notre corpus, car ils figurent tous, à l’exception de franchising et free shop, dans l’ouvrage Dicionário de Administração e Finanças de Sandroni (1996), une référence dans ce domaine. Le langage de la presse économique rejoint donc ici le langage des économistes. On peut par contre remarquer que, en particulier dans le domaine financier et boursier, les emprunts subsistent et n’ont pas été remplacés par des termes portugais.

Mais il y a un autre phénomène qui nous semble intéressant : il s’agit des termes “ calqués ” sur la langue anglaise. Ainsi, loja de departamento [grand magasin] est une transposition de “ department store ” . Loja de departamento, n’est pas répertorié dans un dictionnaire de langue, et le calque semble assez évident. Nous pouvons citer dans le même registre loja de conveniência formé sur l’anglais “ convenience store ” et qui désigne généralement un magasin ouvert 24 heures sur 24 où l’on trouve toutes sortes de produits de consommation courante. Ces désignations sont assez récentes, et ne se rencontrent généralement pas en portugais du Portugal (on peut néanmoins rencontrer une loja de conveniência à Lisbonne dans un quartier particulièrement touristique) qui résiste beaucoup plus aux emprunts que le portugais du Brésil. Il y a certainement un “ effet de mode ” dans ces emprunts, et une démarcation du Brésil par rapport au Portugal.

Nous pourrions également citer l’exemple de estagflação [stagflation], même si le cas est un peu différent. Ce terme a évidemment fait l’objet d’une réussite lexicale, puisqu’il apparaît dans les dictionnaires, mais cette réussite est plus ancienne et est passée par le biais d’une autre langue, l’anglais, puisque c’est dans cette langue que la création a eu lieu.

Nous avons signalé un peu plus haut, que l’utilisation d’une autre langue, en particulier la langue anglaise, dans le domaine scientifique, concourait souvent à faire de ce langage un “ langage d’initiés ”. Ceci va être, à notre avis, particulièrement sensible dans le domaine de l’économie. Dans ce chapitre, lorsque nous nous sommes livrée à l’observation des termes par domaine (économie, finances, commerce, inflation), nous avons remarqué que le domaine où figuraient le plus grand nombre d’emprunts à la langue anglaise était le domaine des finances ; ceci n’est guère surprenant. En effet, si l’homme de la rue peut maîtriser un certain vocabulaire économique (celui qui lui permettra de suivre les fluctuations des prix, de son salaire, et de pouvoir choisir parmi les différents placements financiers), les “ hautes sphères ” de la finance internationale lui restent fermées. Des termes comme overnight [taux au jour le jour] ou open [marché ouvert] sont peut-être connus de beaucoup de non-spécialistes, mais le fait qu’ils sont employés ne signifie pas que leur véritable signification est maîtrisée. On peut s’approprier un terme sans s’approprier le concept qu’il recouvre. Alves (1994 : 74) cite un article de la revue Exame du 17/01/89, qui nous semble parfaitement éclairer cet état de fait. Dans l’article cité, le journaliste remarquait comment, à travers une escroquerie financière apparue dans un feuilleton télévisé, “ monsieur tout le monde ” avait eu accès à un vocabulaire spécialisé, emprunté à l’anglais, tout en rappelant que le discours des experts restait parfaitement opaque pour les non-spécialistes. Il en concluait que “ não há dúvida de que essa dependência da língua inglesa, quase crônica no meio financeiro, reflete proporcionalmente a dependência econômica do Brasil em relação à meca do capitalismo monopolista ” [il n’y a pas de doute que cette dépendance de la langue anglaise, presque chronique dans le milieu financier, reflète proportionnellement la dépendance économique du Brésil par rapport à la Mecque du capitalisme monopoliste].

Utiliser des termes issus d’une autre langue, dans ce cas de la langue anglaise, revient donc à utiliser un langage “ codé ”, auquel n’ont accès que les initiés. Il y aurait donc plusieurs langages économiques : un langage de divulgation, accessible au plus grand nombre, et un langage d’experts, réservé aux cercles des connaisseurs.

On sait que les Brésiliens excellent dans l’art de la chronique, ou comment parler de choses sérieuses sur un ton humoristique. Qui donc pourrait le mieux résumer cet état de fait qu’un grand chroniqueur, Luis Fernando Veríssimo, dans une chronique très justement intitulée “ Le jargon ” (extrait du recueil As mentiras que os homens contam), dont nous reproduisons les premières lignes, suivies d’une proposition de traduction :

O jargão

Nenhuma figura é tão fascinante quanto o Falso Entendido. É o cara que não sabe nada de nada mas sabe o jargão. E passa por autoridade no assunto. Um refinamento ainda maior da espécie é o tipo que não sabe nem o jargão. Mas inventa.

- Ó Matias, você que entende de mercado de capitais...

- Nem tanto, nem tanto...

(Uma das características do Falso Entendido é a falsa modéstia.)

- Você, no momento, aconselharia que tipo de aplicação ?

- Bom. Depende do yield pretendido, do throwback e do ciclo refratário. Na faixa de papéis top market - ou o que nos chamamos de topi-marke –, o throwback recai sobre o repasse e não sobre o release, entende ?

- Francamente, não.

Aí o Falso Entendido sorri com tristeza e abre os braços como quem diz “ É difícil conversar com leigos... ”.

[Le jargon

Aucun personnage n’est plus fascinant que le Faux Connaisseur. C’est le type qui ne connaît rien à rien mais qui connaît le jargon. Et qui passe pour une autorité sur le sujet. Un représentant encore plus raffiné de cette espèce est celui qui ne sait même pas le jargon. Mais qui l’invente.

- Eh, Matias, toi qui t’y connais en marché de capitaux...

- Pas tant que ça, pas tant que ça...

(L’une des caractéristiques du Faux Connaisseur est la fausse modestie).

- Toi, en ce moment, tu conseillerais quel type de placement ?

- Bon. Ça dépend du yield recherché, du throwback et du cycle réfractaire. Dans le groupe des actions top market - ce que nous appelons aussi top marché - le throwback retombe sur le transfert et non pas sur le release, tu comprends ?

Franchement, non.

Et alors le Faux Connaisseur sourit tristement et hausse les épaules comme qui dirait “ C’est difficile de parler avec des ignorants... ”]