4.2 LA LANGUE PORTUGAISE EN TANT QUE VECTEUR DE SCIENCE ET TECHNOLOGIE

4.2.1 Situation actuelle

Avec 200 millions de lusophones, la langue portugaise peut difficilement être classée parmi les langues dites “ minoritaires ” quant au nombre de ses locuteurs. Toutefois, elle reste une langue parlée dans peu de pays (le Brésil est peut-être un “ géant ” quant à son étendue et à sa population, mais il est le seul pays lusophone d’Amérique), et son poids économique et culturel reste faible. Si l’on reconnaît depuis longtemps la valeur littéraire des auteurs de langue portugaise (le prix Nobel de José Saramago a ainsi été une formidable reconnaissance), le portugais reste une langue peu enseignée et donc peu parlée par des locuteurs non-natifs. La situation en Amérique du Sud est, à ce titre, assez différente de celle de l’Europe, en raison de la place occupée par le Brésil. En effet, les hommes d’affaires argentins ou chiliens en relation avec le Brésil parlent portugais depuis longtemps (remarquons que leurs homologues brésiliens ont “ résisté ” pendant de nombreuses années à l’apprentissage de l’espagnol, et que la situation n’a changé que depuis quelques années) ; il en est de même pour les nombreux étudiants venus du Pérou, de Bolivie, d’Argentine, du Chili, etc. pour fréquenter les université brésiliennes. En Europe, la langue portugaise continue à n’être associée, souvent, qu’au Portugal. Si cette langue est enseignée dans le secondaire en France, cet enseignement est presque exclusivement destiné aux descendants d’immigrés, et il ne s’agit pas d’un véritable enseignement de langue étrangère. Par contre, en formation continue, il existe une vraie demande de la part de cadres commerciaux travaillant en relation avec le Brésil ; c’est d’ailleurs à ce public que se destine le dictionnaire portugais / français que nous proposons, public que nous connaissons bien pour avoir enseigné le portugais en entreprise pendant plusieurs années.

Mais le portugais est loin d’être une langue internationale, et ce n’est certes pas sa vocation. Toutefois, cet état de fait nous conduit à nous poser une série de questions quant au rôle que peut jouer cette langue dans le monde scientifique. En effet, quelle divulgation peut espérer un chercheur brésilien ou portugais qui écrit dans sa langue ? On relève ainsi une série de raisons, objectives ou non, qui freinent l’utilisation de la langue portugaise dans les publications scientifiques. La principale raison objective est, justement, le problème de la divulgation ; un article écrit en portugais ne pourra être lu que par des lusophones, et le nombre des lusophones non-natifs est, nous le savons, assez réduit. Les chercheurs brésiliens ou portugais sont donc amenés à écrire en français ou en anglais lorsqu’ils visent un public international.

Celani et al. (1993) ont effectué une recherche portant sur l’utilisation de l’anglais dans le contexte académique brésilien. Dans un article où les auteurs relatent une partie des résultats de cette recherche, on peut trouver certains paramètres qui illustrent assez bien la situation : on peut remarquer tout d’abord que les auteurs partent de la constatation que ‘“ a Brazilian researcher must use English in order to become a reading and writing member of the community, and an ability to communicate in a foreign language is a necessary corollary of research comptetence ” (Celani ’ ‘et al’ ‘. 1993 : 33)’. La recherche a, entre autres, montré qu’il existe une différence significative entre, d’une part, les domaines de spécialité, et, d’autre part, le niveau d’études des étudiants. Ainsi, si l’on établit une échelle croissante de l’utilisation de l’anglais, on trouverait au bas de l’échelle, les humanités, suivies des sciences sociales, des sciences exactes, et finalement, en haut de l’échelle, les sciences de la vie. De même, plus on avance dans le niveau d’études, plus la langue anglaise est utilisée. Une étude plus fine par discipline a montré que la discipline ayant le plus recours à l’anglais est l’informatique, suivie des sciences de la vie (médecine, biologie, agronomie), puis de la physique et de la chimie. Pour ce qui est de la bibliographie, les enseignants de premier et second cycles ont indiqué les faits suivants : 58% des enseignants proposent à leurs étudiants une bibliographie uniquement en portugais, et 37% ne proposent aucune bibliographie en anglais (parmi les autres langues présentes dans les bibliographies figurent l’espagnol, le français et l’italien) ; seuls les enseignants d’informatique proposent une bibliographie avec de nombreux titres en anglais. La situation pour le troisième cycle est bien différente : 31% des enseignants proposent une bibliographie uniquement en anglais, alors que seulement 5% ne proposent aucun titre en anglais. A la question “ considérez-vous que la capacité de vos étudiants à lire en anglais est essentielle, souhaitable ou inutile ? ”, on remarque que pour les humanités, les enseignants considèrent que la connaissance de l’anglais est essentielle à 77%, chiffre qui monte à 93% pour les sciences exactes, et à 100% pour les sciences de la vie.

On ne peut effectivement nier l’importance, pour un étudiant ou chercheur lusophone, de maîtriser une ou plusieurs langues étrangères. C’est la condition qui lui permettra d’avoir accès aux publications internationales, surtout si son domaine de spécialité fait partie des sciences exactes ou des sciences de la vie. Mais outre ces raisons objectives, il nous semble qu’il existe également une raison plus subjective, donc discutable : écrire en anglais ou en français fait plus “ sérieux ” que d’écrire uniquement en portugais, et permet ainsi de se démarquer. Notre intention n’est pas d’émettre un jugement de valeur, mais il peut être surprenant de rencontrer, dans des publications destinés à des lecteurs brésiliens, des articles en langue anglaise ou française dont les auteurs sont eux-mêmes brésiliens. Ainsi, les annales des rencontres annuelles de la SBPC-Sociedade Brasileira para o Progresso da Ciência, dont les lecteurs sont des chercheurs et des étudiants brésiliens, contiennent des articles écrits uniquement en portugais ; toutefois, il arrive de “ tomber ” sur un ou deux articles en anglais (c’est le cas, pour ne citer qu’un exemple, de deux articles des annales de la 43° réunion, et le fait que ce soient des articles de physique n’est certes pas un hasard). Cela revient, à notre avis, à “ fermer ” l’accès à l’information à certains lecteurs potentiels ; en effet, l’enseignement des langues étrangères au Brésil, que ce soit dans l’enseignement secondaire ou supérieur, est quasi inexistant. La langue étrangère deviendrait ainsi un “ langage d’initiés ”.

On trouve chez Durand (1997) des réflexions à propos de l’utilisation massive de l’anglais dans les publications scientifiques à vocation internationale ainsi que dans les congrès. L’auteur en conclut que le fait d’obliger des chercheurs à s’exprimer dans une langue autre que la leur appauvrit leur expression, et donc ne facilite pas la diffusion des connaissances, bien au contraire (alors que cette facilité de diffusion est l’un des arguments pour l’utilisation de l’anglais, considérée comme la langue scientifique internationale). De plus, toujours selon cet auteur, l’obligation de s’exprimer en anglais écarte des congrès et publications à vocation internationale des chercheurs de valeur mais qui ne maîtrisent pas suffisamment la langue anglaise, ou qui refusent de souscrire à cette obligation de “ monolinguisme ”. Ainsi :

Les congrès monolingues [en anglais] évincent une partie importante des participants présents et potentiels, en brimant d’une part ceux qui désirent intervenir sans en avoir les moyens, en éliminant d’autre part d’office ceux qui se soustraient à ce type de réunions, pour éviter d’y perdre leur temps.

(Durand 1997 : 247)’

Slodzian (2000c) s’est également penchée sur cette question de l’utilisation d’une langue en tant que vecteur de connaissances techniques et scientifiques. Même si sa réflexion est plus axée sur des langues dites rares (certaines langues africaines ou asiatiques), elle s’applique également à des langues ayant un grand nombre de locuteurs (cas de l’ukrainien, ou, dans une certaine mesure, du portugais) mais auxquelles on n’attribue pas la même “ valeur d’utilité ” (Slodzian 2000c : 143) que d’autres langues plus spontanément vues comme des vecteurs de connaissances, pour des raisons technologiques. Ainsi, il peut arriver qu’une langue dite dominante, généralement l’anglais, supplante la langue nationale en tant que vecteur de connaissances. On se trouve de cette façon dans ‘une “ situation de bilinguisme ou de diglossie où la ligne de frontière est précisément tracée par la technologie, autrement dit, où une langue s’impose à la fois parce qu’elle a été informatisée et qu’elle apparaît comme le vecteur incontesté des connaissances technologiques ” (Slodzian 2000c : 138)’.

Mais cette “ valeur d’utilité ” attribuée à certaines langues aux dépens d’autres langues ne fait qu’augmenter la rupture entre la langue des échanges professionnels, souvent réservée à l’élite, et celle des échanges privés. Or, pour citer la conclusion de cet auteur :

Les langues, toutes les langues, ont une fonction culturelle qui devrait assurer leur rayonnement bien au-delà du prestige que peut leur conférer la technologie. Ce qui signifie que la place du technologique (...) gagnerait à être pensée autrement : en termes d’instrument au service des langues plutôt que comme condition à la survie des langues.

(Slodzian 2000c : 146)’