4.1 QU’EST-CE QU’UNE LANGUE DE SPÉCIALITÉ ?

Il nous semble d’autant plus difficile de parvenir à une définition de l’expression “ langue de spécialité ” qu’il n’y a pas de consensus sur l’appellation : suivant les auteurs, on parle de langue spécialisée, de langue de spécialité, de langage technique, de vocabulaire spécialisé, de vocabulaire scientifico-technique, etc. De manière très générale, Galisson et Coste donnent des “ langues de spécialité ” la définition suivante :

Expression générique pour designer les langues utilisées dans des situations de communication (orales ou écrites) qui impliquent la transmission d’une information relevant d’un champ d’expérience particulier.

(Galisson et Coste 1976 : 511)’

Quant à Lerat, pour lui :

La notion de langue spécialisée est [plus] pragmatique : c’est une langue naturelle considérée en tant que vecteur de connaissances spécialisées.

(Lerat 1995 : 20)’

La définition donnée par Dubois et al. est la suivante :

On appelle langue de spécialité un sous-système linguistique tel qu’il rassemble les spécificités linguistiques d’un domaine particulier.

(Dubois et al. 2001 : 40)’

De façon générale, on peut donc dire que les langues de spécialité sont des vecteurs de connaissances spécialisées. Mais outre le fait que cette remarque est pour le moins “ évidente ”, on peut se demander par rapport à quoi une langue est dite spécialisée ; si une langue de spécialité se définit par rapport à la langue commune, quelles relations les unissent ? Les langues de spécialités sont-elles des sous-ensembles de la langue commune, des variantes lexicales de la langue commune (dans le sens où seul le lexique ferait la différence entre langue commune et langue de spécialité)? Il convient de préciser que nous entendons par “ langue commune ” la langue non-marquée, non-spécialisée ‘(“ Langue de spécialité s’oppose à langue commune ” Dubois et al. 2001 : 440)’, et que “ langue générale ” désignerait la totalité de la langue, c’est-à-dire “ langue commune ” + “ langues de spécialité ”. Pour Cabré (1998 : 112), entre la langue commune et les langues de spécialité, il existe une différence de degré plutôt que de nature, et la spécificité des langues de spécialité se manifeste surtout au niveau de l’usage. Ainsi :

Les unités de la langue commune sont employées dans les situations que l’on peut qualifier de non-marquées, (...) les situations dans lesquelles on emploie les langues de spécialité peuvent être considérées comme marquées.

(Cabré 1998 : 115)’

On retomberait donc sur les définitions très générales données un peu plus haut : les langues de spécialité se distingueraient de la langue commune par leurs situations d’utilisation et par le type d’information qu’elles véhiculent. Il convient de remarquer la circularité de ces définitions, ce qui traduit la difficulté de définir précisément la notion de “ langue de spécialité ”.

On trouve dans Cabré (1998 : 118-121) un regroupement des différentes définitions des langues de spécialité selon trois positions :

  • “ les langues de spécialité sont des codes de type linguistique, différenciés de la langue commune, constitués de règles et d’unités spécifiques ”. Selon cette position, une langue de spécialité serait donc une langue à part entière ; mais dans ce cas, comment établir une frontière nette entre langue de spécialité et langue commune, et “ les phénomènes linguistiques qui différencient la langue de spécialité de la langue commune sont-ils suffisamment importants pour maintenir cette séparation ” ? Cette conception nous semble trop “ exclusive ” ; en effet, si une langue de spécialité était un véritable code spécifique, elle serait difficilement compréhensible par un non-spécialiste qui ne connaît pas ce code, or ce n’est pas toujours le cas. De plus, un discours scientifique de vulgarisation, donc d’un degré de spécialisation moindre, et compréhensible par un grand nombre de locuteurs, entrerait-il toujours dans cette conception ?

  • une autre position, qui est plutôt celle des linguistes théoriques ou descriptifs, considère que ‘“ toute langue de spécialité est une simple variante de la langue générale ” (Cabré 1998 : 119)’, voire une simple variante lexicale. Ainsi, il n’y aurait pas de langue de spécialité à proprement parler, mais seulement des vocabulaires spécialisés. Le fait de ne voir dans les langues de spécialité que des vocabulaires spécialisés nous semble un peu restrictif. C’est oublier leur potentiel de communication, et les “ décontextualiser ”. De plus, c’est oublier qu’une langue de spécialité peut utiliser des moyens non lexicaux voire extra-linguistiques : illustrations, formules mathématiques, etc.

  • finalement, ‘“ les langues de spécialité seraient des sous-ensembles, fondamentalement pragmatiques, de la langue dans son sens global ” (Cabré 1998 : 119)’. Cette notion de “ sous-ensemble ” nous semble très intéressante, car elle sous-entend que la langue commune et les langues de spécialité peuvent partager certains éléments, et qu’elles sont perméables les unes aux autres. Ainsi, ‘“ les langues de spécialité sont en relation d’inclusion par rapport à la langue générale et en relation d’intersection avec la langue commune ” (Cabré 1998 : 126)’. La notion de “ langue générale ” désigne ici la langue dans son ensemble (langues de spécialité + langue commune), et la notion de “ langue commune ” désigne la langue non marquée, celle des échanges quotidiens non spécialisés. Ce même auteur (1998 : 120) souligne le fait que cette conception se fonde sur le principe qu’il est difficile de définir les langues de spécialité selon des critères uniquement linguistiques, leur côté pragmatique étant fondamental. Les langues de spécialité seraient ainsi des systèmes sémiotiques complexes, semi-autonomes, utilisés dans un contexte spécifique et pour des besoins spécifiques, c’est-à-dire communiquer des informations de nature spécialisée ; cette communication d’information peut se faire dans un cercle restreint de spécialistes, ou être dirigée à des non-spécialistes (vulgarisation).

‘Chez Rondeau (1983 : 23), on retrouve l’idée selon laquelle les langues de spécialité seraient surtout liées au lexique : “ il faut noter d’abord que les expressions “ langue de spécialité ” et “ langue commune ” ne recouvrent qu’un sous-ensemble de la langue, celui des lexèmes ”’. Cette position est compréhensible, Rondeau s’intéressant plus aux termes qu’aux langues spécialisées dans leur ensemble. Mais le schéma qu’il présente (Rondeau 1983 : 25) sur les relations entre langue commune et langues de spécialité nous semble très pertinent. Il souligne en effet la perméabilité des frontières entre langue commune et langues de spécialité, et entre langues de spécialité de différents domaines. Cette “ mobilité ” des termes nous paraît un concept essentiel, que ce soit de la langue commune vers les langues de spécialité ou dans le sens inverse. Mais cette mobilité des termes entraîne souvent une modification de signification. Un terme, lorsqu’il passe dans la langue commune, prend souvent un sens légèrement différent, moins “ pointu ” que dans la langue de spécialité dont il est issu. On retrouve cette idée d’ “ étirement du sens ” chez plusieurs auteurs, notamment Meyer et Mackintosh :

Lorsqu’il est repris par la langue générale, un terme adopte un sens plus large que lorsqu’il est confiné à un domaine spécialisé.

(Meyer et Mackintosh 2000 : 199)’

L’univocité terme-notion, à laquelle les terminologues sont attachés, est rarement respectée dans les discours non-spécialisés. En effet, il est compréhensible qu’un non-spécialiste utilise un terme avec une signification altérée, que ce soit par manque de maîtrise du domaine d’expérience, ou par volonté délibérée (les termes médicaux, par exemple, sont souvent utilisés en langue commune de façon métaphorique). De plus, comme nous l’avons déjà souligné dans le chapitre 1, la monosémie du terme n’est pas toujours respectée, y compris dans les discours spécialisés. L’actualisation des termes en discours les “ expose ”, en quelque sorte, à la polysémie. Dans l’autre sens, des unités lexicales de la langue commune peuvent devenir des termes, mais là aussi, leur signification va être différente (métaphore ou glissement de sens). La mobilité des termes se ferait donc au prix d’une altération de sens. Cette altération se ferait avec un gain de signification dans le sens langue de spécialité → langue commune (non-respect de la monosémie, “ interprétation ” de sens), et avec une réduction de signification dans le sens langue commune → langue de spécialité (parmi tous les sens possibles d’une unité lexicale, un seul est actualisé en langue de spécialité). On rejoint ici Pavel (1991) :

Les mots de la langue commune acquièrent un sens restreint ou spécialisé en passant dans l’usage d’un groupe particulier, et inversement, ils élargissent leur sens, deviennent plus généraux lorsqu’ils sont adoptés par un cercle plus étendu, de sorte que la généralité d’un sens est souvent proportionnelle à l’étendue du groupe qui l’emploie.

(Pavel 1991 : 44)’

Une autre remarque de ‘Rondeau (1983 : 24) qui nous semble fondamentale est le fait que plus on s’éloigne de la langue commune pour aller vers les sphères des vocabulaires ultra-spécialisés, plus le nombre de locuteurs diminue : “ le vocabulaire ultra-spécialisé des techniques de pointe et de la recherche d’avant-garde est utilisé par un nombre relativement restreint d’initiés ”’. Le terme “ initiés ” est pour nous un terme-clé, dont nous nous servirons dans la suite du présent travail. En effet, comme le dit Lerat (1995 : 135), le vocabulaire ultra-spécialisé, ou jargon, est une barrière entre les initiés et les non-initiés. Les non-spécialistes ont accès à la zone mitoyenne des langues de spécialité (toujours selon le schéma de Rondeau (1983 : 25)), éventuellement à la zone centrale (processus de vulgarisation), mais pas à la zone des ensembles ultra-spécialisés. Il existe donc des degrés de spécialisation au sein des langues de spécialité. C’est également un concept sur lequel nous reviendrons.

D’un point de vue sémantique, les langues de spécialité se caractérisent par une recherche de la monosémie. Ainsi, en terminologie, l’univocité notion-terme est primordiale, et ceci d’autant plus que l’on se situe dans la sphère des vocabulaires ultra-spécialisés. Inversement, lorsqu’on se rapproche de la langue commune, c’est-à-dire lorsqu’on se situe à un degré de spécialisation moins élevé, la monosémie peut être moins respectée, et l’on peut se trouver face à des cas de synonymie, tout au moins partielle. C’est par exemple le cas des spécialités dont le vocabulaire n’a pas fait l’objet d’une normalisation, et où un même concept peut avoir plusieurs dénominations, suivant les auteurs ou suivant les courants de pensée. La terminologie s’attache plus au concept (qui est extralinguistique) qu’au signifié (qui est linguistique), ainsi ‘les langues de spécialité “ forcent à concevoir la sémantique de façon non-ethnocentrique, du fait de l’universalité potentielle des notions scientifiques et techniques ” (Lerat 1995 : 29)’. Mais là encore, le degré de spécialité va avoir une incidence. Les champs notionnels sont structurés sur la base de relations logiques, et les champs lexicaux, structurés à partir de signifiés, ne correspondent pas toujours à cette “ logique ”, et ceci d’autant plus que l’on se rapproche de la sphère de la langue commune. Ainsi, l’affirmation de ‘Lerat (1995 : 83) selon laquelle “ la sémantique des langues de spécialité est [donc] plus simple que celle des langues en général ”’ ne se vérifierait qu’en partie. La prévisibilité sémantique, notamment des groupes syntagmatiques, est réelle dans le cadre de disciplines précises. Ainsi, dans le domaine qui est celui de notre travail, casa dans casa de câmbio [bureau de change] ne signifie pas [maison] mais seulement une des significations possibles de cette unité, c’est-à-dire [établissement de commerce]. La polysémie des unités lexicales de la langue commune est en effet réduite dans les langues de spécialité, un seul sens étant généralement actualisé. Mais la polysémie ne disparaît pas complètement lorsqu’on se situe dans une spécialité. Par exemple, dans notre corpus, concorrência a deux significations, l’une correspondant au français [concurrence], et l’autre correspondant à [appel d’offres]. De même, orçamento peut avoir le sens de [budget] et celui de [devis]. Il nous semble donc possible de dire que plus le degré de spécialité d’une langue se réduit, plus cette langue présente des caractéristiques propres à la langue commune, notamment au niveau sémantique.

Il est un aspect des langues de spécialité qui nous intéresse particulièrement, c’est celui de l’enseignement, dans le cadre de l’enseignement de langues étrangères. Notre expérience de l’enseignement de langue en formation continue nous a montré que les besoins des apprenants s’orientaient effectivement vers une utilisation professionnelle de la langue étrangère. Nous ne nous attacherons pas aux besoins des scientifiques, leur situation nous semblant un peu différente. En effet, comme on peut fréquemment le remarquer, les spécialistes du même domaine, même lorsqu’ils sont de langue différente, se comprennent avec plus de facilité que deux locuteurs ne partageant pas la même spécialité. De même, un scientifique lira assez aisément des articles de sa spécialité dans une autre langue, même s’il est bien en peine de tenir la moindre conversation dans cette même langue. La compétence en langue de spécialité ne se limite absolument pas à une compétence linguistique, et pour comprendre un texte de spécialité il est tout aussi utile d’être spécialiste du domaine que de maîtriser la langue. Ainsi, ces deux compétences, linguistique et spécialisée, sont indissociables.

Nous nous intéresserons plutôt aux besoins langagiers en contexte professionnel : réaliser efficacement une tâche déterminée, dans sa langue ou dans une langue étrangère. Pendant longtemps, l’enseignement des langues de spécialité s’est limité à un enseignement de vocabulaire spécialisé (rejoignant ainsi la conception selon laquelle une langue spécialisée est avant tout un vocabulaire spécialisé). Ceci a par exemple été noté par Gentilhomme : ‘“ la théorie didactique prégnante, à cette époque [1960], était que l’étudiant devait d’abord posséder la langue usuelle, puis compléter le vocabulaire courant par une terminologie technoscientifique appropriée ” (Gentilhomme 2000 : 58)’. Les méthodes de langue commerciale, par exemple, se présentaient essentiellement comme des glossaires thématiques. Ce type de méthode n’existait d’ailleurs qu’à partir du niveau intermédiaire, on présupposait une acquisition de la langue commune avant d’aborder une langue de spécialité. L’aspect communicatif de la langue était très souvent laissé de côté, l’apprentissage semblait ainsi cloisonné : la langue commune pour communiquer, le vocabulaire spécialisé venant se greffer sur la langue commune. Les choses ont changé depuis déjà plusieurs années. L’enseignement des langues étrangères de spécialité est vu comme un enseignement sur objectif spécifique (expression calquée sur l’anglais language for special purpose). On rejoint ici, il nous semble, la conception de langue de spécialité comme vecteur de connaissance spécialisée. On ne sépare plus vocabulaire spécialisé et langue commune, la langue de spécialité étant incluse dans un “ savoir-faire de spécialité ” de façon plus globale et plus pragmatique. Il existe d’ailleurs des manuels de langue de spécialité (par exemple, de français commercial), dès le niveau débutant. Les objectifs d’apprentissage et de communication sont donc dès le départ réalisés dans la spécialité. On rejoint ainsi Lerat (1995), qui parle non plus de langue de spécialité mais de langue en spécialité, et ce concept nous semble fondamental.

L’évolution de l’orientation méthodologique générale de la didactique du français de spécialité est fort bien rendue dans l’ouvrage de Lehmann (1993). Ainsi, les premières tentatives de formalisation de ce type d’enseignement étaient essentiellement focalisées sur le vocabulaire, comme en témoigne l’élaboration, en 1971, du Vocabulaire Général d’ Orientation Scientifique, inventaire lexical mené selon les principes issus du Français Fondamental. Un dispositif pédagogique plus large, visant à l’enseignement des langues de spécialité, établissait les étapes suivantes : au niveau I, les bases de la langue usuelle ; au niveau II, un français de tronc commun scientifique, basé sur le Vocabulaire Général d’Orientation Scientifique ; au niveau perfectionnement, les langues spécialisées par disciplines, à l’aide de “ vocabulaires d’initiations ”. (Lehmann 1993 : 91-92). On retrouve ici les principes énumérés plus haut : on apprend d’abord la langue usuelle, pour ensuite la compléter par un apprentissage de vocabulaire spécialisé.

On a ensuite évolué vers le “ français fonctionnel ”, qui rejetait, entre autres, l’apprentissage “ à trois étages ” évoqué plus haut, et la détermination des contenus d’apprentissage par “ comptages lexicaux ” (Lehmann 1993 : 97). Ce français fonctionnel était un enseignement du français dans un but précis, en fonction d’un public et pour des objectifs précis. Dans cette même optique, le français instrumental, destiné à permettre la lecture de textes scientifiques écrits en français, se proposait de ‘“ mettre l’enseignement des langues étrangères au service du développement scientifique et technologique ” (Lehmann 1993 : 101).’

La tendance actuelle se retrouve sous l’appellation “ Français sur Objectifs Spécifiques ”, orientation essentiellement centrée sur l’apprenant, et qui consiste, en un premier temps, en une analyse précise des besoins du public concerné, pour ensuite traduire ces besoins en objectifs. Remarquons que ces objectifs d’apprentissages ne sont pas seulement linguistiques, mais beaucoup plus vastes, pouvant être communicationnels, culturels, etc. C’est donc essentiellement, comme nous l’avons dit, la langue de spécialité comme vecteur de connaissance, dans son ensemble, qui est visée.

La rétrospective présentée par Binon (2000), qui rend compte de 25 ans d’enseignement du français des affaires, montre assez bien quelles ont été les évolutions dans ce domaine. L’auteur remarque que l’approche didactique des langues de spécialité est devenue de plus en plus communicative (rejoignant en cela la didactique de la langue commune) : les exercices lexicologiques systématiques ont évolué vers des activités de résolutions de problèmes, l’apprentissage a été axé sur l’acquisition de savoir-faire, etc. Il souligne encore l’intérêt qu’il y a à orienter l’enseignement vers des “ situations-problèmes ”, où l’apprenant doit ‘“ effectuer des tâches pour lesquelles il doit mobiliser à la fois ses connaissances économiques, discursives, stratégiques et linguistiques’ ”, et ‘“ ce type d’activité offre le grand avantage de lancer un défi intellectuel à l’apprenant qui doit réfléchir en langue étrangère et qui ne peut plus se contenter d’imiter et de reproduire ” (Binon 2000 : 29).’