4.3 LA PARTICULARITÉ DE LA LANGUE DE L’ÉCONOMIE AU BRÉSIL. ASPECTS SOCIOCULTURELS ET LINGUISTIQUES

4.3.1 Raisons historiques et socioculturelles

Notre intention n’est pas ici de dresser un panorama complet de l’histoire de l’économie brésilienne, là n’est pas notre propos. Nous n’essaierons pas non plus de fournir une quelconque explication au “ phénomène inflation ”, les économistes eux-mêmes n’étant pas d’accord sur le sujet. Mais nous aimerions néanmoins resituer le langage économique dans son contexte brésilien. Difficile, en effet, pour qui n’a jamais vécu dans le “ tourbillon ” de l’inflation, de comprendre la place que peut occuper, dans les préoccupations quotidiennes, la cotation du dollar sur le marché parallèle ou la date prévue pour la fin du gel des salaires.

Le Brésil de l’époque coloniale et du premier siècle d’indépendance a vécu au rythme de grands cycles économiques : canne à sucre, or, puis café, le centre de développement économique se déplaçant ainsi de la région Nord-est vers la région de Minas Gerais puis vers la région Sud-est (les capitales successives ont d’ailleurs suivi ces pôles de développement, passant de Salvador à Ouro Preto puis Rio de Janeiro). Le pays exportait ainsi presque exclusivement des produits primaires, et importait les produits manufacturés. Le développement industriel est devenu significatif lors des deux dernières décennies du XIX° siècle, essentiellement en raison d’une forte élévation des taxes d’importation (les produits manufacturés nécessaires à une population en augmentation ont ainsi commencé à être fabriqués sur place).

La première moitié du XX° siècle a été marquée par un processus d’industrialisation presque continu. La dépression des années 20 et les deux guerres mondiales ont eu un effet de stimulation de la production, la capacité d’importation se trouvant réduite. De 1945 à 1960, l’industrialisation s’est maintenue, mais cette fois, il ne s’agissait pas d’une réaction de défense à des événements extérieurs, mais d’une véritable option de la part des dirigeants : le Brésil ne pouvait plus compter sur l’exportation des seules matières premières, et l’industrialisation était le seul moyen de maintenir le taux de croissance. La première moitié du XX° siècle a également été marquée par une très forte immigration, venue de pays d’Europe (Italie, Allemagne, Espagne et Portugal), du Moyen-Orient (Liban et Syrie) mais aussi du Japon. Remarquons également que l’industrialisation s’est concentrée dans les régions sud et sud-est.

L’économie brésilienne a perdu de son dynamisme dans les années 60, essentiellement en raison d’une crise politique continue, crise qui a abouti à la prise de pouvoir des militaires en 1964. Le début des années 60 a ainsi été marqué par une chute des investissements nationaux et étrangers, un taux de croissance en baisse, et des taux d’inflation de plus en plus élevés. Le nouveau régime établi en 1964 s’est donc efforcé de contrôler l’inflation, de diminuer le déficit public, de moderniser le marché financier, et d’augmenter la capacité de production du pays.

De 1968 à 1974, le Brésil a ainsi connu son “ boom ” économique, plus connu sous le nom de “ miracle brésilien ”. Taux de croissance record, augmentation des exportations, diversification industrielle, etc. Mais ce “ miracle ” avait un coût, celui de la dette extérieure. Cette croissance n’aurait pu se faire sans des emprunts colossaux à l’étranger ; le pays n’a ainsi pas “ résisté ” aux chocs pétroliers et à l’augmentation des taux d’intérêt internationaux. La “ crise de la dette extérieure ”, ajoutée à une dette interne très élevée, des inégalités régionales très marquées, et une distribution très inégale des richesses, tous ces facteurs (parmi d’autres) ont provoqué la crise économique des années 80, années de transition entre le régime militaire et un gouvernement démocratique. Les années 80 ont ainsi été marquées par une inflation galopante, une succession de plans économiques, et une importante récession. Les plans économiques successifs ont échoué pour plusieurs raisons : tout d’abord, l’impossibilité de faire face au paiement de la dette extérieure (le paiement des seuls intérêts, ou service de la dette, étant impossible en raison de l’élévation des taux d’intérêt), provoquant une réduction des capacités d’investissement, et l’augmentation du déficit public ; ensuite, les observateurs s’accordèrent à voir dans ces plans successifs un manque de vision à long terme, et l’absence d’une véritable réforme fiscale. De plus, l’inégale répartition des richesses (seule une frange réduite de la population peut épargner) provoque une lutte entre les différents secteurs socio-économiques, qui ne permet pas l’implantation de politiques économiques consistantes (Baer (1996 : 210) parle de “ l’éternel conflit distributif brésilien ”). C’est également de cette époque que datent les grands projets destinés à attirer les capitaux extérieurs (couloir minier de Carajás, centrale hydroélectrique de Itaipu), qui n’ont fait qu’augmenter le déficit public. Le gouvernement lance un emprunt avec rendement au jour le jour (l’overnight), et réprime parallèlement l’inflation par une indexation des prix et salaires. Le décalage entre les salaires et les prix artificiellement contenus donne naissance à toute une série de “ monnaies parallèles ” : le cours de l’or, le dollar sur le marché parallèle (black, [marché noir]) ( voir Malheiros Poulet 1993: 91) ; ainsi, les prix sont le plus souvent donnés en dollar ou exprimés par des unités de valeur, la confiance en la monnaie nationale étant au plus bas.

L’arrivée de Fernando Collor en 1989, premier président démocratiquement élu, alors que l’inflation atteint 80% par mois, s’accompagne de mesures pour le moins violentes : confiscation des dépôts bancaires supérieurs à 1300 dollars (au taux de change de l’époque), gel des prix et salaires, processus de privatisation, extinction de certains placements financiers (en particulier l’overnight, [taux au jour le jour]), contention des dépenses publiques, libéralisation du change et ouverture de l’économie brésilienne à la concurrence étrangère. Les plans Collor I et Collor II eurent des impacts positifs à court terme, en particulier parce qu’ils réduisaient la liquidité et contenaient ainsi la hausse des prix. L’inflation diminuait donc dans un premier temps. Mais le manque d’une véritable réforme fiscale (le déficit public ne faisait qu’augmenter) et surtout la grave crise politique qui aboutit à la destitution de Collor en 1992 ne permirent pas la stabilisation du pays. Nous nous sommes attachée à décrire plus précisément cette période, qui correspond à la période sur laquelle porte notre recherche, dans le chapitre 2, en 2.5.1.

Seul le Plan Real, en 1993, proposé par Fernando Henrique Cardoso, alors ministre de l’économie (et actuel président de la république), se présentait enfin comme un plan global de stabilisation qui devait éviter certaines faiblesses des plans antérieurs. Ce plan se fondait sur l’implantation d’une nouvelle monnaie (et non pas sur une dévaluation, comme les plans précédents), le Real, qui se voulait une monnaie forte, ainsi que sur une véritable politique fiscale destinée à diminuer le déficit public. Le gouvernement a ainsi évité tout gel des prix, la confiance en la monnaie et dans le maintien du pouvoir d’achat permettant de forcer la réduction des prix. Une grande campagne de presse incitait le public à refuser d’acheter des produits ayant subi une trop forte hausse et à attendre une baisse des prix, ce qui se produisit effectivement. Ainsi, le taux d’inflation passa de 47% en juin 1994 à 1,5% en octobre de la même année. Le taux de croissance atteignit des moyennes satisfaisantes, en grande partie grâce à la reprise de la consommation (pendant la première année du Real, la consommation augmenta de 30%).

Néanmoins, la force de ce plan était aussi sa faiblesse : la plan originel exigeait un taux de change de 1 real = 1 dollar, ce qui, outre le fait d’être une parité assez artificielle, a provoqué une baisse des exportations. Ainsi, le prix élevé des produits brésiliens sur le marché international, combiné à une ouverture massive des importations, a provoqué un fort déséquilibre de la balance des paiements. De plus, la désindexation de l’économie, en particulier des salaires, désindexation destinée à éliminer l’inflation inertielle, a provoqué de nombreux mécontentements sociaux.

Même si la fin des années 90 a vu le Brésil connaître, enfin, une certaine stabilité économique, le pays reste excessivement sensible aux “ chocs ” extérieurs : les crises au Mexique, en Asie du Sud-est, et récemment en Argentine, provoquent toujours d’énormes remous dans l’économie brésilienne. De plus, même si le niveau de vie de la population s’est globalement amélioré, la concentration des revenus reste un véritable problème, et ceci, ajouté à l’absence d’une véritable politique de développement social, et des inégalités régionales toujours très marquées, fait qu’une grande partie de la population reste “ à la traîne ”.

Une personne née au Brésil dans les années 60 aura donc connu cinq dévaluations et un changement total de monnaie (1967, 1000 cruzeiros = 1 cruzeiro novo ; 1986 1000 cruzeiros novos = 1 cruzado ; 1989, 1000 cruzados = 1 cruzado novo, 1990, 1000 cruzados novos = 1 cruzeiro, 1993, 1000 cruzeiros = 1 cruzeiro real, et 1994, 2750 cruzeiros reais = 1 real), des gels et dégels des prix et salaires incessants, une inflation si galopante à une certaine époque que les prix avaient perdu toute signification, la confiscation si traumatisante de 1990 (voir chapitre 2, en 2. 5. 1.), l’arrivée du Real “ sauveur ”, etc. On peut donc comprendre que cette personne sache jongler avec les taux d’intérêt, connaisse le sens du terme “ indexation ” ou la cotation du jour du dollar sur le marché parallèle. Question de survie, de vécu quotidien.

Ce bref aperçu avait pour seul but de resituer le langage économique dans son contexte socioculturel brésilien. A l’heure où le passage à l’euro semble une “ épreuve ” difficile pour la plupart des français, le contraste n’en est que plus grand : combien de fois avons-nous vu des brésiliens analphabètes ou quasi analphabètes “ naviguer ” sans problème entre deux monnaies différentes (sans compter le dollar), tout simplement parce que ces changements faisaient partie intégrante de leur quotidien ? C’est cette situation si particulière au Brésil qui nous a conduit à nous interroger sur le degré de spécialisation du langage économique dans ce pays.