4.3.2 Commentaires sur les cas les plus marquants

4.3.2.1 Métaphores. Les tigres et dragons de l’inflation

Nous croyons pouvoir dire que la presse, en général, affectionne la métaphore. Ceci est particulièrement vrai dans le cas de la presse brésilienne, qui a tendance à être excessivement sensationnaliste. Disons, pour être moins négatif, que la presse brésilienne se livre volontiers à des “ clins d’oeil ”. Nous avons parfois l’impression d’être face à une métaphorisation à outrance. Peut-être est-ce le fait d’une société qui ne connaît pas la demi-mesure, et qui aime les images fortes. Quoi qu’il en soit, les pages “ économie ” des journaux, mais surtout des revues, n’échappent pas à ce phénomène, et on y remarque souvent des métaphores, que ce soit au niveau iconique (le fameux dragon pour représenter l’inflation) ou linguistique.

Le “ cas ” inflation fait partie des concepts le plus souvent sujets à métaphore. Cela se comprend aisément, si l’on considère que, de la seconde moitié des années 80 jusqu’en 1994, les brésiliens ont vécu quotidiennement avec ce “ fléau ” ; le transformer en dragon ou en maladie permet peut-être de mieux le supporter. Les métaphores de l’inflation suivent deux grands axes : les animaux (dragon, tigre, serpent) et la maladie. Pour ce qui est des animaux, le plus célèbre est certainement le dragon. Ce dragon (un animal dodu, vert et jaune, à la queue en forme de graphique ascendant terminé par une flèche) a fait son apparition dans les années 80, et est toujours d’actualité (il réapparaît périodiquement, menaçant toujours de revenir sur le devant de la scène). Nous pouvons citer ici l’article de Malheiros Poulet (1990 : 157-166), où l’auteur analyse les processus métaphoriques dont l’inflation fait l’objet dans la revue Veja, en particulier sa représentation iconique. Par exemple, le fait d’utiliser la queue du dragon pour représenter la courbe de l’inflation est très courant. A l’époque sur laquelle porte notre recherche, période où l’inflation était très élevée, le dragon apparaissait souvent sous la forme d’un animal souriant, voire goguenard. La métaphore n’est pas seulement iconographique. On la retrouve dans les textes de notre corpus. Ainsi : ‘“ o dragão mais manso : a inflação está caindo em São Paulo ”’ (Veja, 10/4/91) [la dragon domestiqué : l’inflation chute à São Paulo], titre illustré par un dragon courbant le cou, un sac de glaçons sur la tête. L’adjectif “ manso ”, qui signifie “ doux, tranquille ”, est le plus souvent utilisé pour qualifier un animal dépourvu d’agressivité. Nous pouvons citer encore l’exemple suivant, où le dragon a disparu et ne subsiste que l’adjectif : ‘“ quatro maus sinais estão no ar para quem esperava uma inflação mais mansa nos primeiros meses de 1991’ ” (Veja, 16/1/91) [quatre mauvais signes sont dans l’air pour ceux qui espéraient une inflation un peu apprivoisée dans les premiers mois de 1991]. On peut remarquer que cette métaphorisation n’est pas seulement le fait des revues destinées au grand public. Ainsi, la revue Conjuntura Econômica (4/91) parle du “ tigre de l’inflation ”, et suggère de le “ liquider ”.

Le deuxième axe de métaphorisation est celui de la maladie :

Veja (7/8/91) : “ dezesseis meses depois do primeiro plano Collor, e no momento tão esperado em que o governo começa a devolver os cruzados novos confiscados naquela ocasião, o que deu errado para o país continuar ao sabor de surtos inflacionários, que provocam da aflição ao terror ? ” [seize mois après le premier plan Collor, et au moment tant attendu où le gouvernement commence à rendre les cruzados novos confisqués à cette occasion, qu’est-ce qui n’a pas marché pour que le pays soit toujours à la merci de poussées d’inflation, qui provoquent soit affliction, soit terreur ?]. ’

Le mot “ surto ”, qui désigne “ une apparition soudaine, une irruption ”, est essentiellement utilisé dans le domaine de la maladie (“ surto de malária ” [poussée de malaria]). L’emploi de ce terme place l’inflation au rang des affections chroniques. Sans parler de métaphore, l’inflation est effectivement considérée comme un problème endémique au Brésil. On parle fréquemment de “ mémoire inflationniste ”. L’exemple suivant nous semble très représentatif :

Veja, 12/6/91 : “ na pesquisa divulgada na última quarta-feira, entre catorze causas de inflação, os empresários elegeram como a primeira aquela entidade fluida chamada memória inflacionária dos agentes econômicos – um fenômeno que seria comum a toda a sociedade, dos sindicatos que pressionam por reajustes ao confeiteiro que aumenta por costume o preço do pudim. A responsabilidade dos empresários ficaria diluida nesta vasta memória inflacionária ” [dans l’enquête divulguée mercredi dernier, parmi quatorze causes d’inflation, les chefs d’entreprise ont désigné comme étant la principale cette entité fluide appelée mémoire inflationniste des agents économiques – un phénomène qui serait commun à toute la société, depuis les syndicats qui font pression pour obtenir des réajustements des salaires, jusqu’au pâtissier qui augmente par habitude le prix du flan. La responsabilité des chefs d’entreprise serait diluée dans cette vaste mémoire inflationniste]. ’

On considère effectivement que la mémoire inflationniste est une des causes du retour périodique de l’inflation ; en d’autres termes, le phénomène inflationniste serait de telle façon enraciné dans les habitudes des Brésiliens qu’il s’auto-alimenterait. Statuer sur ce point n’est pas notre objectif, bien entendu, mais nous avons effectivement constaté personnellement l’existence d’une mémoire, ou plutôt d’une culture, de l’inflation, qui régissait de nombreux aspects de la vie quotidienne, et contre laquelle l’implantation d’une monnaie forte et stable (le real) a dû lutter. Ainsi, au début de 1999, après le krach boursier de São Paulo et la dévaluation du real, l’image du dragon est revenue en force dans la presse. Dans un article de Veja du 17 février 99, sur seulement quatre colonnes, on retrouve une “ concentration ” de métaphores:

‘“ O país está a ponto de voltar à velha conhecida ciranda inflacionária ” [la pays est sur le point de revenir à la vielle ronde inflationniste] (“ ciranda ” signifie ronde dans le sens du jeu d’enfant).’ ‘ “ A farra das máquinas de remarcação andou animada nesses últimos dias, mas o dragão da inflação ainda não está de volta ” [les machines à étiqueter s’en sont donné à coeur-joie ces derniers jours, mais le dragon de l’inflation n’est pas encore de retour]. On peut noter ici une métaphore plus générale liée à la fête (“ farra ” signifie “ fête ”), l’article étant paru à l’époque du carnaval.’ ‘ “ (...) o país mergulhará novamente na antiga doença ” [le pays replongera dans sa vielle maladie].’ ‘“ (a solução) depende também da sociedade, que pode lutar contra a serpente ” [la solution) dépend aussi de la société, qui peut lutter contre le serpent].’

Ce qui nous semble intéressant dans ces exemples, outre la persistance de la métaphore (sur plus d’une décennie), c’est sa présence dans un contexte relativement spécialisé. ‘La conclusion de Malheiros Poulet (1990 :164) nous semble assez bien résumer cet état de fait : “ parce qu’elle représente une nouvelle réalité, le pouvoir de re-décrire la réalité, la métaphore est la preuve que l’inflation est intégrée au quotidien. L’inflation détruit les références économiques, sociales et psychiques, mais ce monstre, qui fait partie de la vie quotidienne, est un monstre domestique, qui vit avec les Brésiliens ”.’ Le langage de la presse et des sphères spécialisées reflète donc ce phénomène. On peut aussi remarquer que la métaphore est un instrument de dénomination, notamment dans le langage scientifique, et qu’elle est également un processus didactique reconnu. Ces métaphores seraient ainsi un processus de vulgarisation des phénomènes économiques, vulgarisation qui favoriserait leur “ appropriation ” par l’ensemble de la population.