3.4.2 Différences de dénomination

Nous avons relevé dans notre corpus des “ paires ” de termes (portugais/français) qui nous semblaient, à première vue, démontrer des différences significatives de dénomination entre les deux langues, tout au moins pour ces termes choisis. Le français et le portugais sont en effet deux langues relativement proches, et de nombreux termes des deux langues ont une même origine étymologique. De même, deux termes apparemment différents peuvent en fait résulter de choix différents entre deux synonymes (c’est par exemple le cas de corretor  [agent de change] par rapport à [courtier]). Nous allons donc regarder de plus près certaines paires de termes équivalents afin de déceler d’éventuelles divergences de dénomination. Ce que nous considérons, ici, comme une différence de dénomination entre deux termes, est une différence d’éclairage conceptuel , c’est-à-dire que les éléments de nomination présents dans l’une et l’autre langue sont différents. On peut voir à ce sujet les travaux de Thoiron (1994), Thoiron et al., (1996) et Boisson (1996a).

Parmi les paires de termes portugais/français qui nous semblaient révéler des différences de dénomination, nous avons essayé d’établir des catégories, des regroupements. Ainsi, certains termes révélaient une différence éminemment culturelle entre les deux langues, alors que d’autres révélaient des divergences plutôt du point de vue linguistique. Finalement, certains termes sont issus d’étymologies différentes, ce qui, selon les cas, ne révèle pas forcément de différence de dénomination.

Parmi les termes présentant une forte charge culturelle on retrouve les termes appartenant au registre familier et ceux faisant l’objet d’une métaphorisation. Dans ces deux cas, les termes français équivalents vont, de façon assez prévisible, être assez différents, ou tout au moins, moins chargés culturellement.

Ainsi le verbe faturar, qui signifie au départ [facturer] et qui, dans une acception plus familière, prend le sens de [réaliser un chiffre d’affaires], n’a pas subi de glissement de sens en français. Ce glissement de sens est d’ailleurs particulier au Brésil, car en portugais du Portugal, le verbe facturar ne signifie que [facturer], et le substantif faturamento, dans le sens de [chiffre d’affaires], n’existe pas, puisque [chiffre d’affaires} se dit volume de negócios. L’expression realizar um volume de negócios existe en portugais du Brésil, mais son emploi est moins fréquent que celui de faturar, surtout dans les textes de presse (cette expression ne figure d’ailleurs pas dans notre corpus).

Le cas de pacote est assez intéressant. Son équivalent français [train de mesures], par l’image du “ train ”, donne plutôt une idée de mesures prises progressivement, l’une après l’autre, et arrivant sur des rails. Quant au portugais, le “ paquet ” de mesures arrive en une seule fois, on peut supposer qu’il est lourd et encombrant, et on ne sait pas forcément ce qui se cache à l’intérieur.

Les exemples commentés plus haut de rombo (de caixa) [trou de trésorerie], tombo [chute] et baque [coup dur] sont moins significatifs, dans la mesure où leurs équivalents français relèvent du même processus. Rombo désigne effectivement un trou, tombo une chute. Baque, est en fait une onomatopée et évoque le bruit d’une chute, et non pas un coup comme le français [coup dur]. Quoi qu’il en soit, il nous semble important de noter que, s’agissant de termes familiers utilisés dans un contexte particulier, les équivalents donnés ne sont que des propositions d’équivalence.

Nous aimerions à présent commenter un certain nombre de “ paires ” de termes qui, parce qu’ils étaient de forme assez différente, ont attiré notre attention.

  • à vista / au comptant

on peut remarquer avant tout que l’expression à vista a un équivalent exact en français, [à vue], bien que son utilisation soit plus restreinte que celle de [au comptant]. De même, il existe en portugais l’expression de contado, mais elle est aujourd’hui très peu utilisée. On peut donc dire que la langue portugaise a préféré le paiement que l’on voit (à vista) à celui que l’on compte (au comptant). On peut remarque que, dans le cas du portugais, on a préféré l’aspect sensoriel, physique, alors que le français a privilégié l’aspect intellectuel.

  • casa de câmbio / bureau de change

la différence se situe ici sur les termes casa [maison] / bureau. On peut remarquer que la langue portugaise utilise beaucoup plus souvent le mot casa que la langue française n’emploie le mot [maison]. Ainsi, les expressions casa da moeda [hôtel de la monnaie], casa comercial [maison de commerce], terme toujours vivace en portugais, dans un autre registre em casa pour [chez], ou casa dos botões [boutonnière, littéralement maison des boutons].

  • concorrência / appel d’offres

le terme concorrência a également le sens de [concurrence], mais il est également souvent utilisé, dans le contexte qui nous intéresse, dans le sens de [appel d’offres]. La vision du même processus est assez différente dans les deux langues : dans le cas du portugais, les entreprises susceptibles de remporter un marché sont en concurrence, alors que dans le cas du français, le fournisseur du marché lance un appel afin que des entreprises lui fassent des offres.

  • estatal / entreprise publique

    estatizar / nationaliser

    desestatização / dénationalisation

en portugais, on retrouve la base “ état ”, alors que le français privilégie la base “ nation ” ou “ public ”. Les termes nacionalização pour le portugais, et “ étatisation ” pour le français existent, mais sont peu utilisées. Dans le cas du portugais, on considère qu’une entreprise est la propriété de l’état, alors que la langue française penche plutôt pour la propriété du pays (“ nation ”), voire du public. Remarquons d’ailleurs que le terme français “ étatisation ” peut avoir une connotation assez négative, dans le sens où il peut évoquer une certaine appropriation par l’état des moyens de production. Nous ne nous risquerons pas à affirmer que cela dénote une vision différente de la réalité de la part des Brésiliens et des Français, même si, pour des raisons historiques et culturelles, le peuple brésilien se sont souvent “ dépossédé ” des biens publics au profit de la classe politique. Néanmoins, nous pensons qu’il s’agit d’une divergence assez révélatrice.

  • entressafra / soudure

le terme portugais est formé de “ entre ” + “ safra ” [récolte], et signifie donc littéralement [l’entre récolte]. Quant au terme français, il désigne plutôt la jonction entre le stock d’une récolte et l’arrivée de la nouvelle récolte, et désigne une action qui réunit deux éléments séparés, alors que le portugais met l’accent sur la période écoulée, sur l’aspect temporel.

  • empresário / homme d’affaires, chef d’entreprise

empresário, de empresa [entreprise] + -ário, nous semble un exemple assez représentatif des “ raccourcis ” que permet l’utilisation des préfixes. En effet, à partir de empresa [entreprise], on crée un terme qui peut avoir plusieurs significations : celui qui dirige l’entreprise, ou de façon plus générale celui qui travaille dans le milieu des entreprises (on peut remarquer que empresário a, dans notre contexte, plus souvent le sens de [homme d’affaires] que celui de [chef d’entreprise]). Mais, que ce soit avec le sens de [homme d’affaires] ou avec le sens de [chef d’entreprise], le terme portugais empresário et ses équivalents en français ne “ fonctionnent ” pas de la même façon. Dans le sens [homme d’affaires], le terme français se construit autour de la notion d’affaires, alors que le portugais le fait autour de la notion d’entreprise. Dans le cas de [chef d’entreprise], le français insiste sur la notion de chef, alors qu’en portugais on retient plutôt la notion de “ celui qui s’occupe de l’entreprise ”.

  • empreiteira / constructeur, promoteur immobilier

si l’on regarde la construction de empreiteira, on peut isoler les éléments em + preito + eira ( em preito de littéralement [pour le compte de]) ; le premier sens de ce terme est ainsi celui d’une entreprise qui réalise des travaux pour le compte d’autrui. Nous pensons qu’il s’est opéré un raccourci sémantique pour que ce terme ait aujourd’hui très souvent le sens de [constructeur / promoteur immobilier]. Si l’on observe les contextes d’actualisation de empreiteira, c’est effectivement ce dernier sens qui ressort. Le français est dans cet exemple beaucoup plus explicite ; le terme portugais fait en effet l’économie de “ immobilier ”, qui est pourtant présent de façon implicite. On peut d’ailleurs remarquer que, dans ce cas, on a fait l’ellipse du terme le plus significatif, “ immobilier ”.

  • globalização / mondialisation

on peut ici se demander si le terme portugais n’a pas subi l’influence de l’anglais “ global ”, car on trouve d’autre part le substantif mundo [monde] et l’adjectif mundial [mondial], bien que *mundialização n’ait pas été rencontré, ni en contexte, ni dans des ouvrages spécialisés. On parle également de aldeia global (littéralement [le village global /mondial]) lorsque l’on se réfère à la croissante intégration des communications au niveau mondial, notamment grâce à Internet. Pour ce qui est de ces deux utilisations de global plutôt que de mundial, nous penchons personnellement plus vers une influence directe de l’anglais.

  • loja de departamento / grand magasin

le terme portugais est claqué sur l’anglais “ department store ” (tout comme loja de conveniência / convenience store). On peut tout de même noter que, dans le cas du portugais loja de departamento, on insiste sur la variété de produits vendus, organisés en sections / départements, alors que le français [grand magasin] insiste sur la taille. Mais il convient de rappeler que, au départ, il s’agit d’une distinction entre l’anglais et le français, le terme portugais étant un calque.

  • lojista / commerçant

lojista, formé de loja [magasin] + ista peut avoir comme équivalent [boutiquier], car il désigne “ celui qui est propriétaire, qui tient un magasin de commerce ”. Le terme [commerçant ] dans le sens de “ celui qui exerce une activité de commerce ” est plus général que lojista, mais les contextes d’actualisation de lojista font qu’il peut être considéré comme équivalent de [commerçant]. Il est intéressant de remarquer que le terme comerciante figure également dans notre corpus, mais sa fréquence (8) est moins élevée que celle de lojista (18). Ce qui fait que, du moins dans notre corpus, on semble préférer le terme qui fait référence au lieu (loja [magasin]) plutôt qu’à l’activité (commerce).

  • pregão / corbeille (contexte boursier)

pregão (du verbe apregoar [proclamer]) peut avoir le sens de [ban, proclamation]. Dans le contexte boursier, il désigne l’annonce faite à voix haute, par les agents de change, du prix de vente des actions, et par extension le lieu où se réalisent ces transactions. Quant au français [corbeille], il désigne le même lieu, mais le “ cheminement ” de la dénomination est différent. La définition de “ corbeille ” donnée par le Dictionnaire d’Economie (Paulet, 1992 : 52) est la suivante : “ balustrade située au centre du palais de la Bourse de Paris, véritable criée où les agents de change avaient seuls le droit de s’appuyer (...) Matériellement, la corbeille n’existe plus depuis 1987. Elle a cédé la place à des ordinateurs. Le terme est aujourd’hui toujours employé pour désigner la Bourse ”. La présence du mot “ criée ” nous semble particulièrement intéressante, car il équivaut au portugais pregão. Mais l’on a, dans un cas, privilégié l’acte de proclamer, de crier, alors que dans l’autre l’analogie s’est faite avec le lieu. On peut noter que le français fonctionne comme le portugais en ce qui concerne le lieu où se vend le poisson, puisque pregão et [criée] sont équivalents.

  • leilão / vente aux enchères

le portugais leilão vient de l’arabe “ alã’lãm ” signifiant [avis, annonce]. Le terme portugais s’attache donc plus à l’idée d’annonce publique du prix de vente, alors que le terme français insiste sur l’enchérissement de l’offre d’achat. Il est intéressant de remarquer que, tout comme dans l’exemple cité plus haut de à vista / [au comptant], on privilégie, dans le cas du portugais, l’aspect physique (vocal), et dans le cas du français, l’aspect plus intellectuel.

  • varejo /détail

varejo, de vara, littéralement [gaule] ou [baguette], d’où le verbe varejar [auner]. Le terme varejo dans le sens de “ commerce de détail ” vient donc du verbe varejar, dans le sens de [auner] (le tissu). Quant au français [détail], il provient de “ détailler, couper en morceaux ”. Les deux termes sont donc assez proches, mesurer pour le portugais, couper pour le français, dans les deux cas on retrouve l’idée de “ séparer une partie, une certaine quantité, d’une quantité plus grande ”. On peut remarquer que le terme varejo dans le sens de [commerce de détail] est essentiellement employé au Brésil. Le portugais du Portugal utilise plutôt le terme retalho, équivalent du français [détail]. A noter que, pour ce qui est de atacado [commerce de gros], dans les deux langues on retrouve la notion de “ grande quantité ”, puisque le portugais provient du verbe atacar [charger, remplir en grande quantité].

Parmi d’autres cas de termes présentant une étymologie différente, nous pouvons citer les exemples suivants :

  • poupança / épargne

    ces deux termes ont une forme très différente ; le portugais poupança vient en effet du latin palpare [toucher] alors que le français épargne vient du mot germanique sparanjan signifiant [épargner] dans le sens de [ne pas tuer].

  • juros / intérêts

    le portugais vient du latin juris [droit], alors que le français vient du latin interest [ce qui importe]

  • verba / subvention

    le portugais provient du latin verba [mot] et par extension, en langue portugaise, [somme d’argent destinée à une fin déterminée]. Le français [subvention] vient du latin subvenire [venir au secours de].

  • freguês / client

    freguês signifiait au départ [fils de l’église, paroissien] ( freguesia a toujours le sens de [paroisse]), et par extension [celui qui fréquente habituellement un établissement, qui achète d’une certaine personne]. Le français client désigne [celui qui a recours aux services de quelqu’un]. On peut noter que le terme freguês est réservé au “ petit commerce ”, à celui qui fréquente effectivement un magasin, alors que cliente est plus général, tout comme le français [client]. On peut ici remarquer que freguês et cliente sont présents dans notre corpus avec des fréquences sensiblement équivalentes (7 et 9 respectivement).

  • sonegação / fraude (fiscale)

    sonegação vient du latin subnegare [occulter], et [fraude] de fraus [tromperie, erreur], soit un exemple de plus où le portugais privilégie l’aspect physique, alors que le français privilégie l’aspect intellectuel.

De cette étude comparative de termes portugais de notre corpus et leurs équivalents en français il apparaît que :

  • la structure des termes complexes est sensiblement la même dans les deux langues ;

  • on peut noter une influence assez nette de l’anglais pour certains termes : loja de departamento, loja de conveniência, globalização, influence que l’on ne retrouve pas en français dans ce contexte précis ;

  • lorsque deux termes synonymes sont en concurrence, le portugais du Brésil a tendance à utiliser celui qui est le plus éloigné du français : à vista (B) / de contado (P) [au comptant], varejo (B) / a retalho (P) [commerce de détail], atacado (B) / por grosso (P) [commerce de gros] ;

  • le portugais effectue un certain nombre de “ raccourcis ” par ellipse d’un terme : os importados pour [les produits importés], montadora pour [usine de montage], seguradora pour [compagnie d’assurance], par exemple ;

  • la productivité des suffixes en langue portugaise permet également d’effectuer des raccourcis difficiles à réaliser en français : ainsi les extensions d’une base comme leilão / leiloar / leiloeiro [vente aux enchères / vendre aux enchères / commissaire priseur], varejo / varejão / varejista [commerce de détail / magasin d’usine / détaillant], empresa / empresário / empresariado [entreprise / homme d’affaires / patronat] ne présentent pas la même unité formelle en français ;

  • la valeur affective des suffixes diminutifs et augmentatifs est très difficile à rendre en français. Ainsi [série d’augmentations tarifaires] semble bien “ faible ” face à tarifaço.

  • étant donné ces deux derniers points, on remarque que, d’un point de vue formel, les termes français sont souvent plus longs, ou plus complexes, que les termes portugais, ceci parce que les raccourcis évoqués plus haut sont rarement possibles en français ;

  • la familiarité de certains termes portugais ne peut être rendue en français ; mais ceci est plus un problème culturel que linguistique.

La conclusion la plus importante de cette étude comparative nous semble être, beaucoup plus que les aspects linguistiques qui ne constituent pas un “ blocage ” à l’établissement d’équivalences entre les deux langues, la grande différence de traitement donné à l’information et donc aux termes du domaine économique commercial, particulièrement dans un contexte de presse. En fait, il nous semble que, dans certains cas, ce ne sont pas seulement les dénominations qui changent, ce sont les conceptualisations. En effet, derrière des termes différents, on sent une conceptualisation différente, une façon différente d’appréhender la réalité. Une réalité qui, dans le cas qui nous intéresse, n’est pas la même dans les deux pays. Il est donc compréhensible que cette réalité soit vue à travers des filtres différents, et donne naissance à des concepts différents.